Rapports de forces militaires au Moyen-Orient au regard des alliances, des rivalités confessionnelles et du conflit israélo-arabe
CORVEZ Alain
Après une carrière militaire orientée vers les relations internationales qui l’a amené à exercer en Afrique puis au Moyen-Orient où il a été conseiller du Général commandant la Force des Nations Unies au Liban, puis conseiller au ministère de l’Intérieur dans le même domaine, Alain Corvez a ouvert un cabinet indépendant de conseil en stratégie internationale en 1994.
L’arme nucléaire, dont la première utilisation par les Etats-Unis, en août 1945, sur les villes de Hiroshima et Nagasaki, au Japon, a montré ses effets dévastateurs, faisant 250 000 victimes alors que la puissance des deux engins n’était que de 15 kilotonnes, a désormais atteint un niveau de puissance multiplié par plus de mille qui pourrait entraîner la destruction de la planète si quelque détenteur fou l’employait. Dès que l’Union soviétique l’eut acquise en 1949, il devenait impossible aux deux seuls détenteurs de l’employer pour éviter la destruction mutuelle que des représailles automatiques auraient déclenchées.
Ainsi naissait l’équilibre de la terreur qui maintient encore aujourd’hui sa froide exigence, alors que plusieurs Etats ont depuis accédé à la détention de l’arme fatale, officiellement ou officieusement (9 Etats en sont aujourd’hui détenteurs). Car les nations ont vite compris le pouvoir égalisateur de l’atome qui rend invulnérable tout détenteur de la bombe, quelles que soient sa taille et sa puissance, en dissuadant tout ennemi potentiel de l’attaquer dans ses intérêts vitaux. La souveraineté nationale de nos jours ne peut être totale sans la possession de l’arme fatale et c’est pourquoi le général De Gaulle, qui la mettait au premier rang des priorités de la France, a, par une pression tenace sur toutes les énergies du pays, réussi à construire la force de frappe française, alors que de nombreux oiseaux de mauvais augure, en France et à l’étranger, répétaient que nous n’y arriverions pas et ont d’ailleurs tout fait pour nous empêcher d’y parvenir.
Ce préambule sur le pouvoir égalisateur de l’atome, qui permet au petit de menacer le plus grand de représailles inacceptables et donc de l’inviter à le laisser tranquille, m’a paru judicieux pour expliquer que si l’art de la guerre a été bouleversé par l’apparition de l’arme atomique, les acteurs militaires ou paramilitaires de « l’Orient compliqué », ont aussi compris ces mutations de la guerre comme moyen de continuer une politique, voire parfois de l’initier, et qu’on peut atteindre ses objectifs politiques sans forces conventionnelles puissantes et organisées en battant l’ennemi sur un terrain où ses chars et missiles sont incapables de remporter la victoire. L’arme atomique est en réalité une arme uniquement de dissuasion, impossible à employer puisqu’elle entraînerait la propre destruction de l’employeur et les puissances détentrices doivent donc affirmer leurs ambitions au travers de conflits menés par leurs alliés ou inféodés, ou par des conflits asymétriques.
Pour examiner les rapports de forces au Moyen-Orient il n’est donc pas fondamental d’aligner les chiffres des effectifs et des matériels des différentes forces militaires, mais d’observer qui est en mesure de menacer qui, ou de dissuader de s’attaquer à lui. Ce ne sont pas des divisions blindées qui désormais écrasent celles d’un ennemi, mais avant tout l’utilisation politique d’actions ciblées largement diffusées par les moyens modernes de communication. Bien entendu, la force militaire pure reste la base d’une victoire durable, mais elle ne peut vraiment l’être que si elle s’accompagne d’un règlement politique en accord avec les acteurs locaux et internationaux.
Les guerres asymétriques, ainsi qu’on a pris l’habitude de les désigner, se sont répandues au Moyen-Orient et en Asie centrale celle d’Afghanistan, loin de s’achever avec le retrait des forces occidentales – essentiellement américaines – a hélas ! de beaux jours devant elle.
Dans l’ensemble du Moyen-Orient existent des forces armées étatiques et des milices plus ou moins indépendantes et plus ou moins fortes, les unes comme les autres ayant noué des alliances ou des accords de coopération et de soutien avec des puissances régionales ou internationales.
