Système carcéral et islamisme
Dr Abderrahmane MEKKAOUI (Maroc)
Politologue, spécialiste des questions sécuritaires et militaires (Maroc). Membre du Collège des conseillers internationaux du CF2R.
Pour endiguer l’islamisme dans les prisons, à défaut de l’éradiquer, les solutions vont du processus doux, la déradicalisation, à la solution extrême, l’intervention militaire. Mais il est aussi intéressant d’observer comment l’Islam a géré, à l’origine de la Prophétie, ceux qui s’opposaient à lui par le verbe et le sabre, avant d’en venir à l’actualité qui reste, à bien des égards, explosive et menaçante.
L’absence de système carcéral à l’époque du prophète et de ses successeurs
Le système judiciaire et carcéral n’a jamais été mentionné dans les textes sacrés de l’islam (Coran comme Sunna). À l’époque du prophète comme lors du règne de ses successeurs, un prisonnier politique ou de droit commun, servait de monnaie d’échange avec les tribus, s’il n’était pas simplement éliminé. L’État, structure légère créé par le Prophète à Médine, n’a connu ni système judiciaire ni prison. Il s’est contenté de reproduire la culture préislamique appelée « étape de l’ignorance » (Jahiliya), que bien des historiens considèrent comme l’âge d’or ayant permis l’éclosion de l’Islam. Le prophète y jouait alors le rôle de cadi (juge) et de législateur, en plus de celui d’imam et de chef de guerre, selon les prescriptions de la Révélation.
Mais incarcérer un criminel, ou un opposant politique, était quelque chose de banni, le jugement étant expéditif et la sentence immédiate : couper la main du voleur, flageller le fornicateur, etc. La loi du talion et les recommandations de la tora étaient bel et bien appliquées et le code d’Hammurabi était ainsi reproduit.
L’émergence du statut du cadi ne sera effective qu’avec l’avènement de la dynastie abbasside. Le calife Al-Mamoun mit en place un programme judiciaire et carcéral similaire à ceux appliqués par les Romains et les Perses, adhérant ainsi au principe selon lequel l’État signifie aussi bien impôts que police – ce dernier terme signifiant justice dans son acception la plus large.
Pour ce Calife, la prison ne servait pas seulement à punir les contrevenants, mais aussi à leur assurer une forme de réinsertion. Influencés par les Mûtazilites1, les califes abbassides considérèrent que le musulman occupait une place importante dans le califat et qu’il était donc nécessaire de le sauver même s’il avait dévié. Ainsi, à l’époque des grandes conquêtes musulmanes, les prisonniers étaient divisés en trois catégories :
– les lettrés, chargés d’éduquer une dizaine de personnes contre leur libération ;
– les riches, qui devaient acquitter une rançon au profit de Beit Al-Mal (équivalent du trésor public) ;
– les illettrés et les pauvres convertis à l’islam qui eux était élargis tout simplement ou utilisés dans des travaux du djihad
Le système carcéral devait connaître une autre évolution avec les Fatimides qui créèrent des « hôpitaux psychiatriques » appelés Maristan où étaient mélangés prisonniers et malades mentaux. Cette approche a duré des siècles jusqu’à l’arrivée des Européens (expédition d’Égypte, 1798-1801) qui ont introduit le système carcéral moderne en Algérie, en Égypte et en Syrie.
Les prisons, foyers de la radicalisation au Moyen-Orient à partir des années 1960
Le phénomène qui fait des prisons des foyers de radicalisation islamique prend forme en Egypte, dans les années 1960, après que le colonel Nasser ait proposé aux Frères Musulmans une amnistie, majoritairement rejetée, entrainant donc leurs incarcération massive.
C’est à cette date que fut créé le mouvement Attakfir wal Hijra, (Excommunication et immigration), qui jeta l’anathème ceux des Frères Musulmans qui avaient accepté l’amnistie et quitté les rangs de la Confrérie pour échapper aux sinistres bagnes cairotes. À cette époque, Mustafa Choukri prit la relève de Sayyid Qutb dans sa croisade contre l’État « impie et hérétique ». De ce groupe émergèrent deux individus plus radicaux encore, Ayman et Al-Zawahiri et Omar Abderrahmane2, prônant le djihad, qui allaient s’allier avec Oussama Ben Laden pour créer Al-Qaïda.
Cette même dynamique qui allait se reproduire dans d’autres espaces carcéraux au Moyen-Orient Ainsi, c’est dans la prison d’Amman qu’Abou Moussab Al Zarkaoui allait faire ses premières armes. Souvenons-nous également que c’est de la sinistre prison de Bouka, à Bassora, en Irak, qu’Al-Baghdadi devait émerger en compagnie d’Abou Mohamed Al-Adnani – récemment éliminé – afin de créer l’Etat islamique (Daech). C’est également le cas d’ Abou Mohamed Al-Joulani, émir du groupe djihadiste Al-Nosra, détenu un temps dans la prison de Palmyre ; d’Abdelmalek Droudkal, (chef d’Al-Qaïda au Maghreb islamique), incarcéré dans la prison de Barberousse – appelée aussi prison de Serkadji – en Algérie ; Mokhtar Belmokhtar à Ghardaïa (Algérie), Abi Bakr Chikou à Borno, au Nigéria, etc.
