Attaque au couteau du 2 décembre 2023 à Paris
Arthur LANGLOIS
Le samedi 2 décembre 2023 aux alentours de 21h15, un individu attaque au couteau un couple de touristes sur le pont de Bir Hakeim (Paris, 15e arrondissement), blessant mortellement homme de nationalité allemande et philippine, âgé de 23 ans. Il prend ensuite la fuite en direction de l’avenue du Président Kennedy et agresse deux passants qu’il blesse à coups de marteau. Il est finalement neutralisé par des fonctionnaires de Police qui font usage d’un pistolet à impulsions électriques. Selon plusieurs témoignages, l’homme aurait crié « Allah Akbar » à deux reprises.
En sources ouvertes, de nombreux articles de presses indiquent que l’auteur présumé de cette attaque serait un nommé Armand Rajabpour-Miyandoab[1], défavorablement connu des services spécialisés et inscrit au FSPRT[2] en raison d’un projet d’attentat en 2017 et de son relationnel avec des détenus radicalisés lorsqu’il a été incarcéré[3].
Le dimanche 3 décembre 2023, le procureur en charge du Parquet national anti-terroriste, Jean-François Ricard, précise lors d’une conférence de presse que l’intéressé s’est filmé dans une vidéo publiée sur son compte X (ex-Twitter). « Dans ce film, s’exprimant en arabe, il fait allégeance à Daesh et apporte son soutien aux djihadistes agissant en Afrique, en Irak, en Syrie, au Yémen ou encore au Pakistan ». Ce compte sur le réseau social Twitter est @ghqyqti[4]. Ouvert début octobre 2023, il comportait « de nombreuses publications sur le Hamas, Gaza et plus généralement la Palestine » selon le magistrat.
Analyse du compte Twitter
L’étude des premiers identifiants utilisés lors de la création de ce compte permet de confirmer l’ancrage radical de son propriétaire.
Le « Username » est le pseudonyme utilisé sur le réseau social. En l’espèce, @ghqyqti. Ce mot serait à rapprocher du vocable arabe « ghayati » qui est dérivé du mot « ghayat », qui signifie « but » ou « objectif » en arabe. Il peut également être traduit par « extrême » ou « ultime ». Sa traduction serait donc « le but ultime » ou « le déterminé ». Le choix de ce patronyme fait ainsi référence à quelqu’un qui avait clairement établi ses objectifs dans la vie. De plus, ce nom peut également faire allusion à une personne ayant un sens profond de la détermination et de la ténacité pour atteindre ses aspirations.
Enfin, la description de son profil, également rédigé en caractères arabes, correspond à la chahada, la profession de foi : « Il n’y a pas d’autre dieu qu’Allah, Mahomet est le messager de Dieu ». Cette phrase est la base de la religion musulmane, mais est également apposée sur le drapeau noir de l’État islamique (EI ou Daech).
Le « Name » est le nom du profil de l’intéressé, également rédigé en caractères arabes, est Abou Talha Al-Khorasani. Cette kounya (nom de guerre propre aux djihadistes) signifie « Abou Talha le khorasani », c’est-à-dire « celui qui est originaire de la province du Khorasan ».
Historiquement, Abou Talha fut l’un des compagnons du Prophète. Il était surtout renommé comme un vaillant combattant et un habile archer du début de la période islamique. Abou Ṭalḥa était connu pour avoir été un des cavaliers de Mahomet qui était à ses côtés pendant le serment d’allégeance à al-Aqaba et dans les batailles de Badr, Uḥud et Khandaq. Selon un récit religieux, Abu Talha aurait réussi une fois à tuer vingt ennemis de sa propre main dans une seule bataille au cours d’une campagne militaire dirigées par Mahomet, qui a récompensé ce guerrier en lui donnant le droit de récupérer les biens de ses victimes comme butin de guerre.
La région du Khorasan est une province historique du nord-est de l’Iran, confirmant ainsi l’origine iranienne de l’intéressé. La référence à ce territoire est également très présente au sein de l’idéologie de l’État Islamique qui en a fait l’une de ses régions administratives de son Califat, avec un groupe de combat dédié. Il est intéressant de noter que le gouvernement australien a été le premier à mentionner l’existence d’une filiale de l’EI dans la région du Khorasan sur sa liste des organisations terroristes du gouvernement australien depuis le 3 novembre 2017. Cette mention a ensuite été reconduite tous les 3 ans : le 3 novembre 2020, puis début décembre 2023, veille de l’attaque d’Armand Rajabpour-Miyandoab. Ce mode opératoire du choix de dates symboliques est régulièrement utilisé par l’EI[5].
