Un « pivot » en matière de R&D pour le renseignement : changer de modèle (part 2)
Général Michel MASSON
Général de Corps Aérien (2e section), ancien directeur du renseignement militaire (2005-2008).
Un constat
Nous avons été à nouveau surpris par les développements des crises en Ukraine et au Moyen-Orient. Pour ne parler que de celles-là.
Pourquoi ? Parce que nous raisonnons et nous agissons toujours au sein de nos administrations comme dans des Etats en paix, ou tout au moins sans menace barbare directe et apparente à nos frontières.
Or nous sommes en guerre. Les événements qui se succèdent, ceux que nous discernons le prouvent. Certes. Mais conjointement, nous éprouvons aussi des difficultés à discerner puis nous approprier les informations cachées ou peu accessibles.
L’ensemble doit donc nous inciter à considérer notre monde sans irénisme, sans nous cacher les risques, menaces, potentialités d’affrontements multiformes qu’il recèle, que ce soit en termes de puissance ou d’influence, le « ou » n’étant pas ici exclusif. Nous inciter aussi à aller de l’avant dans le perfectionnement des outils de recherche et de gestion de l’information et d’aide à la décision.
Il nous faut réviser nos façons de nous informer, de traiter et gérer les données, de penser et d’agir ; ne pas nous laisser emprisonner dans nos préoccupations de court terme et d’appareils.
Il nous faut également faire évoluer nos modes d’organisation dans des sociétés où la production et la circulation de l’information modifient rapidement et en profondeur les relations sociales comme la prise de décision individuelle et collective. Si le privé l’a bien compris, le public reste en France à la traîne.
Il faut enfin réfléchir à notre avenir. Plus encore, le préparer mieux à l’aune des constats supra, de façon moins dispersée que nous ne le faisons aujourd’hui.
Ces deux derniers défis concernent plus particulièrement le renseignement national.
Un peu d’histoire
« Le 9 août 1914, le ministre de la Guerre signe un arrêté chargeant le lieutenant-colonel Gustave Ferrié de « centraliser en qualité de directeur technique, toutes les questions relatives à la radiotélégraphie », et notamment celles qui concernent l’exploitation du réseau[2] ». Grâce aux travaux de cet officier issu de Polytechnique qui a privilégié d’emblée pour faire carrière l’arme technique – choix traditionnellement singulier pour un officier dans notre pays – et s’est intéressé de très près aux travaux menés par les chercheurs qui emboîtent le pas de Heinrich Hertz (Marconi, Branly, Ducretet, etc.), le champ de bataille des ondes est investi par les militaires français. Et par la même par le renseignement : grâce à ces développements, on sait alors non seulement transmettre à grande distance des messages radio, mais aussi … intercepter ceux de l’adversaire.
Ce qui fait également partie des ordres donnés à cet officier, dans le cadre de « l’exploitation du réseau », c’est en fait la construction de ce qui va devenir l’un des piliers du renseignement technique, plus précisément de ce qui ne s’appelle pas encore le Renseignement d’Origine ElectroMagnétique (ROEM[3], et de son évolution (de facto incluse dans « toutes les questions »).
Le schéma est donc simple, en apparence tout au moins : une observation et une recherche scientifiques ; des améliorations et des innovations technologiques; une application au renseignement grâce à une appropriation de technologie(s) émergente(s) et une ouverture – alors essentiellement dans un but militaire – sur une « R&D » dans l’électromagnétique, qui elle non plus ne dit pas encore son nom.
L’Histoire est passée là-dessus. Plus près de nous, à l’aube de ce millénaire, le déclassement de la vieille Europe, la relativisation de la puissance américaine que nous avons abordés dans notre précédente tribune[4], parallèlement à l’affirmation de nouvelles puissances (à l’horizon 2040, les Nations qui émergent devraient représenter près de 60% du PIB mondial), nous laissent entrevoir une large redistribution planétaire des connaissances et des savoir-faire scientifiques et techniques.
Les puissances émergentes sont ainsi appelées à rattraper les pays occidentaux dans les domaines où la supériorité de ces derniers était jusqu’à il y a peu incontestée ; certaines pourraient même les dépasser. Le Livre Blanc de 2013 précise[5] : d’ici à 2030, l’Asie devrait devenir le principal foyer de création de richesses et d’innovation scientifique comme technique[6].