Le seul état détenteur de l’arme nucléaire est Israël, fait avéré et reconnu par le monde entier même si Tel Aviv ne l’a jamais déclaré. Ce fait, joint à une armée conventionnelle dotée d’armements à la pointe des technologies modernes lui donne une suprématie incontestée, c’est-à-dire qu’aucun ennemi potentiel n’est aujourd’hui en mesure de l’envahir ou de le détruire. Nous verrons cependant que des milices comme le Djihad islamique ou le Hezbollah disposent de lanceurs capables de lui causer des dégâts importants même s’ils ne sont pas létaux, contre lesquels le « Dôme de fer » que l’Etat hébreu a mis au point ne les protège pas totalement. Mais la puissance militaire d’Israël, protégée in fine par l’arme nucléaire, est sans équivalent dans la région. Enfin, et surtout, le soutien financier et politique indéfectible des Etats-Unis lui assure une totale liberté d’action dans ses expansions territoriales et sa colonisation de plus en plus active des terres palestiniennes. Sa politique extérieure a toujours été d’attiser les rivalités entre les Arabes, notamment entre les chiites et les sunnites, et on a vu qu’en Syrie elle avait apporté son soutien aux islamistes en plusieurs occasions : frappes aériennes sur les armées syriennes pour faciliter les opérations des combattants anti-gouvernementaux, soutien des rebelles d’Al-Nosra dans le Golan, etc.
Les faiblesses du pays résident avant tout dans l’hostilité permanente de la population palestinienne qui lui reproche de prendre ses terres et dans la présence armée, à sa frontière nord, du Hezbollah, redoutable milice qui lui a fait perdre plus de 160 soldats lors de son incursion au Sud-Liban en 2006. Le pays se trouve donc en état de guerre larvée permanente avec ses voisins libanais et syrien, alors qu’il affronte, depuis quelques mois, et notamment après la guerre récente de Gaza, la menace d’un soulèvement violent des Palestiniens. Ceci dans un environnement international qui lui est de plus en plus défavorable avec la reconnaissance récente de l’état de Palestine par la Suède et l’Espagne, le vote de l’Assemblée nationale française sur le sujet le 2 décembre et la volonté affichée de la représentante de l’Union européenne que tous les Etats de l’UE en fassent de même. Enfin le chef de l’Etat d’Afrique du Sud, Jacob Zuma, vient de reprocher à l’ONU de laisser un seul état défier le monde et que c’était inacceptable. Une partie grandissante de la diaspora juive en Europe et aux Etats-Unis reproche de plus en plus aux dirigeants israéliens de tout faire pour empêcher un accord de paix avec les Palestiniens.
En revanche les islamistes, et notamment Daesh, ne semblent pas le prendre prioritairement pour objectif. Il faut d’ailleurs remarquer que le Djihad islamique sunnite, bras armé du Hamas, reçoit l’essentiel de son soutien de l’Iran et du Hezbollah chiites, auxquels il faut tout de même ajouter le Qatar qui finance largement le Hamas, de même qu’il a financé les islamistes qui luttent pour renverser le gouvernement légal syrien. On pourrait donc penser que si Israël parvenait finalement à un accord avec les Palestiniens, mettant un terme à ce conflit qui remonte à 1947, en même temps qu’il calmerait l’hostilité permanente des Palestiniens – qui va créer à court terme une situation intenable -, il apaiserait du même coup les tensions avec tout son environnement, notamment à ses frontières nord et nord-est. Il ne semble pas qu’il en prenne le chemin.
Enfin, son hostilité à l’Iran, accusé de vouloir acquérir la bombe pour le détruire -alors que, comme je l’ai dit plus haut, la bombe est inemployable et que les Iraniens affirment le contraire, nous le verrons plus loin – devient une gêne pour les Etats-Unis qui souhaitent remettre ce pays à sa juste place dans le concert des nations pour équilibrer le Moyen-Orient.
La Syrie a perdu l’essentiel du plateau du Golan qui domine Damas lors de la guerre de 1967, qu’Israël a même annexé en 1981. Son armée, avant la guerre qu’elle connaît depuis 2011, comptait environ 300 000 soldats, essentiellement des conscrits qui n’avaient pas grande expérience militaire et dont les équipements, principalement originaires de l’ex bloc soviétique, étaient mal entretenus et vieillissaient. Elle avait peu d’expérience opérationnelle, n’ayant pas combattu depuis 1967. Depuis 2011, elle s’est transformée et modernisée. Elle a subi de lourdes pertes face aux djihadistes, car dans les 200 000 morts actuellement annoncés, près de 80 000 sont des soldats et des forces de l’ordre. 60 000 sont des rebelles, essentiellement djihadistes, et le reste des victimes civiles.
