Turquie : comprendre le président Erdogan
Alain RODIER
Il est extrêmement difficile pour les Occidentaux en général et pour les Européens en particulier de comprendre l’attitude du président turc Recep Tayyip Erdoğan. En effet, ses déclarations tonitruantes, les virages à 180° de sa politique intérieure et extérieure, son goût pour l’affichage de la puissance en déroutent plus d’un. Les observateurs ne cessent de parler de « double jeu » sans vouloir comprendre que pour lui, tout est très clair : il joue « son jeu » dans « son intérêt » et dans ce qu’il pense être celui de la Turquie.
Tenter de décrypter l’individu est une gageure tant sa personnalité attire les passions exacerbées. De nombreux « observateurs spécialistes de la Turquie » sont en réalité très engagés dans une cause ou dans une autre, généralement arménienne ou kurde. Elle les pousse à voir la situation à travers le prisme de leur propre idéologie. S’ils sont totalement sincères, ils ne sont pas des analystes totalement réalistes car ils ne voient qu’une partie d’un tableau qui est beaucoup plus vaste.
Il est certain que la Turquie ne laisse personne indifférent : une histoire qui remonte dans l’inconscient de l’humanité, un pays aux paysages magnifiques et un peuple majoritairement accueillant et chaleureux. Par contre, le « Turc » reste brutal du point de vue de l’Occidental qui se croit policé car il n’a pas le même système de valeurs. Une anecdote à ce sujet. Il y a de très longues années, l’auteur a assisté dans un village reculé de l’Anatolie centrale à la pendaison d’un splendide kangal (chien de berger d’Anatolie). Pris d’un moment de folie, l’animal venait d’égorger plusieurs brebis qu’il était chargé de garder, notamment contre l’attaque des loups. Les habitants du village l’ont jeté du haut du pont qui enjambait le ruisseau traversants leur hameau avec une corde au cou. Dans leur esprit aucune cruauté ou vengeance à posteriori, mais la façon la plus rapide de supprimer ce canidé devenu dangereux car il avait pris le goût du sang. Cela illustre la nature rude de celui que l’imagerie populaire qualifie de « fort comme un Turc ». Il n’est pas animé par la sensiblerie à la Walt Disney que l’on rencontre communément sur le Vieux continent. Cela explique que face à l’adversité, le Turc fera preuve d’une très grande résilience.
Portait d’Erdoğan
Né en 1954, Erdogan est issu d’un milieu modeste des bords de la mer Noire, celui des populations lazes, lesquelles sont un peu considérées avec condescendance en Turquie comme les Belges le sont en France[1]. Il aurait effectué des études supérieures au sein de la faculté des sciences économiques et commerciales de l’université de Marmara, point qui est contesté par certains opposants. Il est parvenu à la force du poignet et avec l’aide du mouvement sociétal et religieux Gülen, à conquérir la mairie d’Istanbul en 1994. Depuis, il a mené une carrière brillantissime au sein du Parti de la justice et du développement (AKP) dont il est le fondateur. Il a été amené à occuper les fonctions de Premier ministre de 2003 à 2014, avant de devenir le premier président turc à être élu au suffrage universel direct. N’en déplaise à certains, il a toujours remporté les élections auxquelles il s’est présenté et sans avoir besoin de « bourrer » les urnes, même si certains procédés employés peuvent paraître sujets à caution. Ainsi, malgré tous ses défauts, il reste très populaire auprès des classes laborieuses dont il a considérablement amélioré les conditions de vie en misant sur un développement économique important. Il a fait de la lutte contre la corruption un de ses chevaux de bataille mais il a été rattrapé par quelques affaires dans lesquelles lui ou ses proches ont été impliqués. Toutefois, celles-ci ont été étouffées de manière autoritaire, les policiers et les juges un peu trop curieux ont été démis de leurs fonctions. Enfin, habile manœuvrier, il a su se jouer de la confrérie Gülen laquelle l’avait aider à infiltrer la police et la justice contre l’armée, puis inversement, quand il a pensé que les Gülenistes représentaient un risque pour ses ambitions.
Erdoğan est animé par trois sentiments.
– un nationalisme turc que je peux qualifier d’exacerbé car il suffit d’avoir vécu dans le pays en dehors des clubs pour touristes pour comprendre ce que cela signifie vraiment dans ce pays. Une phrase revient souvent dans l’inconscient turc : « en haut, il y a Dieu ; en dessous, il n’y a rien ; en dessous du rien, il y a le Turc ; en dessous il n’y a rien et encore en dessous, il y a les autres »…
– une profonde religiosité très influencée, pour ne pas dire plus, par les Frères musulmans. L’AKP s’est largement inspiré de leur doctrine pour prendre et conserver le pouvoir.