Or l’affirmation de notre souveraineté dont se repait ce même Livre Blanc, de notre liberté d’appréciation, de notre volonté de continuer à peser (au moins figurer, restons modestes aujourd’hui) dans l’équilibre des puissances, nous ont conduit à une salutaire bien que tardive prise de conscience de l’importance du renseignement.
Dont acte dès le Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité nationale (LBDSN) de 2008, puis celui de 2013, avec la création d’abord (2008), la confirmation et la promotion ensuite (2013) d’une nouvelle fonction stratégique et les décisions institutionnelles prises en application.
A l’aune du constat déjà fait pour la communauté américaine du renseignement[7], la France va-t-elle pour sa part conjuguer effectivement et efficacement les deux préalables de coordination et mutualisation mis en avant par les Livres Blancs ? Comment sont mises en application les dispositions de ces deux documents de référence pour ce qui concerne la préparation de l’avenir et l’innovation en matière technique au profit de nos services ?
Quel paysage scientifique et technique en France ?
Quelques constats.
. « Pour la première fois depuis 2009, la R&D a détruit plus d’emplois qu’elle n’en a créés » en France, titrait un grand quotidien en ligne en janvier dernier[8]. Comparées à 2009, les annonces de créations de postes en matière de R&D dans notre pays auraient été divisées par sept et les suppressions par quatre. Ce recul marque le tempo de la crise dans l’industrie, en particulier de pointe.
. Pourtant, le besoin de recherche, de préparation de l’avenir et d’innovation dans le renseignement se conjugue à la dualité des technologies, laquelle est porteuse en même temps de nouvelles menaces comme de nouvelles opportunités. La lutte entre le glaive et la cuirasse impose de rester au faîte de l’excellence technologique et scientifique. Il faut pour cela pouvoir exploiter au maximum les synergies avec l’environnement scientifique et technique national (pour faire moderne nous emploierons pour la suite l’expression d’«écosystème »), comme au temps de Gustave Ferrié. Il est indispensable de revivifier ou au besoin de créer les indispensables passerelles entre cet écosystème et la communauté du renseignement.
. La sécurité s’est globalisée. Cette prise de conscience a engendré le constat d’un nécessaire renforcement des synergies entre services, coordonnées à l’échelon le plus élevé de l’Etat. Ce qui concerne aussi technologies et équipements destinés au renseignement qui constituent des outils essentiels à la consolidation d’une sécurité globale qui doit faire fi des barrières héritées du passé entre les services.
. Il faut valoriser une ressource humaine rare (car ce qui et rare est cher !), ou tout au moins remédier à la difficulté d’accès à celle-ci. Les systèmes techniques mis à la disposition des services doivent être conçus dans la perspective d’aider, soutenir ou – parfois même – remplacer ladite ressource. Les défis qui se posent aujourd’hui, et demain plus encore, dans la recherche, la production, la diffusion et la capitalisation du renseignement imposent de rationaliser l’organisation, les modes de fonctionnement et les synergies entre les institutions chargées de concevoir et réaliser ces systèmes techniques.
. Les échanges et la coopération internationaux dans le renseignement s’intensifient. La variété et la transversalisation des menaces ont conduit les services à initier puis multiplier d’eux-mêmes ces rapprochements au fil du temps, pour compenser leurs lacunes, consolider leur connaissance. Ils reposent primordialement sur la crédibilité : c’est la meilleure garantie pour favoriser la propension des partenaires à s’y engager. Or la fiabilité des renseignements échangés repose au moins en partie sur celle des capacités techniques. Ces dernières sont donc à la fois non seulement un facteur important de crédibilité, mais aussi d’influence.
. La temporalité du renseignement a plusieurs horizons. On l’a déjà évoqué dans une tribune précédente. De même, certains équipements ont un cycle de développement long (comme les satellites), alors que d’autres doivent évoluer très rapidement pour s’adapter aux cibles (tout ce qui touche aux TIC notamment). L’organisation chargée de l’acquisition des systèmes et de la réflexion technique innovatrice au profit des services doit donc travailler simultanément à l’amélioration progressive des équipements existants (innovation incrémentale) et à la préparation d’outils et modes de fonctionnement futurs qui peuvent être totalement inédits (innovation en rupture). C’est-à-dire concilier deux logiques très différentes.
Comment tout cela s’organise-t-il en France ?
Panorama du système étatique encadrant la fonction technique et son évolution au sein du renseignement en France.
