Une mission universelle pour la France ?
Michel Pinton
Le peuple français, s’il veut survivre, a besoin d’une politique étrangère de portée mondiale. Ce n’est pas moi qui ose une idée aussi bizarre : je reprends les paroles du meilleur connaisseur de la France à notre époque, Charles De Gaulle. Sur quel argument appuie-t-il son affirmation ? Observant que notre nation est « par nature, perpétuellement portée aux divisions et aux chimères », il rejoint l’historien Braudel pour qui « l’identité de la France » est faite de « divisions physiques, culturelles, religieuses, politiques, économiques, sociales qui s’ajoutent les unes aux autres ». L’unité française n’est pas naturelle ; elle doit toujours être construite ou reconstruite par un effort de volonté raisonnée dont la responsabilité incombe à l’Etat. Mais effort vers quel but ? De Gaulle conclut d’une expérience bimillénaire que le seul moyen de rassembler le peuple français, c’est « une grande mission internationale, faute de laquelle il se désintéresserait de lui-même et irait à la dislocation ».
Cette exigence capitale pour la survie de la France, revient me hanter au moment où des élections législatives soudaines nous montrent un peuple profondément divisé, incertain de son avenir et menacé de dislocation interne. Les zones rurales, appauvries et humiliées, s’opposent par leur vote, aux métropoles, lesquelles sont partagées entre centres prospères et banlieues d’immigrés en état de sécession larvée. Encore cette description générale occulte-t-elle une réalité plus confuse : la France est éclatée en petits morceaux disparates en fonction de conditions physiques, religieuses, économiques et sociales qui varient à l’infini. Au point de divisions auquel notre nation est tombée, l’unité est devenue un rêve auquel le chef de l’Etat lui-même a renoncé : il limite son ambition à un vague consensus du « centre républicain » contre les « extrêmes » de toute sorte, même si ces derniers pèsent électoralement plus lourd que le premier.
La dislocation française qui se fait sous nos yeux a-t-elle pour cause l’absence d’une mission internationale propre à notre pays ? Notre classe dirigeante, Président de la République en tête, le réfute avec indignation. Elle affirme nous proposer une politique étrangère, à la fois raisonnable et ambitieuse, qu’elle poursuit avec une ardeur inébranlable. Cette mission naît d’un constat : la France est désormais trop petite pour agir seule dans le monde. Mais elle a la chance d’appartenir à deux ensembles qui sont à l’avant-garde de l’humanité contemporaine : l’Europe et l’Occident. Elle doit « s’intégrer » dans les institutions qui donnent forme à ces deux ensembles et qui s’appellent l’Union européenne et l’OTAN. Notre souveraineté se manifeste par des propositions d’action collective que notre gouvernement fait à ses partenaires dans ces deux organisations. Qu’elles soient acceptées ou refusées, la France se plie librement à l’exécution des choix décidés en commun.
Nous voici devant un dilemme : ou bien De Gaulle s’est trompé sur la France et le remède à nos divisions est à chercher ailleurs ; ou bien la mission internationale que notre classe dirigeante nous assigne, est un faux-semblant dont le peuple français devine l’imposture. C’est pourquoi elle ne le rassemble pas.
Examinons pour commencer ce qu’est réellement l’OTAN, que nos dirigeants nous présentent comme la protectrice indispensable des nations démocratiques d’Europe et d’Amérique de Nord contre les assauts d’États ennemis de la liberté. L’OTAN se flatte d’être « l’alliance la plus puissante et la plus durable de l’histoire universelle ». Elle vient de célébrer son soixante-quinzième anniversaire dans une grande cérémonie à Washington. Ses 32 États membres, dont les dépenses militaires additionnées constituent plus de la moitié du total mondial, étaient représentés par leurs responsables suprêmes. Ils ont tous signé le communiqué final qui proclame leur volonté d’accroître encore leurs armements et les effectifs de leurs armées. Ils ont tous réaffirmé leur « soutien inébranlable » au gouvernement « démocratique » de l’Ukraine, victime d’une attaque injustifiée menée par la Russie « autocratique ». Ils ont tous dénoncé l’aide qu’apportent à l’agresseur, deux États, eux aussi dictatoriaux : la Chine et la Corée du nord. C’est une manière de signifier au reste du monde que l’alliance ne baisse pas sa garde et qu’elle est prête à relever tous les défis à venir.