Désormais elle ne compte plus qu’environ 150 000 à 180 000 hommes, mais aguerris à l’épreuve du feu depuis près de quatre ans et diposant d’équipements modernes fournis par ses alliés, surtout la Russie. Composée majoritairement de sunnites, elle a gardé sa cohésion et sa discipline et s’est adaptée aux nouvelles formes de combat, notamment à la guérilla, remplaçant les grands bataillons par des unités plus petites et plus souples. Les experts du Hezbollah et des Gardiens de la révolution iraniens lui ont apporté leurs conseils. Elle regagne des positions perdues et, grâce à un incomparable service de renseignement, elle est capable de déjouer la manœuvre ennemie, voire de la tromper.
Ces dernières semaines, l’armée syrienne a repris du terrain aux rebelles et le gouvernement légal a assis son emprise morale sur le pays face aux exactions des islamistes, car même ceux qui s’opposaient à lui jusqu’alors le soutiennent désormais, d’autant plus qu’un processus de réconciliation nationale est en cours qui vise à respecter toutes les tendances de la société dans le cadre d’une Constitution démocratique. Le gouvernement de Bachar el Assad est donc plus fort aujourd’hui qu’il n’était il y a deux ou trois ans. D’ailleurs ses soutiens extérieurs restent inflexibles, à commencer par la Russie mais aussi l’Iran et la Chine, sans oublier d’autres pays arabes comme l’Irak et l’Algérie et de nombreux pays d’Amérique Latine et d’Afrique. Les pertes et destructions que le pays a subies sont énormes et sa reconstruction prendra des années, d’autant que plusieurs millions de Syriens sont déplacés ou réfugiés à l’étranger.
La Syrie est la cible des monarchies du Golfe car elle a toujours été un état laïc défenseur de la cause arabe, accueillant par centaines de milliers les réfugiés palestiniens puis irakiens. C’est aussi pourquoi elle a été la cible dès 2011 des monarchies du Golfe et de la Turquie, ainsi que des Etats-Unis et des Européens, dont la France qui, après avoir échoué à constituer une « opposition laïque et démocratique » qui n’existait que dans les hôtels où elle se réunissait, se sont résolus à armer des djihadistes pour parvenir à leurs fins[1]. On peut dire aujourd’hui que l’armement et les matériels de Daesh sont, pour une large part, issus de ce soutien aux islamistes dans le but de renverser le gouvernement légal. L’attitude actuelle des Etats-Unis dans la guerre contre l’Etat islamique est ambiguë et le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a pu dire récemment qu’il soupçonnait Washington d’avoir toujours Damas comme objectif, sans le dire ouvertement. A l’inverse des Turcs Erdogan et Davidoglu, finalement moins hypocrites.
Dans cette guerre tragique le Hezbollah a été d’un puissant secours par son expérience du combat asymétrique. Non seulement des spécialistes de la milice libanaise ont conseillé l’armée, mais de nombreuses unités ont participé directement aux combats, l’aidant à remporter des victoires décisives comme dans la région d’Al-Qusair au printemps 2013, quand Hassan Nasrallah a jugé que cette région frontalière de la Bekaa devenait une menace directe pour le Liban si elle restait entre les mains des islamistes. Il a alors lancé dans la reconquête plusieurs milliers de ses soldats d’élite pour remporter une victoire, au prix de pertes importantes cependant. On parle de 700 tués et davantage de blessés, dont des chefs. Il a renouvelé cet engagement dans la bataille de Qalamoun, également frontalière du Liban, fin 2013.
Bien que son organisation et ses effectifs ne fassent pas l’objet de publicité, le Hezbollah doit avoir une milice armée de 15 ou 20 000 permanents, parmi lesquels 5 à 7 000 soldats aguerris, ainsi qu’une réserve de plusieurs milliers d’hommes lui permettant de monter en puissance rapidement. Il est passé maître dans les guerres asymétriques et ses succès – en 2000 en forçant Israël à retirer son armée du Sud-Liban et en 2006, en lui infligeant de lourdes pertes lors de l’attaque israélienne du Sud Liban qui visait à l’éradiquer -, ont auréolé son prestige. Le parti politique a des députés et des ministres dans le gouvernement de Beyrouth et il poursuit une alliance qui ne s’est pas démentie avec le Courant patriotique libre (CPL) du général Aoun qui, d’après les services de renseignement libanais, rassemble une majorité de chrétiens. Avec la guerre syrienne se rejoignent les intérêts des chrétiens de Syrie et du Liban et d’autres communautés qui voient dans le gouvernement actuel de Damas le dernier rempart contre les islamistes. De nombreux sunnites en font partie, y compris parmi ceux qui s’étaient opposés autrefois au gouvernement de Damas.