Rappelons que dans le panorama institutionnel national, la règle admise est le « chacun chez soi », avec une coordination interministérielle assurée le moins mal possible par les services du Premier ministre. Dans les domaines dits « réservés », l’arbitrage final de l’Elysée est de mise[9].
Il en va ainsi également pour le renseignement.
. La maîtrise d’ouvrage et les services techniques. S’agissant précisément des systèmes techniques développés au profit des services, tous les ministères qui contribuent à la fonction renseignement exercent leur propre maîtrise d’ouvrage. La coordination reste perfectible, ainsi que nous le verrons.
– Seuls deux acteurs de la communauté nationale du renseignement disposent de leur propre service technique : la DGSE, avec des moyens qui lui permettent d’assumer une grande autonomie; la DGSI, mais à ce stade de façon plus modeste[10] (à noter que lors de l’annonce en Conseil des ministres de la création de cette direction générale, un ingénieur général de l’armement y a été nommé directeur technique, en même temps que son directeur général. Ce qui peut être retenu comme un signe positif pour notre propos).
– Les autres services dépendent d’organismes ou organisations techniques qui leur sont extérieurs. En particulier, la Direction du renseignement militaire (DRM) dépend, via l’Etat-major des Armées (EMA), de la Direction générale de l’armement (DGA). Cette dernière assure la maîtrise d’ouvrage de l’investissement de défense ; depuis le milieu de la décennie 90, la DGA et l’EMA conçoivent notre système de défense selon une logique interarmées dite des « systèmes de forces », essentiellement capacitaire. Mais malgré l’institutionnalisation de la nouvelle fonction stratégique « anticipation et connaissance », le couple EMA-DGA n’a pas pour autant promu le renseignement comme un système de force en lui-même.
. La prospective et la réflexion stratégique. Une politique d’investissement doit s’inscrire dans une vision à long terme. C’est la mission de la prospective qui doit à la fois déceler les tendances structurantes et les facteurs de changements à venir lorsqu’ils sont encore à la limite du perceptible.
L’Etat dispose d’une variété d’organismes chargés d’une mission de prospective nichés dans plusieurs ministères; il serait trop long de les recenser ici. Mais le fait que ce dispositif soit fourni ne signifie pas pour autant que le renseignement soit bien servi dans ce domaine : il demeure un parent pauvre de la réflexion stratégique, même si des progrès ont été réalisés dans un passé récent. Cette situation est le fruit du désintérêt marqué par nos élites civiles et militaires depuis des lustres en la matière. On n’a pas la franche sensation que la création de l’« Académie du renseignement » ait réellement pris ce problème à sa juste mesure.
. L’environnement national de l’innovation. Le panorama[11] en annexe montre que le paysage de l’innovation en France est riche, mais particulièrement éclaté. De fait, aucun responsable dans la sphère nationale du renseignement n’est mis en position d’avoir réellement de vue globale sur ce foisonnement.
En marge, on ne saurait passer sous silence l’importance cruciale au sein même de la communauté du renseignement des utilisateurs « pionniers » ou « visionnaires ». Ils peuvent jouer un rôle majeur en amont, par l’invention de nouveaux concepts, de produits et systèmes développés de façon artisanale, parfois même bricolés. Les usagers des systèmes destinés à la fonction renseignement doivent donc être mis en situation de pouvoir s’impliquer fortement dans l’innovation les concernant.
. L’industrie. La base industrielle et technologique de la fonction renseignement est constituée d’entreprises de tailles variées.
– Les équipementiers sont souvent des entreprises de taille intermédiaire. Le tissu des PME joue un rôle très important en matière d’offre et d’innovation technologiques. La DGA leur offre des services spécifiques complétant la palette déjà très complète des dispositifs de soutien nationaux ; mais ils ne sont pas particularisés au bénéfice du secteur du renseignement.
– Les intégrateurs, pour ce qui les concerne, sont présents essentiellement sur le volet « recherche» (de l’information) du cycle, car c’est dans ce domaine que les contrats peuvent provoquer un effet d’aubaine. Avec parfois en sus une possibilité d’export à la clef (certains pays étrangers ont pu être par exemple par le passé intéressés par le concept français du bâtiment spécialisé « Dupuy-de-Lôme »). Par contre, sur les autres phases du cycle du renseignement, d’une part les montants en jeu sont moins élevés, d’autre part les besoins à satisfaire sont plus spécifiques, ce qui obère les possibilités d’exportation : il n’existe pas alors « d’effet de marché »!
