Propositions pour insérer la Tunisie au sein du projet des nouvelles routes de la soie
Mehdi TAJE
Expert en géopolitique et méthodologies de la prospective, spécialiste du Maghreb, de la bande sahélo-saharienne et des questions de sécurité, directeur du Cabinet Global Prospect Intelligence (Tunisie)et membre du Collège des conseillers internationaux du CF2R.
Le Programme Régional Sud Méditerranée de la Konrad-Adenauer-Stiftunga publié en juin 2018 une étude approfondie et inaugurale pour le Maghreb et la Tunisie[1]. Pragmatique, cette étude aspire à lever le voile sur ce projet de projection de puissance impériale inédit dans l’histoire de la Chine, d’en examiner les ressorts géopolitiques, économiques, culturels, etc. avoués et non avoués, d’en décrypter l’impact sur notre voisinage euro-méditerranéen et en Afrique du Nord afin d’identifier des orientations stratégiques permettant aux autorités politiques et économiques tunisiennes d’en tirer le meilleur parti et de dégager une vision stratégique à court et à moyen terme quant à son positionnement au sein de ce projet qu’elle ne peut manquer. En effet, un constat se dégage : une méconnaissance généralisée de la Chine, de sa géopolitique, de ses ambitions, y compris dans notre région, de sa pensée stratégique, etc. dictant une sensibilisation approfondie de l’ensemble des acteurs de la scène tunisienne et maghrébine.[2]
La connaissance de la Chine est le point zéro de toute stratégie à son égard.Un Think Tank axé sur l’Asie dans sa globalité devrait être mis en place de manière urgente en Tunisie. Le centre de gravité du monde s’est irrémédiablement déplacé vers l’Asie/Pacifique : pouvons-nous demeurer en marge de cette dynamique structurante ? Il n’en demeure pas moins que ce projet chinois doit être abordé lucidement et sereinement par les autorités tunisiennes, et il convient d’évaluer les attentes chinoises, de peser le pour et le contre, de négocier au mieux de nos intérêts stratégiques et économiques, de s’affranchir des dogmes idéologiques, etc. De rares spécialistes dans notre pays sont en mesure de répondre à ces enjeux. Ils doivent être mobilisés. Un nouveau monde est en gestation, en esquisse, dont nous percevons à peine les contours : il doit être décrypté car le XXIesiècle sera celui de la Chine.
Ce monde chaotique, fragmenté, brisé, en cours de reconfiguration, dérégulé sur les plans stratégiques et vecteur de tensions multiples, nous interpelle tous et dicte plus que jamais une nécessaire analyse des dynamiques à l’œuvre, des forces en présence, du jeu des uns et des autres, des objectifs avoués et non avoués. Il appelle une vigilance et une remise en cause des dogmes passés, une capacité à innover et à s’interroger.Il impose une clarté des visions, une capacité à déchiffrer, à anticiper, à construire des stratégies à court et à moyen terme, de l’audace, du réalisme et du pragmatisme. Ce monde dicte fluidité, agilité et mobilité. Dans ce brouillard stratégique amplifié par la révolution numérique et digitale, nous ne pouvons demeurer passifs, subissant, à l’image d’un bateau ivre, les convulsions de ce monde agité et tourmenté. La Tunisie ne vit pas en autarcie : à moins de gémir en subissant, nous serons amenés à apprendre à cultiver une certaine multipolarité. L’intelligence des situations doit prévaloir. La Tunisie est appelée à développer une diplomatie plus audacieuse et ambitieuse en mesure de tirer le meilleur parti des reconfigurations en cours, de saisir les opportunités et de contrer les menaces. Fondée sur le réalisme, le pragmatisme et l’audace, il s’agira de veiller à la conceptualisation d’une politique étrangère axée sur la défense des intérêts stratégiques nationaux. Cette diplomatie tunisienne innovante devra favoriser l’anticipation des ruptures et permettre souplesse et agilité face à un contexte en évolution perpétuelle. Eviter la paralysie et reprendre l’initiative s’érigent en impératif.