Il faut maintenant parler de l’Iran qui est un acteur incontournable dans la région. Son armée est la plus puissante du Moyen-Orient après celle d’Israël. Après avoir subi de lourdes pertes pendant la guerre contre l’Irak, elle a été reconstituée et compterait 600 000 hommes dont une partie de conscrits. En plus de cette armée, le corps des Pasdarans – ou Gardiens de la Révolution – compte environ 120 000 hommes et possède sa propre organisation et ses matériels : il a son aviation, sa marine et son armée de terre. Il a son propre budget. Il possède des matériels modernes, notamment des drones, des systèmes de détection et de télécommunication sophistiqués et des engins balistiques capables de frapper à plus de 2000 km.
Objet d’un ostracisme et de sanctions économiques et financières depuis plus de trente ans en raison de son programme nucléaire, l’Iran a développé sa propre industrie et son agriculture. Les dirigeants affirment qu’ils ne renonceront jamais à leur droit à développer la technologie nucléaire civile et qu’une fatwa du Guide suprême leur interdit de posséder une bombe atomique. Les Etats-Unis et l’Occident affirment le contraire. C’est donc un dialogue de sourds mais on sent qu’Obama, dont les services connaissent le fond du problème, veut parvenir à un accord car la lutte contre Daesh ne peut être efficace sans l’Iran.
L’Iran est un allié sûr de la Syrie et de l’Irak où la démocratie apportée par les Etats-Unis a amené au pouvoir naturellement les chiites, majoritaires dans la population. Il a des liens solides avec la Russie et la Chine qui savent bien que rien ne peut être réglé au Moyen-Orient sans lui.
L’Iran n’a jamais attaqué aucun autre pays depuis des siècles et ce pays de culture ancienne et sophistiquée a invité l’ONU en septembre 2013, par la voix de son nouveau Président Rouhani, a des relations internationales apaisées qui verraient les Etats défendre leurs intérêts avec modération et par un dialogue respectueux des différentes cultures.
L’Irak a une armée entièrement à reconstruire, on l’a vu lorsqu’elle a été incapable de résister à l’avancée fulgurante de Daesh. Grâce au pétrole que son sous-sol possède en abondance, elle a les moyens d’acheter les matériels modernes dont elle a un besoin vital mais elle doit réapprendre à les servir et à les utiliser sur le champ de bataille. Des « conseillers » américains s’y emploient, ainsi que des Iraniens, pour lutter contre l’Etat islamique qui aurait peut-être pu entrer dans Bagdad sans l’aide en conseils et en hommes des Gardiens de la Révolution. Le Premier ministre Haidar al Abadi ,qui a succédé à Nouri al Maliki dont la politique sectaire avait mécontenté de nombreuses minorités et en particulier les sunnites, entraînant le ralliement à Daesh de nombreuses tribus, s’efforce de gouverner de façon plus consensuelle. Il a l’appui des Etats-Unis et des puissances occidentales, notamment de la France, pour reconstruire le pays et venir à bout du fléau islamiste. L’Iran lui a apporté une aide militaire décisive dans cette lutte. Les Kurdes jouissent depuis longtemps d’une autonomie administrative et politique mais leur intérêt est de rester dans un Etat unifié dans lequel ils participent au pouvoir. L’avenir du pays est lié au temps qui sera nécessaire pour éradiquer Daesh.
L’Egypte dispose d’une armée assez nombreuse d’environ 450 000 hommes plus des réservistes, répartis entre une armée de terre qui aligne 3 723 chars et des lance-missiles, une armée de l’air de 461 avions de combat et une marine d’une douzaine de bâtiments. Elle reste dépendante des Etats-Unis qui lui fournissent 1,3 milliard de dollars par an pour son budget. Elle est l’axe fort de la société égyptienne comme elle l’a montré en renversant le Président Morsi en juin 2012, appuyant les revendications de millions d’Egyptiens lassés par la gabegie islamiste. Bien qu’aidée par les Etats-Unis pour son budget et pour la formation de ses cadres, elle n’a pas hésité à se tourner récemment vers la Russie pour s’équiper en armement, à des conditions sans doute très favorables que Moscou était ravi de lui faire. L’Egypte n’a pas d’ennemi extérieur direct mais est de plus en plus confrontée à un ennemi intérieur violent, les islamistes, dont les sanctuaires sont dans le Sinaï et qui n’hésitent pas à agir partout, y compris au Caire.