Plus généralement, le panorama du secteur industriel de la sécurité en France présente une grande « atomisation » des acteurs et de l’offre[12], préjudiciable à une bonne vision de l’ensemble par la communauté du renseignement pour pouvoir choisir avec discernement dans les bons segments, définir une politique rationnelle de recherche et saisir les bonnes opportunités d’innovation.
Un ensemble de principes propres, de règles et de pratiques
Pour ce qui concerne les acteurs de l’acquisition des systèmes techniques du renseignement et de la préparation de l’avenir, deux logiques majeures s’affrontent. Elles s’appuient sur des principes structurants relevant tantôt d’une logique fonctionnelle et administrative, tantôt opérationnelle.
La logique de la DGA
La DGA devrait en toute logique faire autorité en matière technique dans le cadre de la sécurité nationale. Elle est en effet chargée de trois missions principales au service de la Défense : préparer l’avenir, équiper les forces et soutenir les exportations d’armement.
Son client principal est l’EMA qui arbitre les décisions, y compris pour ce qui concerne le RIM[13], donc la DRM. Au travers d’accords particuliers la DGA peut servir également d’autres services de l’Etat (ponctuellement le ministère de l’Intérieur et l’ex-DCRI par exemple, mais c’est exceptionnel).
L’innovation. La DGA est aujourd’hui plus absorbée par une logique de gestion de grands programmes étatiques, de souveraineté, que dans une véritable démarche innovatrice, créneau sur lequel elle a au fil du temps laissé s’investir les autres organismes cités en annexe ainsi que l’industriel, ce dernier se positionnant, comme vu supra, selon sa taille, son créneau et surtout sa stratégie de marché.
Cette grande direction s’est peu à peu concentrée sur le « management » des programmes (d’armement), c’est-à-dire qu’elle s’assure que la viabilité de l’activité industrielle n’obère pas la tenue des contrats opérationnels fixés par le Livre Mlanc, tout en respectant la trajectoire financière dressée par la Loi de Programmation Militaire (LPM)[14], le tout sous l’œil critique et les fourches caudines de… Bercy.
La mission « préparation de l’avenir » s’est ainsi réduite à la DGA[15] comme peau de chagrin et se trouve écartelée entre plusieurs missions à la fois.
Par ailleurs, si les procédures mises en œuvre par la DGA sont très structurées pour permettre un contrôle étatique serré des opérations d’armement, le moins qu’on puisse dire est qu’elles se révèlent peu adaptées pour les services qui réclament réactivité, adaptabilité, agilité.
La logique des services
- en premier lieu, ce sont les évolutions et les caractéristiques de la menace et des cibles qui doivent pour eux guider l’innovation et la recherche dans leurs axes d’effort et surtout leur rythme ;
- en deuxième lieu, un facteur essentiel d’efficacité est que l’adversaire ne doit pas soupçonner leurs propres possibilités, le secret relatif aux capacités mises en œuvre devant être conservé et protégé à tout prix.
On pourrait compléter en détaillant les principes spécifiques à chaque service. Tous doivent par exemple inscrire leurs activités dans un cadre réglementaire qui leur est particulier, dépendant étroitement de leur mission, de leur champ d’action et des règlements qui s’y appliquent. Ces représentations nécessiteraient une analyse approfondie intéressante, mais qui alourdirait grandement notre propos. Elles révèlent quoiqu’il en soit de logiques très différentes entre elles dont la coexistence influence la dynamique du système de production des innovations.
C’est encore – malheureusement – la logique ministérielle qui prévaut.
Plus généralement, dans ce schéma, quel que soit le ministère concerné, aucun des services de renseignement – hormis une réserve à ce constat pour la DGSE sur certains créneaux centrés sur ses propres cibles[16] – n’est en toute rigueur un intervenant majeur au sein des processus qui encadrent les programmes techniques qui les concernent.
Brèves considérations sur le monde réel
Les services de renseignement sont parmi les premiers à avoir compris, mesuré, évalué l’ampleur et l’importance stratégique et sécuritaire du phénomène de l’« information dominance », selon le terme anglo-saxon consacré. Après tout, c’était le moins que l’on pouvait attendre d’eux.