La dimension géopolitique du projet Belt and Road Initiative (BRI) : l’Afrique du Nord et la Méditerranée, jalons d’une vaste manœuvre
Face à la stratégie américaine, la Chine déploie une manœuvre de desserrement de l’encerclement et du Containment, de contre-encerclement et d’évitement des obstacles conformément à sa pensée stratégique. Le projet BRI constitue l’ossature de cette manœuvre stratégique selon deux axes.
– Via les routes terrestres, il s’agit pour Pékin de contrer la stratégie américaine en renforçant son influence sur la Rimland allant du Xinjiang à l’Europe. Participation à l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), construction de gazoducs et oléoducs reliant le Xinjiang au Turkménistan et au Kazakhstan, construction de routes, de voies ferrées, de zones industrielles… vers les pays d’Asie centrale, renforcement de sa présence, y compris militaire, en Afghanistan et au Pakistan, influence accrue au Moyen-Orient, notamment en Iran et en Syrie, constituent autant de jalons visant à édifier une voie terrestre contournant le goulet d’étranglement du détroit de Malacca contrôlé par la flotte américaine. Dans l’esprit du jeu de Go, les routes terrestres du projet BRI visent donc à donner de la cohérence, sur le temps long, à cette vaste manœuvre stratégique.A titre illustratif, le corridor sino-pakistanais reliant le Xinjiang au port de Gwadar, et le corridor Bangladesh-Chine-Inde-Myanmar, ont pour objectif principal de contourner le détroit de Malacca afin de rejoindre l’océan Indien. Par cette manœuvre, l’Inde est également prise à revers et encerclée.
– Via les routes maritimes, la Chine aspire, dans le sillage de la stratégie du « collier de perles », à consolider sa souveraineté sur les mers de Chine (son voisinage immédiat, ses marches), à étendre son influence vers l’océan Indien et l’Afrique de l’Est pour rejoindre le Canal de Suez et la Méditerranée. Des navires chinois croisent d’ores et déjà dans cette mer qui a cessé d’être un lac occidental.
La manœuvre maritime commence à s’esquisser : dans un premier temps, Pékin affirme sa souveraineté sur les mers de Chine via une stratégie militaire dite d’A2/AD (Anti Access/Area Denial), le contrôle d’îles, la construction d’îlots artificiels, le déploiement de sa marine et d’une flotte de pêche massive, l’édification d’une zone aérienne d’identification prioritaire, etc. Un tiers du commerce mondial transite par ces eaux. La réponse américaine, via le déploiement de sa flotte de guerre et d’avions, vise à y affirmer la liberté de navigation et à contrer la stratégie chinoise. Or, pour Pékin, les « marches de l’empire», le voisinage immédiat, constituent la priorité, le premier jalon de la grande stratégie.
La composante maritime du projet BRI a pour objectif prioritaire de permettre à Pékin de renforcer son influence sur ses marches par l’avènement d’un développement économique inclusif, d’une « communauté de destin » évinçant, à terme, les Etats-Unis.Dans un second temps, via les projets relevant de la composante maritime de BRI, il s’agit de renforcer, dans la continuité de la stratégie du « collier de perles », son influence au sein de l’océan Indien et en Afrique de l’Est afin de remonter vers le Canal de Suez. Dans un troisième temps, en s’appuyant sur la base militaire de Djibouti, une influence croissante en Egypte et en Syrie, la prise de contrôle spectaculaire de ports méditerranéens clefs, à l’instar du port du Pirée en Grèce, Pékin aspire, outre la dimension économique, à « jeter les bases de futures niches ou hub de puissance susceptibles de prolonger le collier de perles en Méditerranée »[3]. L’Afrique du Nord sera appelée à occuper une position centrale dans ce dispositif. Enfin, la Méditerranée doit permettre de conforter la projection vers les Atlantiques Nord et Sud et vers le Grand nord arctique.
