Valeurs, vérités et échec global des États-Unis
Michael BRENNER
Toute rhétorique politique s’articule autour de mots ou de phrases clés qui trouvent un écho auprès d’un public et qui sont évocateurs d’images et de symboles profondément ancrés. Pour les Américains, les mots les plus puissants sont « démocratie » et « liberté ». Ils sont utilisés à profusion dans toutes les communications publiques, qu’elles soient orales ou écrites. Ils sont utilisés de manière interchangeable. Car, dans notre esprit, ils représentent l’ensemble de l’expérience américaine telle qu’elle a été assimilée au cours d’une vie. La légendaire expérience américaine.
Ces deux mots, rebattus pour les plus blasés, ont connu une nouvelle naissance alors que les États-Unis adoptent l’idée d’une suite de la guerre froide entre la « démocratie » et l' »autocratie ». Objectivement, il s’agit bien sûr d’un code pour la lutte pour la primauté mondiale entre l’hégémon régnant (les États-Unis) et le formidable défi représenté par la Chine et/ou la Russie. Cette réalité est exprimée par l’ajout de l’expression « sécurité nationale ». Ensemble, ils forment un triangle de fer doctrinal qui cristallise les sentiments à l’intérieur du pays. Dans le reste du monde, l’expression « ordre international fondé sur des règles » remplace celle de « sécurité nationale ». Ce cri de ralliement tombe à plat lorsque le fer se transforme en caoutchouc à l’étranger.
L’objectif principal est de tracer une ligne de démarcation nette entre « nous » et « eux ». Le premier englobe les démocraties libérales et les alliés de la zone de l’Atlantique Nord, qui s’étend au sens figuré aux pays de l’ANZUS, au Japon et à la Corée du Sud – l’ensemble constituant l’Occident collectif. Le « ils » est composé de la Chine – surtout -, de la Russie, de l’Iran, de la Corée du Nord et de tous ceux qui manifestent des affinités avec ces pays ou qui s’opposent aux projets et aux politiques de l’Occident. Ils sont considérés comme les « chiens courants » des puissances menaçantes : le Venezuela, Cuba, le Nicaragua, la Syrie, entre autres.
Enfin, il y a cette zone grise, fluide et indistincte, occupée par les neutres et les non-engagés. Les plus stratégiques de ces « indépendants » sont la Turquie, l’Inde, le Brésil, l’Indonésie, l’Arabie saoudite, l’Afrique du Sud, l’Argentine et le Pakistan. L’objectif de l’administration Biden a été d’obtenir le plus grand soutien possible de ces États sur les questions du commerce, de l’énergie, de la finance, des embargos commerciaux et des boycotts. Avant que la crise ukrainienne n’éclate en février 2022, la cible principale des Etats-Unis était la Chine. L’accent était mis sur l’endiguement de l’influence mondiale croissante de la Chine, car un tel développement constituait une menace multiforme pour les intérêts nationaux des autres États et pour la stabilité mondiale en général.
Cette ligne stratégique a pris une dimension plus concrète avec le début de la confrontation avec la Russie au sujet de l’Ukraine. Les dirigeants de Washington ont provoqué le conflit dans l’espoir d’infliger une défaite politico-économique mortelle à la Russie de Poutine en l’éliminant comme acteur majeur dans la grande équation des forces entre « nous » et « eux ». Ils ont agi rapidement et de manière décisive pour tracer une « ligne de sang » irréversible entre la Russie et les pays européens de l’OTAN/UE. Les gouvernements déférents du continent – de Londres à Varsovie en passant par Tallin – se sont rangés avec enthousiasme derrière cette ligne de démarcation. Cette démonstration instinctive de solidarité est conforme à la dynamique psychologique de la relation dominant/subordonné qui a déterminé le lien euro-américain au cours des soixante-quinze dernières années. Elle est si profondément enracinée qu’elle est devenue une seconde nature pour les élites politiques du vieux continent.