– une mégalomanie exacerbée qui le pousse à une ambition démesurée : il se voit comme un nouvel Atatürk, mais en version « religieuse ». De nombreux opposants le qualifient d’ailleurs de « nouveau sultan ».
La question kurde
En 2009, Erdoğan, alors Premier ministre chargea Hakan Fidan, son fidèle chef des services secrets, le Milli İstihbarat Teşkilatı (MIT), d’entamer des négociations avec le mouvement séparatiste kurde PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan) en se servant d’Abdullah Öcalan, le charismatique leader et fondateur du PKK qui purge une peine de prison à vie sur l’île l’Imrali[2]. Afin d’entrer en contact avec les responsables séparatistes kurdes, Fidan a utilisé les dirigeants du Parti démocratique des peuples (HDP, pro-kurde) en les autorisant à rendre visite au célèbre prisonnier sur son île-prison. L’objectif d’Erdoğan était de devenir le responsable politique ayant résolu la question kurde, une première dans l’histoire de la Turquie moderne ! Il a appuyé les négociations par de nombreuses mesures symboliques de libéralisation qui ont été décrétées dans le sud-est du pays, comme la généralisation de l’utilisation de la langue kurde. En contrepartie, il espérait recevoir le soutien des électeurs kurdes lors des élections législatives du 7 juin 2015.
Seulement, pour la première fois, son parti l’AKP a perdu la majorité absolue au parlement, les Kurdes préférant se tourner vers le HDP qui a obtenu 13,12% des voix. Erdoğan a considéré que c’était là un affront personnel et surtout, que cela l’empêchait de réaliser son rêve : le changement de la Constitution pour faire adopter un régime présidentiel taillé à sa mesure. Il a alors empêché la formation d’un gouvernement de coalition et a ordonné la reprise des frappes aériennes en Irak du Nord, sur les bases arrières du PKK. En réaction, ce dernier a repris les armes et a repris les hostilités dans le sud-est de la Turquie, multipliant les actions de type terroriste sur l’ensemble du territoire turc. Les nouvelles élections législatives – rendues nécessaires du fait de l’impossibilité de désigner un gouvernement – ont eu lieu le 1e novembre 2015. Elles ont permis à l’AKP de reprendre des sièges mais sans toutefois obtenir la majorité qui lui était nécessaire pour changer la Constitution dans le sens voulu par Erdoğan. Par contre, l’immunité parlementaire des députés HDP accusés de « terrorisme » a été levée ce qui a permis d’étendre la chasse aux sorcières qui bat déjà son plein contre les intellectuels et les journalistes d’opposition.
Pendant ce temps là, les affrontements ont redoublé d’intensité dans le sud-est du pays, la majorité des villes étant soumises à des couvre-feux et vicitmes d’importantes destructions. L’objectif militaire est de constituer une sorte de No man’s land le long des frontières syrienne et irakienne pour empêcher le transit d’activistes kurdes depuis ces pays. C’est surtout le nord de la Syrie qui inquiète Erdoğan car une entité kurde est en train de s’y créer sous la houlette du PYD (Parti de l’union démocratique), le cousin germain du PKK. Face au développement de ce mouvement, la crainte d’Ankara est que les séparatistes du PKK s’en servent comme base de départ pour lancer des opérations en Turquie.
Les printemps arabes
Au début des « révolutions » arabes, Erdoğan était persuadé que la Turquie allait pouvoir enfin jouer un rôle à sa mesure d’autant que les Frères musulmans se retrouvaient au pouvoir en Egypte et très présents en Tunisie et en Libye. La Turquie et le Qatar – tous deux soutiens indéfectibles des Frères musulmans – sont très présents dans ce dernier pays depuis la chute de Kadhafi (hommes d’affaires, espions, etc.).
En Syrie, tous les services de renseignement – dont le MIT turc – assuraient que Bachar el-Assad, avec lequel Erdoğan entretenait jusqu’en 2011 des relations cordiales, allait tomber. Tous pensaient qu’il suffisait d’apporter un petit coup de pouce aux mouvements rebelles qui se structuraient autour de radicaux islamiques. A l’époque, cette analyse était partagée par les Occidentaux en général et la France en particulier, qui avaient agi en ce sens lors de l’intervention militaire en Libye qui avait été approuvée par le Conseil de sécurité de l’ONU[3].