Suivant la pensée de M. Kais Daly, le Rimlandpourrait être subdivisé en deux espaces : l’Inner Rimlandclassique – Europe, Asie centrale et Chine – et un Outer Rimlandallant du Maroc aux Philippines permettant la prise à revers de l’InnerRimland.Dans la même optique du jeu de Go s’inscrivant dans le temps long, Pékin, en renforçant sa présence – via le projet BRI – au Maroc, en Egypte (donc en Afrique du Nord) et en Afrique de l’Est, aspirerait à consolider son influence sur l’Outer Rimland.
A l’instar de la coopération entre les deux puissances en Syrie, Moscou et Pékin pourraient amorcer une manœuvre stratégique combinant investissements économiques, infrastructures et bases militaires constituant un bloc Afrique de l’Est (base de Djibouti), République centrafricaine, Tchad, Soudan du Nord (Russie), Egypte (bases russes) et Cyrénaïque (Libye), opposé à un bloc sous influence occidentale à l’ouest (Mauritanie, Mali, Niger, Tripolitaine libyenne, Burkina Faso, etc.). La partition de la Libye serait actée. Dès lors, l’Algérie constituera un enjeu de taille à la charnière de ces deux blocs brisant en deux l’Afrique du Nord.
Quel positionnement pour la Tunisie au sein du projet Belt and Road Initiative (BRI) ?
Lors du sommet Chine-Afrique des 3 et 4 septembre 2018 à Pékin, les ambitions affichées lors du discours prononcé par le président chinois Xi Jinping, l’enveloppe de 60 milliards de dollars de financements alloués sous différents formats, la présence de 53 chefs de gouvernement ou chefs d’Etat sur 54 témoignent de l’emprise croissante de la Chine sur l’Afrique dans le cadre d’une exacerbation des rivalités à l’échelle du continent. Comme l’a souligné Xi Jinping dans son discours, « nous respectons l’Afrique, nous aimons l’Afrique et nous soutenons l’Afrique. Nous poursuivons toujours la pratique des « cinq non » dans nos relations avec l’Afrique, à savoir: ne pas s’ingérer dans la recherche par les pays africains d’une voie de développement adaptée à leurs conditions nationales ; ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures africaines ; ne pas imposer notre volonté à l’Afrique ; ne pas assortir nos aides à l’Afrique de conditions politiquse quelconque ; et ne pas poursuivre des intérêts politiques égoïstes dans notre coopération en matière d’investissement et de financement avec l’Afrique.Nous espérons que les autres pays pourront aussi se conformer à ce principe des « cinq non » dans le traitement des affaires liées à l’Afrique ».
Huit orientations stratégiques axées sur la promotion de l’industrie, l’interconnexion des infrastructures, la facilitation du commerce, le développement vert, le renforcement des capacités, la santé, les échanges humains et culturels et la paix et la sécurité fixent le cadre et insufflent un nouvel élan à la relation stratégique Chine-Afrique.
La Tunisie a-t-elle élaboré une stratégie à l’égard de la Chine et du projet BRI répondant aux besoins de son économie et de sa population afin d’en tirer le meilleur parti, à court terme par des initiatives visant la relance de la croissance et de l’économie nationale, et à long terme par son insertion en tant qu’Etat pivot à la croisée de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique ? Au regard des contrats signés par la délégation tunisienne présente au sommet Chine-Afrique, il est permis d’en douter. A titre indicatif, deux mémorandums d’entente ont été signés : études techniques et économiques de préfaisabilité portant sur le pont de Djerba, la voie ferrée Gabès-Zarzis-Médenine et l’extension de la zone économique de Zarzis et installation d’une unité de montage de véhicules MG à destination de l’Europe et de l’Afrique dans le cadre d’un partenariat entre le groupe tunisien Meninx et le groupe chinois SAIC.Mais, il ne s’agit que d’avancées ponctuelles et éparses qui n’obéissent pas à une vision claire combinant court et moyen termes. La politique des One Shot est sans lendemain. A titre comparatif, le Gabon a obtenu une enveloppe de 200 millions de yuans – soit environ 16 milliards de francs CFA – au titre d’aide sans contrepartie devant être consacrée au financement d’équipements militaires et de projets économiques à définir ultérieurement par les deux parties.