Tous ces chefs djihadistes et takfiristes qui ont déclaré la guerre à l’Humanité entière au nom de Daesh ou d’Al-Qaïda partagent un trait commun : leur radicalisation comme leur détermination à se venger sont nées dans les prisons.
Les prisons, pépinières de la radicalisation actuelle en Europe
De manière similaire, à partir des années 1990, nous observons l’émergence d’émirs et d’imams au sein des prisons, en Europe, véhiculant auprès des détenus un discours directement liée à l’islam politique prônant le takfir, l’excommunication de la société et des gouvernants.
L’islamisation des criminels de droit commun dans les prisons est liée à l’implantation du salafisme dans toutes les grandes métropoles européennes, surtout à la fin de la décennie noire algérienne. Les pouvoirs publics européens se sont tardivement aperçus que ces criminels de droit commun, majoritairement récidivistes, sortaient de cette «machine à laver» avec la ferme détermination de commettre des attentats. Il faut souligner que ces gangsters sont indirectement, et inconsciemment, guidés par les gardiens vers les salafistes qui croupissent dans les prisons, en les mettant, malgré tout, en garde contre le danger de l’embrigadement encouru. Mais oubliant au passage que de la sorte, ils créent un sentiment de solidarité entre les criminels et les émirs salafistes.
Aucun pays européen n’a mis en place des mesures sérieuses visant la récupération des prisonniers de droit commun par les islamistes ; livrés à eux-mêmes, ils deviennent dès lors une proie facile pour les prêcheurs de la haine. Outre les gardiens des prisons, mal formés et mal préparés pour faire face ce glissement du gangstérisme vers le djihadisme, les psychologues ignorent complètement les mécanismes de la radicalisation des prévenus.
Quant aux religieux – imams et aumôniers – intervenant en milieu carcéral, le dialogue n’a jamais été établi entre eux et les prisonniers djihadistes. Et quand bien même dialogue il y aurait, ils n’arriveraient pas à les remettre dans le droit chemin car le discours des salafistes en prison magnétise et électrise beaucoup plus les jeunes incarcérés qu’un discours quiétiste. Ces religieux, étrangers pour la plupart, ignorent tout de l’histoire du pays d’accueil et prêchent les préceptes appris dans leur pays d’origine. Ils n’arrivent donc pas à pénétrer les esprits des jeunes délinquants qui leur tournent rapidement le dos.
Les prisons européennes ont besoin d’autres approches que celles consistant à e vouloir expliquer aux détenus que le djihad auquel ils participent n’a pas de valeur religieuse, car il n’est pas décrété par les autorités de l’État. Les prisons ont besoin de chanteurs, de dessinateurs, d’éducateurs, de formateurs et d’artisans… pour leur permettre d’échapper à l’attraction des islamistes radicaux. De même, le contact avec à la cellule familiale doit être encouragé pour ceux qui ont un bon comportement et qui montrent un certain nombre de signes encourageants de volonté intégration dans la société ; l’objectif est de permettre à ces jeunes égarés de reprendre un contact régulier avec femmes, enfants et parents.
A contrario, les radicalisés irréductibles, qui représentent une minorité insignifiante, doivent être isolés pour empêcher toute contagion. La création d’une antenne de renseignement au sein des prisons doit être repensée sur la base de la maîtrise des indices de signalement ; notamment la dissimulation, le mensonge et la duperie, fréquents dans les prisons européennes.
Pourtant, les autorités des prisons se félicitent d’un taux de récidive assez faible même si aucune statistique n’est disponible pour confirmer un tel satisfecit. En effet, beaucoup de rechutes sont signalées. Le prisonnier radicalisé ne doit pas être traité comme atteint d’une maladie idéologique, comme expliqué par beaucoup de psychologues : c’est un psychopathe et il arrive fréquemment que le mal revienne plus tard.
Le bon sens dicterait de casser la « loi du silence et du plus fort » dans les prisons en utilisant d’autres mécanismes culturels, professionnels, familiaux et sécuritaires, de nature à prévenir tout basculement vers le radicalisme. L’expérience des pays du Nord, là où les prisons se dépeuplent, est révélatrice de la pertinence d’une telle alternative. Ce processus d’humanisation des rapports dans le milieu carcéral, favorisé par des programmes de réhabilitation plutôt que l’incarcération, est une preuve de la voie adéquate à suivre.