La Turquie, qui en tant que membre important de l’OTAN, assure la couverture sud-ouest de l’Europe, se croyait soutenue dans l’aide qu’elle apportait aux différents mouvements rebelles syriens. Ankara ne faisait pas vraiment de « tri » entre ces derniers, tout étant bon à prendre dans la mesure où ils s’opposaient par les armes à Bachar el-Assad. Toutefois, la situation commençait à s’éterniser et des émanations d’Al-Qaida « canal historique » apparaissaient sur le terrain où elles prenaient progressivement le pas sur l’Armée syrienne libre (ASL). Mais peu importait à Ankara qui, depuis les guerres deux guerres de Tchétchénie, avait toujours accueilli des volontaires djihadistes sur son sol, notamment caucasiens.
Erdoğan a bien été obligé de constater que ses espoirs placés dans les « révolutions » en Egypte, en Libye et en Tunisie s’évanouissaient les uns après les autres. Il a cependant persisté à maintenir son effort en Syrie, ne prenant pas en compte la scission officielle intervenue en 2014 entre le Front al-Nosra – le bras armé d’Al-Qaida « canal historique » – et le groupe Etat islamique[4]. Surtout, il a laissé faire Daech, alors dans une dynamique de victoire en Syrie[5] lorsque ce dernier s’est attaqué aux Kurdes, en particulier à Kobané. Il a interdit aux Américains, qui avaient décidé d’aider les Kurdes, d’utiliser les facilités militaires turques, en particulier la base aérienne d’Incirlik. Peu importe, les bombardiers et ravitailleurs américains décollèrent d’ailleurs, notamment de Jordanie et pays du Golfe persique, pour appuyer la résistance kurde. De cet épisode, l’opinion internationale retiendra l’image des chars turcs positionnés en spectateurs à la frontière face à Kobané. C’est à ce moment là que l’on commencera à vraiment parler de « double-jeu » turc.
Toutefois, la position d’Erdoğan allait évoluer car la pression américaine se faisait de plus en plus insistante, si bien qu’en juillet 2015, il ouvrit la base d’Incirlik à la coalition anit Daech qu’Ankara rejoindra officiellement. Sa participation militaire restera symbolique jusqu’au printemps 2016, les frappes de l’aviation turque étant réservées aux rebelles du PKK.
Fin septembre 2015, survient l’intervention militaire russe en Syrie. Erdoğan s’y oppose avec vigueur. La tension maximales est atteinte en novembre lorsqu’un bombardier Su-24 russe est abattu alors qu’il pénètre dans l’espace aérien turc pendant quelques secondes. Cette action, dans un créneau espace/temps si limité, laisse penser que deux F-16 turcs étaient placés en embuscade. Il faut dire que l’aviation russe s’affranchissait régulièrement des frontières ne pensant pas s’attirer une riposte aussi brutale. Cela conduisit à la rupture politique entre les deux pays. Dès lors, le PYD recevra une aide matérielle russe plus importante. En mai 2016, un hélicoptère AH-1W Super Cobra turc sera abattu dans l’extrême sud-est de la Turquie par un missile anti-aérien portable 9K38 Igla, vraisemblablement récupéré par le PKK auprès de son cousin syrien…
Le terrorisme salafiste-djihadiste frappe en Turquie
Les premiers attentats attribués aux salafistes-djihadistes surviennent en 2015, visant des sympathisants de la cause kurde et des opposants à l’AKP. Daech ne les revendique pas car, en réalité, ces premières actions terroristes ne visent pas directement le pouvoir turc mais plutôt ceux qui le contestent ; par contre, il revendique l’assassinat de journalistes qui lui sont opposés. Il en restera un sentiment de malaise, d’aucuns prétendant que les services turcs ont laissé faire sur instruction politique. La Turquie est géographiquement un point de passage obligé vers l’« Etat islamique » pour les hommes, la logistique et tous les trafics dont profitent les maffyas turco-kurdes présentes en force dans les régions frontalières. Abou Bakr Al-Baghdadi ne tient pas à provoquer ouvertement Erdoğan dont il connaît les réactions à l’emporte-pièce.
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La Turquie d’Atatürk avait prôné la diplomatie de « zéro problème avec les voisins ». Celle d’Erdoğan est devenue plutôt « zéro solution avec les voisins ». Toutefois, depuis la fin juin 2016, il apparaît décidé à rompre l’isolement diplomatique dans lequel il semblait se complaire.