Le 11 juillet 2018, la Tunisie et la Chine signaient lors du 8eForum sino-arabe de Pékin un Memorandum of Understanding (MoU) marquant son adhésion au projet Belt and Road Initiative.Il ne s’agit que d’une première étape, le contenu et les modalités restant à définir par les deux parties.
Dans le contexte d’émergence d’un monde polycentrique, d’un éventuel collège des puissances, la Tunisie, tout en sauvegardant sa relation stratégique à l’Europe et aux Etats-Unis, devra veiller à se positionner au mieux au sein de cette nouvelle équation géopolitique. Il s’agit, dans le cadre d’une stratégie progressive de diversification, de tirer avantage, sur les plans sécuritaire et économique, de cette nouvelle architecture des puissances en gestation. Ainsi, sans heurter la garantie de sécurité occidentale, il conviendra d’élargir le spectre de coopération de la Tunisie à l’échelle planétaire en privilégiant la défense de l’intérêt national.En cultivant la multipolarité, une intégration savamment conceptualisée et pensée au sein du projet BRI élargira notre marge de manœuvre et de négociation avec nos partenaires traditionnels, UE et Etats-Unis mais également le Japon, la Corée du Sud, etc.
A ce stade, concernant relations tuniso-chinoises, deux conclusions liminaires s’imposent :
– Les différentes orientations adoptées à l’égard de la Chine ne constituent pas une stratégie au service d’une vision et d’un projet global.Compte-tenu de cette absence de cohérence, en se référant aux relations établies par le Maroc, l’Egypte et l’Algérie, la Tunisie accuse un retard préjudiciable qu’il convient de combler. Les relations ne s’inscrivent pas dans un cadre général à l’instar des accords de partenariat stratégique conclus par les autres pays d’Afrique du Nord. Or, l’adhésion formelle au projet BRI passe par un accord-cadre éminemment politique. Elle doit résulter d’une forte volonté politique portée par les chefs d’Etat et les rencontres au sommet, lesquelles revêtent, semble-t-il, une importance particulière ;
-L’adhésion du Maroc et de l’Egypte découle, certes, d’une volonté politique forte mais également de leur attractivité du fait de leur capacité à valoriser leurs atouts à l’égard du projet BRI. Pour la Tunisie, les performances insuffisantes en matière de connectivité, de logistique et d’infrastructures constituent de sérieux handicaps pour la montée en gamme dans les chaînes de valeur mondiales (CVM) et par conséquent pour une adhésion au projet BRI: « ces aspects sont particulièrement importants pour la Tunisie, marché de taille limitée, dont la stratégie d’attraction des IDE doit prendre en compte l’accès aux grands marchés étrangers à proximité. La performance des infrastructures physiques et des services qui y sont attachés est également un élément clé de l’intégration des entreprises aux CVM, permettant de connecter les producteurs aux marchés et de faciliter le commerce et l’investissement. Parmi eux, les services auxiliaires du transport et du commerce représentent presque un quart de toute la valeur ajoutée domestique des services dans les exportations manufacturières tunisiennes[4]».
Propositions pour un positionnement de la Tunisie au sein du projet BRI : audace et réalisme
Dans ce cadre, il convient d’identifier quelques pistes en mesure d’insuffler un nouvel élan aux relations tuniso-chinoises et de permettre, dans les meilleures conditions, l’insertion de la Tunisie au sein du projet BRI. Nous nous limiterons volontairement à des recommandations générales esquissant les contours d’une vision appelée à être conceptualisée puis déclinée en plan d’action par secteurs (diplomatie, économie, finance, culture, etc.). Ces recommandations ne constituent que des hypothèses et interrogations ayant pour vocation de soulever un débat et d’alimenter une réflexion plus approfondie quant à leur faisabilité.