Dans le même temps – parfois avant eux – d’autres observateurs ont eux aussi saisi l’amplitude de ce raz-de-marée. La plupart du temps sous son aspect sociologique et/ou sociétal, philosophique ; le plus souvent aussi de façon angélique et vertueuse.
Mais notre monde n’est ni angélique ni vertueux. Et la confrontation de ces deux perceptions, telle que relatée, orchestrée – et souvent travestie – par les media donne de la situation une image à la Orwell ! On l’a vécu (et on continue à le vivre) depuis plusieurs mois au travers du feuilleton des écoutes et de la surveillance de la part de la NSA et de ses « proxies », avec ses métastases qui bien entendu n’épargnent pas l’Hexagone.
Si l’on se restreint au plan purement technique, les services doivent comprendre rapidement les évolutions, de façon à identifier les nouveaux enjeux, repérer les nouveaux outils potentiellement intéressants pour les évaluer et, éventuellement, les adopter, les domestiquer, les intégrer ; il s’agit dans le même temps de faire émerger de nouveaux métiers, d’initier et mettre en place de nouvelles pratiques conjointement aux nouveaux outils dans les chaînes opérationnelles existantes, tout en préparant l’avenir.
Bien sûr, si la coordination et l’intégration du renseignement s’imposent, il faut prendre garde dans la perspective d’une mutualisation poussée que la nécessaire rationalisation qui découle des impératifs techniques ne conduise pas à une réduction irréfléchie de la diversité des pratiques en vigueur et des cultures propres qui, toujours (ou presque) résultent de l’essence de la mission.
Dans ce paysage « épars » qu’est le panorama du renseignement en France, coordination et intégration ne sont pas les deux mamelles qui alimentent la R&D et l’innovation dans le domaine technique.
Les évolutions récentes. Perspectives de mutualisations
Avec le Livre Blanc de 2008, une nouvelle dynamique se trouvait pourtant bel et bien amorcée, sans compter que, déjà lancées en amont, dans le cadre d’accords entre les services relatifs au renseignement technique, -des avancées se révélaient symptomatiques d’un état d’esprit en constante évolution.
Précision notoire : ce Livre Blanc précisait que le Coordonnateur « veillera à la planification des objectifs et des moyens du renseignement – par le biais notamment du plan d’investissement annuel – et à leur réalisation » et qu’il « présidera les comités interministériels d’orientation des investissements techniques dans le domaine du renseignement ». A l’exception du « plan d’investissement annuel », ces prescriptions seront ensuite reprises dans la lettre de mission adressée par le Président de la République d’alors à l’ambassadeur Bernard Bajolet, premier Coordonnateur en titre.
Tout semblait donc en place! Il y avait bien là un embryon de volonté politique en faveur d’une gouvernance aux plans budgétaire et technique.
Vint ensuite le Livre Blanc de 2013. Il indique pour sa part que la France « doit consacrer les ressources nécessaires à la poursuite des efforts entrepris pour détenir les capacités de recueil et d’exploitation indispensables à l’autonomie d’appréciation des situations.
Elle doit également poursuivre la mutualisation des moyens techniques d’acquisition du renseignement, principe clé pour l’équipement des services… ».
En outre, « la fonction connaissance et anticipation [s’appuyant] de plus en plus sur l’exploitation des sources ouvertes, il « … convient de disposer d’outils spécifiques d’analyse des sources multimédia – en particulier pour l’assistance à la gestion de crise – et de développer des outils de partage des sources ouvertes au niveau ministériel et interministériel ».
Enfin, concernant le modèle d’armée, le document d’orientation affirme que « Le développement de nos capacités de renseignement, de traitement de l’information et de sa diffusion est prioritaire pour toute la durée de la planification jusqu’en 2025. Les moyens techniques du renseignement seront renforcés, en s’appuyant notamment sur la mutualisation systématique des capacités des services ». « Les efforts porteront sur les composantes spatiales et aériennes » ; « le traitement automatisé de l’information et l’interopérabilité entre les services de renseignement constitueront un autre axe d’effort ».
Coordination, mutualisation, interopérabilité, partage : tout semble être dit pour plus d’intégration au plan technique.