La destruction par Washington du gazoduc Nord Stream 2 en mer Baltique a démontré que les États-Unis n’hésitaient pas à agir au mépris de la souveraineté et des intérêts de l’Europe. Cet épisode extraordinaire a confirmé l’engagement sans réserve des Européens à servir de satrape à l’Amérique dans sa campagne tous azimuts visant à empêcher la Chine et la Russie de contester son hégémonie. S’assurer l’obéissance du bloc économique européen représente indéniablement un succès stratégique majeur pour les États-Unis. Il en va de même avec la fin de l’accès de la Russie aux investissements, à la technologie et aux marchés riches de l’Occident. Mais ce sont les Européens qui paient le plus lourd tribut. En effet, ils ont hypothéqué leur avenir économique pour participer à la rupture de tout lien avec une Russie désormais implacablement antagoniste, dont les abondantes ressources énergétiques et agricoles ont été un élément primordial de leur prospérité et de leur stabilité politique.
Aux yeux de l’observateur objectif, les gains de Washington en Europe ont été plus que compensés par l’échec absolu de son objectif premier, qui était d’affaiblir gravement la Russie. L’étonnante résistance économique de cette dernière (une surprise totale pour les planificateurs occidentaux mal informés) a laissé Moscou non seulement debout, mais dans une position plus saine, grâce à une série de réformes bénéfiques (surtout dans le système financier) qui augurent bien de l’avenir. La guerre économique déclenchée par l’Occident a conduit à l’accélération du programme russe de restructuration, largement méconnu par les analystes de Washington, de Londres et de Bruxelles. Il en résulte pour la Russie une réduction de sa vulnérabilité aux pressions extérieures – à l’image de l’infructueuse campagne de sanctions menée par les États-Unis – et la mise en place d’un nouveau réseau de relations économiques mondiales. Les points forts de la Russie en matière de conception et de fabrication de matériels militaires, ainsi que ses abondantes ressources naturelles, sont un apport déterminant pour la puissance de l’ensemble sino-russe, ce qui en fait un rival d’autant plus redoutable pour le bloc américain.
Les élites et la population américaines s’accommodent facilement de la structure binaire du système international qui se dessine. Cette vision manichéenne du monde correspond parfaitement à l’image que le pays se fait de lui-même, celle d’un enfant du Destin désigné pour conduire le monde vers les lumières de la liberté et de la démocratie… Puisque les Américains considèrent que leur pays a été imprégné de toutes les vertus politiques dès sa création, tout parti qui s’oppose à eux se met en travers d’une téléologie incontestable. Il s’ensuit qu’une entité politique qui conteste la suprématie américaine n’est pas seulement une menace hostile pour la sécurité et le bien-être des États-Unis, mais qu’elle est aussi moralement viciée. Le dénigrement vertueux de nos ennemis se mue aisément en leur désignation comme le « mal » incarné.
Cette vision du monde génère des implications majeures. Les relations conflictuelles sont acceptées, la coexistence est jugée contre-nature et fragile, la diplomatie est dévaluée et la négociation comme une partie de poker menteur. Le succès se définit comme une victoire qui élimine l’ennemi. Cette attitude a été renforcée par les événements majeurs du XXe siècle : la défaite des Empires centraux lors de la Première Guerre mondiale, l’écrasement de l’Allemagne et du Japon lors de la Deuxième Guerre mondiale, l’effondrement de l’Union soviétique et l’évaporation du communisme international. Bien sûr, cette vision passe sous silence les épisodes d’imposition unilatérale de la volonté américaine : invasion du Mexique et confiscation de ses territoires (XIXe siècle), guerre hispano-américaine (1898), innombrables interventions en Amérique centrale dans les Caraïbes, etc. Les croisades morales du XXe siècle ont facilité l’effacement de ces événements de la mémoire collective et la préservation de la croyance en la vertu inhérente des États-Unis.
La permanence de cette perception permet d’expliquer que les Américains aient accepté de façon quasi unanime que la Russie et la Chine soient désignées comme ennemis par Washington, dans une configuration similaire à celle du siècle dernier. Ainsi, la Russie d’aujourd’hui est considérée comme l’avatar de l’Union soviétique, et la Chine comme un danger encore plus inquiétant que le Japon impérial. Bien que la réalité soit beaucoup plus subtile et complexe, elle est ignorée afin de faire prévaloir les stéréotypes qui correspondent commodément à l’identité américaine, à l’expérience subjective, aux conceptions philosophiques et à la mythologie nationale. En conséquence, nous agissons sur la base de caricatures grossières.