Cet optimisme de façade dissimule quelques réalités moins brillantes. La sénilité de Biden est de plus en plus difficile à cacher. Les Polonais et les Baltes s’impatientent de sa prudence excessive en Ukraine. Erdogan et Orban, trublions permanents, jouent leurs propres partitions. Mais toutes les chancelleries savent que, dans les décisions de l’OTAN, la volonté américaine finit toujours par l’emporter. Dans son discours conclusif, le Président des Etats-Unis l’a rappelé fermement à ses invités en décrivant son pays comme le « leader » nécessaire du « monde libre », les autres devant se contenter de suivre « la seule nation indispensable » à l’ordre universel.
Autrement dit, l’OTAN assigne à la politique internationale de la France une place subalterne, dans le sillage de l’Amérique. Nous voici loin de la mission propre recommandée par Charles De Gaulle.
Si encore la politique mondiale des États-Unis répondait à des objectifs de paix et de progrès pour l’humanité entière, le peuple français pourrait y reconnaître sa propre vocation et la soutenir librement. Mais il n’en est rien. L’Amérique a une autre préoccupation : elle sent avec inquiétude que la prééminence universelle lui échappe. Elle accepte mal que la Chine, le Brésil, l’Inde, la Russie et d’autres contestent son « leadership ». Alors elle se crispe sur le maintien de l’ordre mondial établi il y a un quart de siècle, quand sa suprématie politique, sociale, militaire et morale était indiscutée. La politique mondiale que Biden incarne, est toute entière inspirée par la volonté d’immobiliser l’histoire à cet âge d’or.
Rien ne l’illustre mieux que l’affreuse guerre en Ukraine. Je m’honore d’être de ceux qui ont discerné, dès le début, que la sollicitude empressée du gouvernement de Washington pour « la démocratie ukrainienne brutalement agressée », cachait mal la volonté américaine de maintenir la Russie dans l’état de faiblesse où elle était reléguée depuis un quart de siècle. C’est la même croyance dépassée de toute-puissance militaire, financière et technique qui a fait croire à Biden et ses conseillers que l’Ukraine gagnerait aisément la guerre, dès lors qu’elle recevrait le soutien de l’OTAN. La liste des « mesures décisives » prises par les États-Unis et ses alliés pour vaincre la Russie, est longue : expulsion du système SWIFT, « arme atomique financière » qui devait ruiner l’agresseur ; arrêt des achats de gaz, « source vitale de revenus » pour le Kremlin ; embargo « paralysant » sur les exportations occidentales de produits utilisés pour fabriquer des armes modernes ; transmission « en temps réel » à l’état-major ukrainien d’informations « exclusives » sur les mouvements des troupes russes ; don à l’armée kiévienne de canons, puis de chars, puis de missiles, puis d’avions dont la supériorité devait à chaque fois assurer la victoire. Aucune de ces prédictions ne s’est réalisée. L’ennemi a trouvé des parades à toutes les mesures que l’OTAN pensait insurmontables. La raison en est simple : les États-Unis n’ont plus, sur le reste du monde, l’avance technique ni le monopole financier qui était les leurs il y a encore vingt ans. Des États d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud, s’en sont affranchis.
Il est triste, le crépuscule de la domination américaine sur le monde. Depuis près de quatre ans, il s’incarne dans le vieillard entêté qui siège à la Maison-Blanche. Il agit dans l’illusion de ressusciter une époque disparue. Inévitablement, il va d’échec en échec. Il s’est fait le champion universel des valeurs démocratiques mais n’a pas su éviter qu’elles soient rejetées dans le monde, minées en Occident et jusque dans son propre pays par le « populisme ». Il laisse à son successeur l’héritage de deux guerres qui traînent en longueur parce qu’il ne sait pas comment les terminer. Il assiste, impuissant, à la détérioration des relations de son pays avec les puissances montantes d’autres continents. Et, plus redoutable encore pour l’avenir de sa nation, il a étourdiment provoqué l’alliance du géant chinois et du géant russe contre les États-Unis.
C’est à cette suprématie moribonde que notre classe dirigeante accroche la politique étrangère de notre pays. Le peuple français sent bien qu’une telle mission internationale est indigne de sa vocation. Alors il s’en désintéresse et ses divisions ne rencontrent plus de force unificatrice qui les contrarie.