En partie à cause de sa place dans l’histoire islamique, le terme « Khorasan » est utilisé par les groupes djihadistes modernes, en particulier ceux basés en dehors des États arabes. Le magazine en ligne d’Al-Qaïda en Afghanistan s’appelle par exemple « Avant-gardes du Khorasan ». Selon le chercheur J.-M. Berger[6], au fil des ans, Al-Qaïda a souvent signé ses communiqués comme émanant du Khorasan. Par la suite, comme le détaille une note publique[7] du Combating Terrorism Center de West Point, l’EI Khorasan[8] a fait allégeance au calife Al Hashimi de Daech en août 2023.
Des combattants de l’EI Khorasan prêtent allégeance au cinquième calife de l’État islamique. Les sous-titres disent : « Le serment d’allégeance des soldats du califat au Commandeur des croyants, cheikh Abu Hafs al-Hashimi al-Qurashi » (Muharram 1445). (Photo publiée par Amaq Media le 3 août 2023).
L’EI Khorasan est un groupe extrémiste violent sunnite transnational basé principalement en Afghanistan. Il adhère à l’interprétation jihadiste salafiste extrême l’islam promue par l’État islamique qui cherche à établir un califat mondial et considère tous ceux qui ne suivent pas sa doctrine religieuse comme des apostats et des infidèles. Selon Elie Tenebaum[9], les terroristes de l’EI Khorasan sont les plus sanguinaires d’Afghanistan.
Selon le renseignement intérieur australien[10], l’organisation a vu le jour en octobre 2014, à la suite d’un serment d’allégeance formulé par six anciens hauts responsables du Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP) au chef de l’État islamique de l’époque, Abou Bakr al-Baghdadi. À la suite de cet engagement, l’EI a officiellement annoncé la création de sa « province du Khorasan » en janvier 2015 et a nommé Hafiz Saeed Khan comme premier émir de l’EI Khorasan.
Géographiquement, le Khorasan englobe des parties de l’Afghanistan, du Pakistan, du Turkménistan, du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan, de l’Iran et du Bangladesh. Le groupe a également mené des opérations au Bangladesh. De 2015 à 2019, l’EI Khorasan s’est concentré sur la conquête et le contrôle de territoires. Cependant, après la perte de la majeure partie de son domaine début 2019, il a connu une restructuration organisationnelle importante en mars 2019 et a effectué une réorientation stratégique vers la guerre urbaine et la consolidation de ses opérations en Afghanistan et dans certaines parties du nord-ouest du Pakistan. Ce changement de stratégie s’est traduit par un accroissement significatif de ses opérations, en particulier en Afghanistan (+400% entre 2020 et 2021).
Cette escalade a coïncidé avec la prise de contrôle de l’Afghanistan par les talibans, l’EI Khorasan a bénéficié à la fois par la réduction des opérations antiterroristes en Afghanistan et par l’expérience limitée des talibans en matière de contre-insurrection urbaine. Il a pris prétexte de l’accord de février 2020 entre les États-Unis et les talibans pour s’opposer aux talibans. L’EI Khorasan se présente comme un groupe djihadiste à vocation mondiale déterminé à rejeter tout compromis avec l’Occident et accuse les talibans de ne raisonner que sur une base nationaliste étroite. Alors que ces derniers tentent de se repositionner au sein du système international, l’EI Khorasan s’engage en faveur d’un djihad universel et cherche à perturber ce système, en étendant sa capacité de nuisance au-delà de ses frontières originelles[11].
Drapeau de l’EI Khorasan
Étude des mots clés
Les mots les plus présents dans les différents posts rédigés sur le compte Twitter d’Armand Rajabpour-Miyandoab sont majoritairement liés à l’islam politique, voire au terrorisme. C’est le cas de certaines notions, très utilisées dans parmi les radicalisés :
– Monothéistes, qui est le symbole de la foi et de la raison de combattre des moudjahidines.