Fin juin 2013, le nouveau Coordonnateur national du renseignement a reçu ses missions du Secrétaire général de la présidence de la République. Las ! S’il reste chargé du renforcement des coopérations entre services et associé à la préparation et à l’exécution de leurs budgets respectifs, les questions de moyens et d’investissements techniques ne sont plus qu’implicites dans sa mission, et surtout, dans ces domaines, toute formulation aussi « centralisatrice » que dans la lettre de mission que reçut l’ambassadeur Bajolet a disparu.
Pour couronner le tout, l’absence de compétence technique au sein de l’équipe du Coordonnateur est à la fois la conséquence et la cause de l’indifférence à l’égard de la politique d’investissement public dans le domaine du renseignement que sous-tend le LBDSN 2013.
Dans le même temps, qu’ont fait les services ? Malgré une certaine prééminence exercée de fait par la DGSE sur certains projets, aucun texte n’accorde pour autant à tel ou tel service en particulier de rôle spécifique sur telle ou telle compétence ou catégorie d’équipements : c’est à la fois le fruit d’une politique interne et un legs historique que nous analyserons dans une tribune ultérieure.
Si cette situation donne l’impression de convenir aux acteurs actuellement en place, qu’en sera-t-il demain ? Après-demain ? La communauté nationale reste donc à cet égard totalement tributaire des bonnes volontés des personnes en charge ici et là, sans qu’aucun dispositif ne soit à même de préserver l’avenir.
Or on ne bâtit pas de politique ni de stratégies sur la seule bonne volonté des acteurs en place.
*
Au bilan, depuis le début des années 1990, les évolutions politiques ont marqué une franche importance accordée par les autorités nationales au renseignement, ainsi qu’une volonté affirmée d’intensifier la coopération et la mutualisation entre les services.
Toutefois, force est de constater que le volet technique de la gouvernance interministérielle qu’on avait bien voulu confier par écrit au départ au Coordonnateur national est resté orphelin.
C’est là que – toutes proportions d’échelle gardées – un parallèle avec la situation du DNI aux Etats-Unis telle que nous l’avons décrite[17] n’est pas hors de propos, même si comparaison n’est pas raison.
En conséquence, le Coordonnateur national n’assume aucune responsabilité en matière budgétaire, n’anime aucun processus visant à orienter et coordonner les investissements à réaliser au travers de la conception d’une stratégie d’ensemble. Surtout, il ne dispose d’aucune équipe, si réduite soit-elle, d’aucune structure pour encadrer et guider de tels travaux.
Pourtant, il est indispensable que la coordination opérationnelle – déjà effective entre les services – soit précédée et complétée par une animation dynamique et prospective sur les moyens techniques, organisée globalement et à haut niveau au travers de programmes inter-services, donc interministériels.
Il est indispensable aussi que la communauté nationale du renseignement se positionne pour faire face ensemble aux transformations rapides qui surviennent à tout moment dans le domaine technique (innovation) et pour favoriser en son sein une capacité commune de recherche et de création (R&D), connectée avec l’écosystème national, public et privé confondus, ce qui en suppose une bonne connaissance.
Ce que nous verrons dans une tribune ultérieure.
ANNEXE 1
L’ENVIRONNEMENT NATIONAL DE L’INNOVATION
(Panorama emprunté au Contrôle Général de l’Armement – Section Etudes générales)
L’environnement national de l’innovation comprend les laboratoires de recherche publics (INRIA[18], CNRS[19], équipes de recherche universitaires) – dont des laboratoires sous tutelle comme le CEA[20], l’ONERA[21] ou l’ISL[22] – les services de R&D des entreprises, des organismes destinés à favoriser la recherche partenariale (Pôles de compétitivité[23] et Instituts de recherche technologique[24]), les organismes publics de soutien et d’orientation de la recherche (ANR[25], CSFRS[26]), les organismes chargés de la valorisation des résultats de la recherche (Bpifrance[27], SATT[28]), les écoles et centres de formation placés sous la tutelle du ministère de la Défense (Polytechnique, ENSTA[29] ParisTech et Bretagne, ISAE[30], CREC[31] de Saint-Cyr, pôle de recherche Ecole de l’air-ONERA, Ecole des transmissions, pour ne citer qu’eux) méritent également d’être mentionnés.
Plusieurs composantes doivent être ajoutées à ce noyau institutionnel pour compléter le tableau.
