Libye : les problèmes ne font que commencer
Cependant, l’euphorie de la victoire ne doit pas masquer la réalité de la situation : la guerre civile qui dure depuis six mois a profondément marqué le pays, accentuant les clivages internes ; et la perte de contrôle de Tripoli sur son territoire, aussi bien que le pillage des ses arsenaux, ont favorisé le développement de menaces (séparatisme, terrorisme, criminalité) qui vont accroître durablement la déstabilisation du pays, mais aussi de la région
Surtout, il convient de rappeler quelques réalités qu’occultent politiques et médias des pays ayant soutenu les insurgés : le basculement du rapport de forces s’est produit d’extrême justesse pendant l’été ; ce n’est pas une victoire du peuple libyen mais celle des puissances belligérantes dirigées par l’OTAN ; et le Conseil national de transition (CNT) est une structure hétérogène et fragile, qui semble incapable de gérer, seul, l’avenir du pays.
Une évolution rapide
Alors que pendant cinq mois, la lutte contre le régime libyen avait piétiné, basculement de la situation s’est produit au cours de l’été, accélérant l’évolution des événements.
En premier lieu, l’offensive diplomatique en faveur du CNT a franchi un pas avec la reconnaissance par la Turquie des insurgés libyens (4 juillet), suivie quelques jours plus tard par celle d’une trentaine de pays à l’occasion de la réunion du Groupe de contact à Istanbul. Parallèlement, un changement de position de la Russie est également intervenu.
Mais c’est surtout le meurtre du général Abdel Fatah Younès (28 juillet), qui a été l’événement déterminant. L’ancien ministre de l’Intérieur de Kadhafi a été très vraisemblablement assassiné par les éléments les plus radicaux de la branche armée du CNT, qui lui reprochaient son manque d’efficacité. Le Conseil national de transition a été alors à deux doigts d’imploser, la tribu des Obeidi – à laquelle appartenait le général – demandant réparation. Seule une pression extrêmement forte des sponsors étrangers du CNT a permis de sauver la situation. Les Etats occidentaux et les pays du Golfe ont exigé le limogeage du « gouvernement » provisoire (8 août) et ont pris en main la direction des opérations, ce qui a accéléré l’issue du conflit.
La victoire de l’OTAN, pas celle des insurgés
Depuis le début de l’insurrection contre le colonel Kadhafi, malgré l’importante aide occidentale dont ils ont bénéficié, les insurgés libyens ont fait preuve d’une totale inefficacité militaire, alors même que l’armée libyenne n’a jamais été réputée pour ses qualités.
Leurs forces, en grande partie constituées de milices civiles mal entraînées, de volontaires inexpérimentés et d’anciens militaires libyens, n’ont montré ni sens tactique ni cohésion. Les éléments les plus combatifs ont été les membres du Groupe islamiste combattant libyen (GICL) – la branche locale d’Al-Qaïda – passés par les camps d’Afghanistan, ayant déjà combattu les forces de Kadhafi et les Américains en Irak. Mais, sans le soutien occidental, il y a longtemps que les insurgés auraient été anéantis.
Aussi, il est illusoire de croire qu’ils aient pu, seuls, parvenir à renverser le régime de Tripoli en moins de trois semaines, après l’assassinat de leur commandant en chef. Ce succès n’a pu être obtenu que grâce à une intensification des opérations de renseignement, de ciblage et de bombardement de l’OTAN et grâce à l’appui logistique, l’encadrement et aux actions directes des unités spéciales occidentales et des pays du Golfe.
Dès le début des opérations aériennes, des équipes de la CIA ont été déployées en Libye, sur ordre du président Obama, pour appuyer les insurgés et contribuer à leur effort de guerre. Puis, à la demande de Washington, le Royaume Uni a rapidement dépêché ses forces spéciales auprès des insurgés, afin d’épauler sur le terrain l’action de la CIA.