La Russie est dénoncée comme une tyrannie sous le règne impitoyable du dictateur Poutine. En vérité, Poutine est à la tête d’un collectif de dirigeants très bien perçus par la population ; ses écrits et discours abondants ne témoignent d’aucune ambition agressive et, malgré l’étroit contrôle politique de la société, les médias et les blogueurs russes expriment une plus grande diversité d’opinions sur l’Ukraine qu’aux États-Unis ou n’importe où chez nos alliés européens. Et surtout bien plus qu’en Ukraine, où des contrôles draconiens ont été imposés.
La Chine, elle aussi, est dépeinte en des termes si déformés et si simplistes qu’ils en deviennent presque caricaturaux. La vision claire qu’ont les dirigeants de Pékin de leur place prépondérante en Asie – et au-delà – ne ressemble en rien à la sphère de coprospérité que voulait mettre en place l’Empire du Japon. Cela devrait être évident pour quiconque connaît un tant soit peu l’histoire de la Chine ou réfléchit à ses activités actuelles. Pourtant, le Washington officiel – et la quasi-totalité de notre communauté de politique étrangère – s’obstine à accuser la Chine de belligérance et d’hostilité à notre égard, alors même que nous prenons nous-mêmes des mesures agressives en bafouant l’engagement pris il y a un demi-siècle en faveur du principe d’une seule Chine, en encourageant l’indépendance de Taïwan. Cette vision déformée pousse le Pentagone à réclamer un renforcement massif de nos forces navales dans la région indopacifique, dans l’espoir que les grandes batailles navales de la Seconde Guerre mondiale se répètent, tandis que les jeux de guerre informatisés sont devenus une véritable passion.
Les efforts incessants pour dépeindre la Russie, et dans une moindre mesure la Chine, comme d’irrémédiables pécheurs qui se livrent à des actes criminels pouvant être qualifiés de crimes de guerre, expriment le penchant des Américains à toujours juger sévèrement les autres. Ce moralisme compulsif est enraciné dans la dimension théologique du sentiment particulier d' »exceptionnalisme » des États-Unis. Il sert également un objectif politique car il permet d’obtenir l’adhésion des citoyens en faveur de cette vision du « nous contre eux », d’un jeu à somme nulle. La présentation de la situation actuelle en Ukraine et en Russie en est l’illustration : un observateur objectif doit s’efforcer de trouver une raison impérieuse de s’enfermer dans une position aussi rigide. Pour les esprits de Washington, imprégnés du dogme néoconservateur et inquiets de la pérennité de leur hégémonie mondiale, la question ne se pose pas car ils manquent d’objectivité et de clairvoyance.
La compulsion à stigmatiser l’ennemi va de pair avec celle d’embellir la dimension démocratique des États soutenus par Washington. L’Ukraine est constamment présentée comme défendant des valeurs politiques éclairées. Zelensky est salué comme son héraut et honoré dans les salles sacrées du Congrès et ailleurs. Pourtant, la réalité est tout autre. L’Ukraine est un État autoritaire, tristement célèbre pour sa corruption. Tous les partis autres que ceux qui soutiennent le gouvernement actuel sont interdits ; les médias sont totalement contrôlés et ne sont autorisés qu’à diffuser de la propagande ; les bureaux des groupes civiques sont fermés et, surtout, les forces néo-nazies ou ultranationalistes similaires exercent une influence disproportionnée sur les services de sécurité et le pouvoir. Certains arborent hardiment des insignes nazis sur leurs uniformes et des statues sont érigées à la mémoire de Josef Bandera, l’allié de guerre des SS qui dirigea les assassinats massifs d’opposants nazis.
Le pouvoir de l’imagerie rhétorique est tel, et le besoin de justification moralisatrice d’un stratagème politique de grande envergure est si fort, que cette réalité flagrante est collectivement sublimée.
Lorsque l’on passe de la dimension bipolaire du système mondial émergent à une appréhension plus large de la scène internationale et de la diversité de nature des États, l’approche américaine fondée sur les valeurs pour désigner les amis et les ennemis perd de sa pertinence. Elle devient même un véritable handicap.