L’armée turque, forte de 800 000 hommes, est une des plus importantes de la région et a su diversifier ses équipements. Membre de l’OTAN depuis 1952, elle constitue la position avancée de l’Alliance occidentale en direction du Moyen-Orient par sa position stratégique contrôlant les détroits et par sa longue frontière avec la Syrie, mais aussi l’Irak et l’Iran. Héritière du passé ottoman et des réformes laïques d’Atatürk, elle a vu ses chefs les plus anti-islamistes limogés par les dirigeants de l’AKP[2] mais reste disciplinée et patriote. Là comme ailleurs, elle est garante de l’intégrité nationale et, à ce titre, consacre une grande partie de ses efforts à lutter contre l’irrédentisme kurde, n’hésitant pas à intervenir dans ce but hors de ses frontières. Elle dispose d’une marine et d’une aviation puissantes dont de nombreux matériels sont construits sous licence sur place. Enfin, si sa Constitution est laïque, ses dirigeants sont tous du parti islamiste AKP et mènent une politique sectaire à l’intérieur comme à l’extérieur et on fait du territoire turc frontalier de la Syrie et de l’Irak la tête de pont par où transitent les milliers de combattants djihadistes de 83 nationalités qui entrent en Syrie pour renverser le gouvernement de Bachar el Assad. Elle a récemment aidé les islamistes en Irak et en Syrie, notoirement aux yeux de la communauté internationale, en empêchant l’arrivée de renforts kurdes pour soutenir ceux d’Aïn el Arab (Kobané en kurde) assiégés par Daesh. L’obsession kurde est présente en permanence dans les raisonnements d’Ankara. Enfin la politique annoncée de « zéro problème avec les voisins » a complètement échoué puisque le résultat est exactement l’inverse.
L’Arabie Saoudite a une armée équipée de matériels modernes achetés grâce à l’argent du pétrole et envisageait d’être le fer de lance d’une armée du Golfe. Mais les dissensions internes entre le Qatar et les autres font que l’armée du CCG est virtuelle et si la péninsule possède des équipements aériens, navals et terrestres sophistiqués elle n’a aucune expérience du combat. Aujourd’hui ou Daesh menace les frontières nord de l’Arabie, ce pays est très inquiet, d’autant plus que de grandes rivalités agitent la nombreuse famille royale. Plusieurs états de la péninsule offrent des bases aux Etats-Unis et aux occidentaux, comme les Emirats arabes unis à la France. Les Etats-Unis et l’Arabie ont une alliance signée sur le croiseur Quincy en 1945 entre le roi Ibn Séoud et le Président Roosevelt, accordant l’exploitation des richesses pétrolières aux Etats-Unis d’un côté, et la direction du monde musulman à l’Arabie, alliance – qui a développé l’islamisme guerrier d’abord en Afghanistan pour lutter contre les Soviétiques de 1979 à 1989, avec la participation des services pakistanais (ISI) – renouvelée par Bush et qui ne s’est jamais démentie depuis.
En dehors du Yémen, en proie à une guerre civile endémique où s’affrontent les chiites de l’Hadramaout aux sunnites eux-mêmes divisés, les pays de la péninsule arabe sont gouvernés par des monarchies de confession sunnite dans lesquelles les urnes jouent un faible rôle ; au Qatar et en Arabie il n’y a pas d’élections et dans les autres pays les scrutins visent à soutenir le pouvoir en place. L’émirat de Bahreïn est, à cet égard, emblématique car les chiites majoritaires dans le pays contestent de plus en plus violemment la famille Al Khalifa et, par exemple, refusent de participer aux prochaines élections législatives et municipales qu’ils qualifient de mascarade. De violentes émeutes ont entrainé des morts et l’armée d’Arabie Saoudite est intervenue brutalement en 2011 pour réprimer le soulèvement lié à ce qu’on a appelé le « printemps arabe », faisant de nombreux morts.