– Tawhid, qui en est sa traduction. C’est l’expression du dogme le plus important de l’islam, le monothéisme, compris comme la croyance en un Dieu unique, souvent symbolisé par l’index levé vers le ciel sur les photographies de combattants de l’EI.
– Tawaghit, qui est l’impiété, un culte autre que Dieu. Dans la théologie traditionnelle, le terme évoque souvent des idoles attirées par le sang des sacrifices païens et il peut être rapproché du mot « erreur ».
– Dounia, désigne la vie matérielle physique telle qu’elle est vécue au quotidien. Dans le Coran, elle est un objet de jouissance trompeuse et éphémère et s’oppose à « l’au-delà », le monde d’après la mort.
– Jannah, le paradis.
D’autres expressions ou noms propres ont été relevés, directement rattachables au salafisme et à son expression la plus violente :
– Salil al sawarim[12]. Il s’agit là d’un nasheed[13] produit par l’État islamique en 2014 et utilisé dans des vidéos de propagande islamiste. Il se compose d’un hymne mélodique a cappella, dans lequel les paroles parlent d’effusion de sang et de guerre.
– Shaykh Ahmed Musa Jibril Hafid[14], nom d’un prédicateur radical islamique palestino-américain. Idéologiquement influencé par le mouvement Sahwa – qui combine l’idéologie révolutionnaire islamiste de Sayyid Qutb mélangée au wahhabisme saoudien –, il promeut l’islamisme militant salafiste. Il a été une source d’inspiration pour de nombreux combattants djihadistes pro-sunnites anglophones en Syrie, à la fois d’Al-Nosra et de l’État islamique.
– Enfin, le nom Ibn Qayyim, très présent parmi le lectorat salafiste.
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En conclusion, ce compte Twitter présentait tous les indicateurs d’un ancrage fort dans l’admiration et l’incitation au djihad, notamment dans un contexte d’actualité particulièrement chargé. Il est possible que les évènements actuels au Proche-Orient, de plus en plus présents dans les publications Twitter de l’attaquant, couplés à la date anniversaire de la création de l’émirat Khorasan dont il se réclame aient contribués à son passage à l’acte violent. Il a justifié son attaque au couteau à proximité de la Tour Eiffel comme étant une réponse à la persécution des musulmans dans le monde. Son inspiration religieuse vient bien d’un groupuscule de l’État islamique, aux velléités mondiales.
[1] Né en 1997 à Neuilly sur Seine (92).
[2] Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste.[3] Le procureur a énoncé ses liens avec des individus connus pour radicalisation. Parmi eux, le futur auteur de l’attentat de Magnanville, avec qui il était ami sur Facebook même s’ils n’ont eu « aucun échange », mais aussi le futur auteur de l’attentat de Saint-Étienne-du-Rouvray et le futur assassin de Samuel Paty.
[4] https://twitter.com/ghqyqti
[5] Cf. Arthur Langlois, « Passage à l’acte : choix d’opportunité ou portée symbolique », Note d’actualité n°577, novembre 2020(https://cf2r.org/actualite/passage-a-lacte-choix-dopportunite-ou-portee-symbolique/).
[6] Chercheur à l’International Centre for CounterTerrorism (https://www.icct.nl/people/jm-berger).
[7] https://ctc.westpoint.edu/the-enduring-duel-islamic-state-khorasans-survival-under-afghanistans-new-rulers/
[8] Il est désigné en anglais par l’acronyme IS-KP (Islamic State-Khorasan Province).
[9] Chercheur à l’IFRI (https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/letat-islamique-khorasan-terroristes-plus-sanguinaires-dafghanistan).
[10] https://www.nationalsecurity.gov.au/what-australia-is-doing/terrorist-organisations/listed-terrorist-organisations/islamic-state-khorasan-province
[11] https://www.frstrategie.org/publications/notes/etat-islamique-khorasan-une-capacite-nuisance-afghanistan-dela-2022.
[12] « Le choc des épées » (https://www.mojevideo.sk/video/21fd8/nasheed_saleel_sawarim.html).
[13] Chant religieux musulman.
[14] https://en.wikipedia.org/wiki/Ahmad_Musa_Jibril.