En effet, les pays non-occidentaux n’acceptent pas la prétention des États-Unis à incarner la vertu politique – dans leur pays et à l’étranger – ni la diabolisation d’États avec lesquels ils entretiennent des relations productives et pacifiques. Ils ne fondent pas leurs décisions stratégiques sur ce que Pékin fait ou ne fait pas aux Ouïgours du Xinjiang. Washington est donc contraint de lancer ses appels à l’allégeance en termes très pratiques et conventionnels. Bien qu’il continue de parler de la lutte « historique » entre la « démocratie » et la tyrannie, cette formulation ne fait pas beaucoup d’effet à Ankara, Delhi, Brasilia, Riyad ou dans d’autres capitales. Ces pays sont tout sauf des bastions de la liberté (Arabie saoudite) ; ils sont dirigés par des personnes qui ont subi les effets pernicieux du soutien américain aux opposants anti-démocratiques (Lula a été emprisonné par la cabale autocratique de Bolsonaro favorisée par Washington) ; ils entretiennent des relations étroites avec Moscou ou Pékin sur des questions d’importance primordiale pour eux (Erdogan en Turquie) ; ou, bien que constitutionnellement démocratiques, ils préfèrent n’en appliquer les règles que d’une manière imparfaite (l’Inde de Modi).
Le cas de l’Inde est particulièrement instructif. Les stratèges américains qui préparaient leur riposte à la montée en puissance de la Chine supposaient qu’ils pourraient engager l’Inde dans une Entente cordiale englobant le Japon, la Corée du Sud, l’ANZUS et tous les autres pays de la région qu’ils pourraient convaincre ou contraindre à se joindre à eux. Cet espoir a toujours été vain, du moins pour les analystes moins obsédés par la « bête noire » qu’est la Chine. Bien que les relations entre Delhi et Pékin aient été particulièrement tendues depuis la guerre de l’Himalaya de 1962 et que les élites indiennes aient été anxieuses en raison de leur rivalité avec une Chine en plein essor, les dirigeants indiens se sont engagés à gérer ce qui est devenu une relation plus complexe selon leurs propres termes et par leurs propres moyens. L’Inde est un État-civilisation (comme la Chine) qui nourrit un profond ressentiment à l’égard du Royaume-Uni et de la manière dont le Raj britannique l’a assujetti, exploité et a utilisé ses ressources à ses propres fins stratégiques pendant 175 ans. L’Inde d’aujourd’hui, sûre d’elle, n’a pas l’intention de servir de subalterne dans une campagne américaine périlleuse visant à maintenir sa domination dans la région asiatique.
En outre, en ce qui concerne la Russie, les deux pays ont historiquement entretenu des relations étroites et mutuellement bénéfiques, tant sur le plan économique que diplomatique. Il n’est donc pas surprenant que Delhi ait rejeté la demande du président Biden de se joindre au projet d’isolement et de punition de Moscou. C’est même exactement le contraire qui s’est produit. L’Inde est aujourd’hui le deuxième acheteur de pétrole russe, dont une grande partie est raffinée et vendue sur le marché international avec un beau bénéfice. Une partie est destinée à des acheteurs d’Europe occidentale, dont le Royaume-Uni. Même les États-Unis achètent le pétrole russe lourd dont ils ont besoin. Le pays tire parti de ce boycott lucratif tout comme l’Arabie saoudite.
Ainsi, contrairement à la rhétorique des États-Unis et de leurs alliés selon laquelle la Russie a été isolée par la communauté mondiale, la vérité gênante est qu’à ce jour, aucun gouvernement en dehors de l’Occident n’a adhéré au régime de sanctions mis en place par les États-Unis. Les affirmations incessantes selon lesquelles la Russie est un paria mondial qui souffre d’ostracisme et de mépris sont manifestement erronées. Elles ne sont acceptables que dans la chambre d’écho déformée de gouvernements et des médias occidentaux.
Les priorités géostratégiques et économiques distinctes de ces puissances « indépendantes » ont obligé les États-Unis à réorienter leur approche et concevoir à leur égard une rhétorique différente de celle employée pour l’Occident, dans leur description de la Russie et de la Chine. Ils doivent donc penser et communiquer de deux manières différentes, ce qui est un défi de taille. Ce n’est pas que l’Amérique soit étrangère au jeu traditionnel de la Realpolitik et de l’intérêt national pur et dur ; après tout, c’est ce qu’elle a fait dans le monde entier pendant les quarante années de Guerre froide. Mais elle n’est pas convaincante lorsqu’elle avance grossièrement des arguments et exerce des pressions sur des États « indépendants » pour qu’ils s’associent à une cause présentant pour eux des risques et leur imposant des coûts tangibles. D’ailleurs, la plupart d’entre eux considèrent que la cause américaine repose sur des bases spécieuses, tant sur le plan éthique que sur le plan pratique.