- En premier lieu, divers acteurs ministériels sont chargés de déployer des politiques industrielles : la DGA, la DGCIS (cf. par exemple les plans cyber-sécurité et souveraineté des télécommunications[32]) ; parfois ces acteurs sont seulement chargés d’une mission ponctuelle (cf. les sept ambitions pour l’innovation de la Commission Innovation présidée par Madame Lauvergeon).
- En deuxième lieu, il conviendra de relever la richesse de la palette des instruments utilisés par l’Etat (Instituts Carnot[33], etc.), sur laquelle on ne s’étendra pas.
- En troisième lieu, il faut noter les dispositifs européens, relevant de l’AED et de la Commission de l’Union européenne (cf. Horizon 2020 ou 8e PCRD[34]).
- [1] Le présent texte s’est profondément inspiré d’une étude réalisée par un groupe de travail mandaté par le Contrôle Général de l’Armement présidé par l’auteur de cette tribune, dont le texte original est classifié.
- [2] Dans les archives inédites des services secrets, sous la direction de Bruno Fuligni, L’Iconoclaste, Paris 2010. (« La grande bavarde », p.59).
- [3] Signal Intelligence, ou SIGINT en anglais
- [4] Général Michel Masson, « Un « pivot » en matière de R&D pour le renseignement : changer de modèle (part.1) », Tribune libre n°44, mars 2014, www.cf2r.org
- [5] Chap. III « L’état du monde – B. Les menaces de la force », p.34
- [6] Se référer au document de prospective géopolitique intitulé « Horizons stratégiques », publié en 2012 par la Délégation aux Affaires Stratégiques du ministère de la Défense
- [7] Général Michel Masson, « Un « pivot » en matière de R&D … », op. cit.
- [8] Lesechos.fr, le 27 janvier 2014 :
- [9] Ce qui d’ailleurs présida au choix de placer le Coordonnateur national du renseignement auprès de la Présidence de la République
- [10] Le décret n° 2014-445 du 30 avril 2014 a créé la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI), sur les structures héritées de l’ex-DCRI, mais la réorganisation interne est en cours à l’heure où la présente tribune est rédigée.
- [11] Emprunté ici au Conseil Général de l’Armement
- [12] Cf. « La filière sécurité représente un gisement de plusieurs milliers d’emplois » par Hervé Guillou, dans L’Usine Nouvelle du 23 oct. 2013 ;
- [13] Renseignement d’Intérêt Militaire
- [14] On pourra mesurer les préoccupations majeures de cette grande direction de la Défense en relisant l’audition de M. Laurent Collet-Billon , Délégué général pour l’armement, sur le projet de loi de programmation militaire et le projet de loi de finances pour 2014 par la Commission de la Défense nationale et des forces armées, le mercredi 2 octobre 2013 : .
- [15] En l’espèce, au sein de la MRIS : Mission pour la recherche et l’innovation scientifique.
- [16] Comme on le verra dans une tribune ultérieure
- [17] Général Michel Masson, « Un « pivot » en matière de R&D … », op. cit.
- [18] Institut national de recherche en informatique et en automatique
- [19] Centre national de la recherche scientifique
- [20] Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives
- [21] Office national d’études et de recherches aérospatiales
- [22] Institut Saint-Louis
- [23] Exemples : Cap Digital, System@TIC, …
- [24] Dans la même logique de co-investissement public-privé, les IRT doivent renforcer les écosystèmes constitués par les pôles de compétitivité auxquels ils sont adossés. Ainsi, l’IRT SystemX, porté par le Campus Paris Saclay et labellisé par le pôle de compétitivité System@tic, est-il dédié à l’ingénierie numérique des systèmes du futur
- [25] Agence nationale de la recherche
- [26] Le Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques (CSFRS) est un Groupement d’intérêt public rassemblant une trentaine de membres (ministères, instituts et universités, grandes écoles et grandes entreprises). Il a pour objet le soutien, la coordination et l’animation des efforts de recherche et de formation dans les domaines de la sécurité et de la défense
- [27] Banque publique d’investissement
- [28] Sociétés d’accélération du transfert de technologies
- [29] Ecole nationale supérieure de techniques avancées
- [30] Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace
- [31] Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan
- [32] Ces plans figurent parmi les 34 grands programmes de « La nouvelle France industrielle »
- [33] Cet outil permet à l’ANR d’accorder des moyens financiers supplémentaires à des organismes de recherche labellisés pour leur capacité à collaborer efficacement avec des partenaires socio-économiques
- [34] Programme cadre de R&D.