Il a présenté ses excuses à Moscou en précisant que « la Russie est, pour la Turquie, une amie et un partenaire stratégique ». C’est effectivement une manière de tenter de tourner la page et de passer à autre chose. Mais si les deux pays ont bien des intérêts communs, leur opposition frontale sur le terrain syrien ne laisse pas présager une réconciliation rapide. Erdoğan souhaite que les deux pays coopèrent dans le domaine de la lutte contre le terrorisme mais le problème réside dans le fait qu’ils n’ont pas les mêmes activistes à combattre. La Turquie vise toujours les séparatistes du PKK et leurs proches du PYD syrien ; la Russie soutient au moins indirectement ces derniers. Elle combat aussi le front Al-Nosra, le bras armé d’Al-Qaida en Syrie, et ses affidés, alors qu’Ankara continue à leur apporter aide et assistance. Or Moscou craint beaucoup les opérations lancées par l’Emirat du Caucase, une créature d’Al-Qaida « canal historique ». Le seul ennemi commun reste désormais Daech et les échanges d’informations sur ses militants peuvent s’avérer fructueux si les deux parties jouent cartes sur table, ce qui est loin d’être évident.
La rupture avec Israël est survenue lorsque dix activistes turcs pro-palestiniens ont été tués en mai 2009 par les gardes-côtes de l’Etat hébreu alors que le navire Mavi Marmara tentait de rejoindre la bande de Gaza malgré le blocus existant. La normalisation des relations avec Israël a débuté discrètement en 2015 lorsque des délégations des deux pays se sont rencontrées. Cela a débouché la réunion du 26 juin à Rome, où le processus a été officiellement lancé. Israël s’est engagé à verser 20 millions de dollars aux familles des victimes du Navi Marmara. En échange, toutes les charges pesant sur les militaires israéliens impliqués dans l’affaire devraient être abandonnées. Si blocus est bien maintenu par l’Etat hébreu, Ankara aurait obtenu le droit de fournir une aide humanitaire à Gaza qui transiterait par le port d’Ashdod. La construction d’un hôpital de 200 lits, d’une centrale électrique et d’une unité de désalinisation de l’eau de mer devrait rapidement voir le jour.
L’intérêt d’Israël est de consolider ses alliances bilatérales[6] dans la région et retrouve en la Turquie un allié précieux. Les deux Etats ont un but commun qui n’est pas la lutte contre le terrorisme de Daech mais l’opposition aux velléités jugées hégémoniques de l’Iran au Moyen-Orient. Israël fait une fixation – peut-être justifiée – sur l’Iran, pays qui est considéré par la Turquie comme son grand concurrent dans la région. Quant à l’Arabie saoudite, l’Iran est son ennemi déclaré depuis le début des guerres civiles en Syrie et au Yémen.
La question énergétique constitue aussi un facteur du rapprochement entre Ankara et Tel Aviv : Israël cherche à exporter son gaz nature, et la construction d’un pipeline passant par la Turquie est évoquée.
La Turquie doit faire face à des problèmes immenses : trois millions de réfugiés sur son sol, une crise du tourisme qui handicape sérieusement son économie, une menace terroriste[7] provenant de plusieurs acteurs[8], situation de guerre civile dans le sud-est anatolien, etc. Les enjeux sont trop grands pour être traités par la Turquie seule. Ankara a cruellement besoin d’appuis et de soutiens, ce qui explique certainement les derniers revirements d’Erdoğan. Il a une importante carte dans sa manche : les réfugiés qui peuvent devenir des migrants.
- [1] L’auteur, qui a des ascendances belges, ne partage pas ce sentiment, cité uniquement à titre de compréhension du texte.
- [2] Où il est enfermé depuis 1999 après avoir été arrêté au Kenya avec l’aide des services de renseignement américains et israéliens
- [3] Celle-ci devait « protéger les populations civiles » mais elle a dérivé pour renverser le dictateur Kadhafi On ne soulignera jamais assez le fait que cette tromperie américano-franco-britannique, à laquelle s’ajoute les interventions occidentales discrètes en Ukraine, marque le tournant qui aboutit à la position de confrontation (pour le moment seulement politico-économique) entre l’OTAN et la Russie.
- [4] Tous deux proviennent de l’Etat islamique d’Irak (EII) fondé en 2016, puis devenu l’Etat islamique d’Irak et du Levant (EIIL).
- [5] Mais aussi en Irak. Toutefois, cela l’intéresse moins car il entretient de bonnes relations avec les Kurdes irakiens. En 2014, il a par contre dû régler le problème des otages turcs du consulat de Mossoul. Il est probable qu’en plus de la libération de 180 activistes de Daech, des concessions importantes ont été obtenues pour parvenir à un accord.
- [6] A l’image de celles conclues avec l’Egypte et plus discrètement avec l’Arabie saoudite et les pays du Golfe persique.
- [7] Dix attentats ont eu lieu en Turquie depuis janvier 2015. Ils ont causé la mort de plus de 230 personnes.
- [8] Salafistes-djihadistes, indépendantistes kurdes voire extrême-droite qui se retrouve parfois en accord avec les islamistes radicaux (Hezbollah turc et Parti Hüda-Par).