L’inventaire américain des instruments d’encouragement et de coercition reste impressionnant. Cependant, la vulnérabilité des autres parties est réduite par deux facteurs qui se renforcent mutuellement. Le premier est la valeur de leurs propres actifs, qu’il s’agisse du pétrole, des marchés et de l’interdépendance commerciale dans une économie mondiale hautement intégrée, ou de l’influence régionale critique dans des zones sensibles (cf. le Moyen-Orient). Le second concerne le déplacement du centre de l’activité économique mondiale vers l’Asie et l’Eurasie. La Chine est, de loin, le principal centre manufacturier du monde. Son importance dépasse celle des États-Unis et de l’UE. Le rôle critique de la Russie en tant qu’exportateur majeur de ressources énergétiques et de produits agricoles, mise en évidence par l’affaire de l’Ukraine, signifie que l’alignement sur les exigences des États-Unis entraîne, pour les États qui y consentent, un prix intolérablement élevé. Pour les autres, Washington peut appliquer librement des sanctions à l’encontre de ceux qui ne respectent pas sa volonté, et c’est ce qu’il fait. Il garde la mainmise sur les transactions financières via SWIFT – qui fait office de chambre de compensation monétaire internationale -, grâce au rôle du dollar comme monnaie de transaction mondiale – qui oblige les paiements et les réserves des autres acteurs internationaux à passer par les banques américaines – et son contrôle de facto sur les prêts du FMI.
Ces leviers d’influence sont utilisés de plus en plus fréquemment et de manière de plus en plus spectaculaire. Le cas le plus frappant est la saisie arbitraire par Washington de réserves russes de l’ordre de 300 milliards de dollars. On laisse maintenant entendre que les États-Unis pourraient s’approprier ce trésor et le consacrer à la « reconstruction » de l’Ukraine. Il existe des précédents : la saisie des actifs financiers de l’Iran, de l’Afghanistan et du Venezuela (dans ce dernier cas, en collaboration avec la Banque d’Angleterre). Mais l’action unilatérale contre la Russie est d’une telle ampleur qu’elle suscite des inquiétudes quant aux conséquences, pour les Américains, d’abuser de leur rôle monétaire et de prendre en otage les avoirs de toute État qui défie Washington. Un tel risque a incité l’Arabie saoudite ainsi que d’autres pays à prendre des mesures draconiennes pour réduire leurs très importants avoirs dans les institutions financières américaines. La tendance à la dédollarisation qui en découle menace un des piliers sur lesquels repose la domination des États-Unis sur le monde. Elle est encouragée par les plans déjà mis en œuvre par la Chine pour créer un ensemble d’institutions monétaires mondiales alternatives.
Ces développements récents dans le domaine monétaire révèlent une faille majeure dans le projet américain de faire du « respect des règles » l’une des « valeurs » clés leur permettant d’imposer leur vision du monde et de désigner les « bons » et les « mauvais » États. En effet, le vol des actifs monétaires d’un autre État est une violation de toutes les règles, lois, normes et pratiques courantes dans les relations internationales. La crédibilité déjà mince de la formule proposée par Washington ne peut survivre à un unilatéralisme aussi flagrant et intéressé. Après l’invasion illégale de l’Irak, qui a provoqué un carnage et s’est accompagnée d’une torture généralisée mandatée par la Maison Blanche, on peut se demander si les États-Unis ne feraient pas mieux de se contenter de revendiquer la raison d’État sans invoquer ces fioritures moralisatrices.
Une politique étrangère guidée par des dogmes, qui prend des vieilles lubies pour des idées et dont les ambitions grandioses défient la réalité, est vouée à l’échec. Deux questions restent donc en suspens. Quelle est l’ampleur des dommages – directs ou collatéraux – qu’elle entraînera lorsqu’elle connaîtra l’échec ? La poursuite fanatique de l’inaccessible se soldera-t-elle par un cataclysme ?