La France a également envoyé quelques officiers de liaison auprès du CNT, ainsi que des membres du service Action de la DGSE pour instruire et assister les insurgés. Afin de ne pas demeurer en reste, l’Italie, l’Egypte, le Qatar et les Emirats arabes unis ont aussi envoyé plusieurs conseillers militaires auprès de la rébellion.
Ces hommes, qui relèvent, selon les pays des forces spéciales, des services secrets ou de sociétés militaires privées, ont également formé et encadré des Libyens résidant à l’étranger, avant de les infiltrer sur le théâtre des opérations, via l’Egypte, la Tunisie ou en les débarquant sur les côtes de Tripolitaine. Depuis début août, ils les ont dirigés et accompagnés au combat. Sans cet engagement important des forces de la coalition anti-Kadhafi, jamais le CNT n’aurait pu remporter la victoire.
Il convient également de noter que les Libyens de l’ouest n’ont pas participé aux combats. Les tribus du Fezzan et de Tripolitaine n’ont rien fait pour défendre Kadhafi – comme l’illustre le départ de l’ex n°2 du régime, Abdessallam Jalloud, retiré de la politique depuis les années la fin des années 1980, et chef d’une importante tribu – mais elles ne se sont pas pour autant engagées aux côtés des insurgés, en très grande majorité originaires de l’est du pays ou de l’étranger. La rébellion, comme le CNT lui-même, sont donc peu représentatifs du peuple libyen.
Le CNT, une structure hétérogène et fragile
Le CNT n’est qu’une coalition d’éléments disparates aux intérêts divergents, dont l’unique point commun est leur opposition déterminée au régime de Tripoli. Les véritables démocrates n’y sont qu’une minorité, et doivent cohabiter avec d’anciens proches du colonel Kadhafi, des partisans d’un retour de la monarchie sénoussie et des djihadistes liés à Al-Qaïda (GICL).
De plus, le CNT n’est pas représentatif du peuple libyen – les tribus de l’ouest et du centre en sont quasiment absentes – et reste dominé par les hommes de Cyrénaïque. Par ailleurs, il est opaque puisque seuls les noms de 13 de ses 31 membres ont été rendus publics.
Plus inquiétant, l’Article 1 de sa Charte nationale transitoire – tenant lieu de projet de constitution – stipule : « La Libye est un Etat indépendant, souverain et unifié, non divisé. C’est un Etat démocratique, décentralisé, le peuple est la source du pouvoir. Sa religion est l’islam et les principes de la shariah islamique sont la source de ses lois ».
Ainsi, le CNT est peu homogène, peu représentatif, une partie de ses représentants dissimulent leur identité et son orientation islamiste est à peine voilée. Il n’offre aucune garantie pour l’avenir, malgré les efforts des démocrates, car les autres factions entendent bien orienter le conseil dans le sens de leurs objectifs.
Le CNT n’a pas les moyens de tenir le pays, déstructuré par six mois de guerre, la libre circulation des armes et l’exacerbation des haines internes. Tout laisse craindre que les règlements de comptes (personnels, tribaux, régionaux, etc.) vont se multiplier et entrainer des rétorsions, car la Libye fonctionne largement sur le principe clanique. Les divergences entre les faction du CNT vont s’accroître tant pour des raisons conjoncturelles (ils ne sont plus unis contre l’ennemi commun) que pour l’orientation et le contrôle du pouvoir. Cette situation explosive n’est pas sans rappeler le contexte somalien des années 1990.
Les deux principaux risques qui guettent le pays sont : la partition entre l’est et l’ouest ; et l’installation durable d’un foyer terroriste djihadiste, en Cyrénaïque, sous l’impulsion d’un GICL qui ressort renforcé des événements récents et dont les liens avec Al-Qaïda ne se sont jamais distendus. Ce que les islamistes n’ont pu faire en Algérie, ils pourraient le réussir en Libye. Les conséquences en seraient alors catastrophiques pour la région sahélo-saharienne.
D’ores et déjà, grâce au pillage des arsenaux libyens, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) est en train de renforcer ses moyens (notamment avec des missiles antiaériens dont il ne disposait pas jusqu’à présent) et d’accroître la menace qu’il représente pour les États de la région.