La situation en France
La France, qui fait face à un problème de surpeuplement carcéral et de gangrène islamique dans ses établissements pénitentiaires, doit s’inspirer des expériences réussies en Scandinavie, en mettant fin à l’incarcération de masse. La population pénitentiaire est constituée de quatre composantes, que les pouvoirs publics doivent identifier et maîtriser :
– le personnel pénitencier, notamment les cellules de renseignement
– la population des intervenants dans les prisons : imams, psychologues, médecins et infirmiers,
– la population des incarcérés eux-mêmes et les rapports entre eux
– les familles et les visiteurs en général, courroie de transmission entre la prison et les banlieues.
Concernant la première composante, celle des responsables et des gardiens, leur formation – notamment celle des cellules de renseignement – reste très insuffisante, se limitant le plus souvent à l’apprentissage de la langue arabe classique et dialectale. Les personnes en charge du renseignement doivent connaître les techniques de la dissimulation qui diffèrent d’un groupe à l’autre, d’une prison à l’autre et d’une génération à l’autre. Surtout la gestion des centaines de revenants de Syrie et d’Irak va poser un véritable problème à l’administration carcérale, qui les a mélangé malheureusement jusqu’à maintenant, involontairement, avec les prisonniers de droit-commun ou les autres radicalisés, toutes catégories confondues. À cet effet, un effort supplémentaire devrait être exigé pour répartir les revenants selon la gravité de leurs crimes, le degré de leur endoctrinement et leurs grades et positions dans les organisations terroristes.
Pour la deuxième catégorie, celle des religieux, il convient de comprendre qu’il est impossible pour un imam de se transformer en agent de renseignement, ce qui est également valable pour les psychologues et les autres intervenants, ces domaines spécifiques exigeant une formation particulière.
Surtout, tout indique que le corps des aumôniers musulmans est travaillé par plusieurs courants idéologiques antinomiques et parfois conflictuels : sunnites, chiites, salafistes quiétistes, salafistes djihadistes, salafistes takfiristes, imams consulaires, etc. Cette physionomie bigarrée de l’aumônerie musulmane a et aura des répercutions certaines sur la vie des détenus musulmans, à long-terme. Il est donc indispensable de souligner que ces aumôniers échappent à tout contrôle sérieux de la part des antennes de renseignement et des gardiens des prisons.
Par ailleurs, on observe que imams et aumoniers musulmans utilisent beaucoup les versets médinois, violents, et mettent donc ainsi le prisonnier sous une pression psychologique insoutenable. Eux-mêmes sont divisés par plusieurs courants de l’islam politique. À notre avis il serait judicieux de leur conseiller de prêcher dans les versets mecquois, qui eux sont considérés comme pacifiques et cléments.
Pour la troisième catégorie le mélange des prisonniers est un facteur de contagion de l’islamisme. Les prisonniers de droit commun doivent être éloignés de toutes les personnes susceptibles de présenter des signes de radicalisation. Pour les radicalisés il faut diviser la population en trois sous-catégories :
– les débutants qui peuvent être récupérables par une thérapie multiformes ; religion, famille, psychologues ;
– les salafisés qui vivent l’isolation, le repli sur eux-mêmes, méritent une vigilance particulière et une thérapie accrue, car ils sont irrécupérables par les moyens de la psychologie moderne. Cette petite minorité peut glisser vers la violence et la barbarie afin d’atteindre la réalisation de leur projet de vie dans l’au-delà ;
– la troisième et dernière tranche, qui est minoritaire dans les prisons, est irrécupérable, il est donc nécessaire de l’éloigner en l’isolant des deux précédentes catégories car la gangrène se propagerait très vite.
La quatrième composante, celle des familles et des visiteurs, voit généralement sont rôle ignoré par les pouvoirs publics, dont le ministère de la Justice. Pourtant, plusieurs membres de la famille du prisonnier jouent un rôle important dans la transmission des ordres et la réception des informations venant de l’extérieur. En effet, ce sont les banlieues déshéritées et pauvres, dont est issue la majorité des délinquants, qui sont le terreau du terrorisme et dans lesquelles opèrent divers responsables terroristes qui transmettent leurs ordres jusqu’en prison.
À cet effet, il est intéressant de noter que de nombreux directeurs de prisons dans le monde arabe ont interdit catégoriquement le panier hebdomadaire, bourré de messages, de téléphones portables, d’armes blanches ou de drogue.
L’introduction des caméras personnelles pour les gardiens et les intervenants en contact avec ces radicalisés ainsi que le contrôle strict des visiteurs seraient susceptible de réduire l’influence des caïds vivant à l’extérieur et mettrait alors en relief le paysage réel de cette population carcérale. D’autres recettes sont à prévoir dans les domaines psychologiques et religieux., car la création des centres de déradicalisation participe d’une vision vouée à l’échec pour les raisons citées précédemment.