Il est vrai que nous ne sommes pas seuls à suivre le « leadership » américain. Presque tous les États-membres de l’Union européenne s’y sont aujourd’hui ralliés, y compris ceux qui, tels la Suède et la Finlande, avaient longtemps gardé leur distance avec l’OTAN. La guerre d’Ukraine en est la cause. Jusqu’à ce qu’elle éclate, les dirigeants de l’Union communiaient dans la conviction d’être les acteurs d’une « fin de l’histoire » en Europe, le système « d’union toujours plus étroite » organisé par Bruxelles garantissant définitivement «la paix et le bien-être de ses peuples ». Désemparés par un évènement qui démentait brutalement leur certitude, nos gouvernements ont cru l’avertissement que Biden ne cessait de leur marteler : « Si quelqu’un en Europe pense que Poutine s’arrêtera à la conquête de l’Ukraine, je peux vous certifier qu’il ne le fera pas ». Contre cette « menace existentielle » soudain révélée, la protection de la grande puissance d’outre-Atlantique a paru indispensable aux dirigeants alarmés de l’Union. Quelques responsables plus réfléchis ont fait observer que Poutine n’avait ni les moyens, ni le motif d’envahir l’Europe ; en semant la peur, Biden voulait en réalité renforcer la tutelle américaine sur notre continent dans l’espoir de maintenir sa suprématie universelle. Leurs voix n’ont pas été écoutées. L’Union européenne, presque unanime, a offert au Président des Etats-Unis un de ses rares succès de politique étrangère.
Mais la tutelle de Washington sur l’Union européenne, entraîne cette dernière dans un engrenage redoutable. Elle la détourne de sa mission constitutive, « la paix et le bien-être de ses peuples », pour la transformer en appareil de guerre et d’appauvrissement collectif. Elle la contraint à épouser les autres querelles américaines, au Proche Orient et en mer de Chine notamment, contre son intérêt évident. Elle arrache les peuples qui la composent, Allemagne et France en premier lieu, à leur indispensable complémentarité culturelle, économique et politique avec la Russie. Les tragiques enseignements de l’histoire européenne sont oubliés.
Depuis qu’a commencé cette funeste guerre, l’Union présente un visage plus lugubre encore que celui de l’Amérique. Agissant contre ses principes et ses intérêts, elle s’enfonce dans l’impuissance. Son action en Ukraine l’illustre cruellement. Les décisions communes des « vingt-sept » s’obstinent à associer des buts inaccessibles (l’intégrité territoriale de l’Ukraine, y compris la Crimée) et un soutien dérisoire à l’armée de Kiev (des chars et des avions déclassés). Empêtrée dans ses contradictions, elle ne pèse pas sur le cours des évènements.
Est-ce avec cette Union européenne dont la politique étrangère est tombée dans l’insignifiance, que notre classe dirigeante compte offrir au peuple français, une mission d’envergure mondiale ?
Pourtant, il ne tient qu’à nous de renouer avec ce que De Gaulle appelait « la grandeur de la France ». Arrachons-nous aux facilités de la tutelle américaine dont l’OTAN est l’outil. Cessons de nous illusionner sur la chimère d’une « souveraineté européenne » dont aucun de nos vingt-six partenaires n’est capable. Il n’y a là que tentatives stériles pour retenir l’histoire à ce qu’elle était au seuil de notre millénaire. Le présent du monde, ce n’est pas de maintenir l’ordre qu’avait établi la suprématie de l’Occident mais d’organiser de façon pacifique une humanité « multipolaire ». Les États-Unis ne le feront pas parce qu’ils ont beaucoup de mal à comprendre ce concept. Leur courte expérience historique se limite à des périodes « d’isolationnisme » farouche suivies de poussées vers l’autre extrême, un « interventionnisme » quasi universel. Nous, Français, avons appris de notre longue histoire de relations incessantes avec des États nombreux, tantôt plus puissants que nous, tantôt moins forts, que la sagesse de la politique internationale se trouve dans le « concert des nations » ou, à défaut, « l’équilibre des grandes puissances ». Ce que Saint Louis, Richelieu et De Gaulle ont réussi pour la paix de l’Europe, n’est-il pas temps de le transposer maintenant pour la paix du monde ? Voilà, sans aucun doute, la grande mission internationale à laquelle notre vocation nous appelle. C’est elle, et elle seule, qui peut à nouveau rassembler les Français.