Parlons maintenant de Daesh, apparu en mai-juin 2014 sur la scène moyen-orientale et qui n’est qu’une métamorphose des terroristes islamiques d’Al Qaïda ou autres nébuleuses qui sévissent depuis l’affaire afghane. Ce mouvement a pris une subite ampleur en Irak d’abord avec l’alliance paradoxale entre les djihadistes et les militaires de l’ancienne armée de Saddam passés en résistance lors de l’invasion américaine en 2003. Les services américains contrôlaient grâce à leurs agents l’action de ces forces et les succès foudroyants en juin sont dus aux trahisons préparées des forces de sécurités irakiennes et des tribus sunnites mécontentes du sort que le Premier ministre chiite Maliki leur faisait. Proclamant le Califat en Irak puis rapidement plus largement, Ibrahim Al Bagdadi, le calife auto-proclamé annonçait ses ambitions de supprimer les frontières héritées des accords franco-britanniques Sykes-Picot de 1916 en établissant son califat sur toute la région en prenant le nom de Daouled al Irak wa al bilad al Sham (Etat islamique d’Irak et du pays de Sham), Al Sham englobant la Syrie, le Liban, la Palestine et la Jordanie, menaçant de ce fait la péninsule arabe entière.
La créature échappant à ses créateurs, après les décapitations d’Américains et de Britanniques, les Etats-Unis ont alors décidé de la combattre en constituant une coalition internationale dans ce but. Si les Etats du Golfe s’y sont joints, on a vu la Turquie réticente à la rejoindre, annonçant que son objectif principal restait le renversement de Bachar el Assad à Damas. Elle a cependant accepté d’ouvrir ses bases aux avions américains mais ses forces sont restées l’arme au pied, notamment en observant les combats entre Daesh et les Kurdes syriens à Kobané.
Dans cet « Orient compliqué », le Liban a toujours été un exemple unique de cohabitation harmonieuse entre l’islam et la chrétienté. Frontalier d’Israël, il a dû accueillir les réfugiés palestiniens chassés de leurs terres en 1948 puis en 1970 et a subi plusieurs assauts de l’armée de son voisin du sud. Les exigences des Etats-Unis voulant protéger leur allié, interdisent à l’armée libanaise d’être dotée d’armements et d’équipements convenables au prétexte de ne pas modifier les équilibres stratégiques de la région. Pour cette raison, le Hezbollah a supplanté l’armée et possède aujourd’hui une expérience militaire qui a amené l’armée israélienne à évacuer le sud du pays qu’elle occupait depuis 1978 au prix de lourdes pertes. Toutefois la milice du Hezbollah entretient avec l’armée libanaise une coopération permanente et des échanges de renseignements.
Le Liban aujourd’hui n’a pas de Président de la République – nécessairement chrétien maronite – faute de consensus entre les différentes composantes du monde politique libanais, Premier ministre sunnite et Président de l’Assemblée nationale chiite, auxquels s’allient tour à tour d’autres minorités comme les Druzes. Deux camps politiques s’affrontent en permanence, liés à leurs alliances extérieures : le camp dit « du 14 mars » derrière le sunnite Saad Hariri, très lié comme son père à l’Arabie, avec les chrétiens de Samir Geagea chef des Forces libanaises, et le camp « du 8 mars », alliance essentiellement des chiites du Hezbollah et des chrétiens principalement du CPL du général Aoun.
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Pour conclure, la bataille d’aujourd’hui contre Daesh ne peut être gagnée par les seules frappes aériennes et il faudra que des troupes au sol, celles de l’Irak et de la Syrie aidées par leurs alliés, aillent les détruire dans leurs repaires. Dans ce combat, la Syrie comme l’Iran sont incontournables, et il faudra bien que les Etats-Unis en conviennent s’ils veulent vraiment en venir à bout. Il faudra surtout que les soutiens du terrorisme islamique soient forcés d’y mettre fin : l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie. D’autant plus que leur créature se retourne contre eux, en tout cas pour l’Arabie et le Qatar.
Un Moyen-Orient apaisé résultera de la fin du conflit instrumenté pour des raisons stratégiques entre sunnites et chiites qui, si l’histoire de ces deux communautés reste émaillée de conflits sporadiques, ont vécu longtemps de façon relativement harmonieuse dans les différents pays.
L’arc chiite constitué par l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban, à des degrés divers avec des prolongements en Afghanistan, devra trouver un équilibre avec les pays majoritairement sunnites.