– Constituer une commission interministérielle en charge d’évaluer les avantages et les inconvénients de l’insertion de la Tunisie au sein du projet BRI. La prudence, le pragmatisme, le réalisme et l’habileté doivent guider la démarche tunisienne. L’exemple du port d’Hambantota au Sri Lanka est emblématique. Empêtrées dans une crise financière et se retrouvant dans l’incapacité d’honorer leurs dettes, les autorités sri-lankaises ont été contraintes d’attribuer à la Chine une concession de 99 ans pour ce port. C’était probablement l’objectif final recherché par Pékin dès le début. Comme le souligne Emmanuel Lincot, « nombre de spécialistes à partir des théories de Joseph Nye y voient l’illustration parfaite de ce qu’ils appellent le « Sharp Power »; une stratégie insidieuse que Chinois et Russes auraient en partage, et ayant recours à un spectre très large de moyens coercitifs visant à neutraliser l’adversaire. Cela ne nous interdit en rien la coopération et la négociation avec la Chine. Toutefois, celle-ci doit être mesurée et accompagnée d’une vigilance sans faille»[5]. Cette cellule, constituée de spécialistes aguerris de la Chine, devra identifier les axes prioritaires à mettre en œuvre à court terme afin d’attirer les investissements chinois dans le cadre de ce projet en renforçant l’attractivité de la Tunisie. Il s’agit également d’insuffler de la cohérence aux politiques publiques à l’égard de la Chineet d’assurer une coordination de l’action gouvernementale en évitant la dispersion des efforts et les «doublons.
– Organiser une visite d’Etat en Chine du Président de la République dans les plus brefs délais.
– Examiner l’opportunité de se positionner en porte d’entrée de la Chine vers la Libye. Dans le cadre de la future reconstruction du pays et de l’aspiration de Pékin à retrouver une influence en Libye, des joint-ventures entre entreprises tunisiennes et chinoises pourraient-elles être établies ? La Tunisie offrirait sa connaissance du terrain et ses liens avec les personnalités, tribus et clans libyens influents. Les « réseaux » tunisiens devront être mis à contribution. La construction par la Chine d’une ZES (Zone Economique Spéciale) dans le sud du pays, non loin de la frontière libyenne, irait en ce sens.
– La Tunisie, au cœur de la Méditerranée, voisine de la Libye et de l’Algérie riches en ressources énergétiques et stratégiques, doit s’ériger en plateforme idéale de projection vers ces pays et la profondeur sahélienne. Ce positionnement stratégique doit être valorisé auprès de Pékin dans le cadre d’une rivalité croissante avec les puissances occidentales. Sans heurter la garantie de sécurité occidentale, il s’agira, pour Tunis, d’élever son potentiel de négociation et d’amplifier sa marge de manœuvre. Dans ce cadre, il conviendra d’identifier les axes d’intérêts chinois en Tunisie, de partir des besoins exprimés par Pékin et de négocier au mieux des intérêts de la Tunisie en incluant les besoins de la Chine dansdes « package de négociation »tenant compte prioritairement de nos intérêts stratégiques et économiques. A titre illustratif, si Pékin convoite le port de Zarzis, il s’agira pour les autorités tunisiennes d’inclure dans le développement de ce port d’autres investissements ciblant des projets prioritaires pour la Tunisie. La realpolitik et le pragmatisme devront guider la démarche tunisienne.
– Valoriser le volet culturel avec des échanges universitaires, touristiques, culturels, rencontres entre chefs d’entreprises, apprentissage du Mandarin, etc. Les chefs d’entreprises tunisiens doivent être sensibilisés à la culture et à la pensée stratégique chinoise afin de surmonter les barrières culturelles et de négocier au mieux avec la partie chinoise. La méconnaissance de la Chine par les acteurs de la scène tunisienne doit être surmontée. Les décideurs publics et les élites économiques et politiques gagneraient à mettre en place de manière urgente un Think Tank axé sur l’Asie dans sa globalité. Apprendre à travailler avec les Chinois et les Asiatiques en cernant leur pensée stratégique s’érige en imperative.
– Dans le même ordre d’idée, afin de tester la recevabilité de nos initiatives et orientations stratégiques à l’égard de la Chine, une pépinière d’experts tunisiens sur la Chine et plus globalement l’Asie devra être progressivement constituée. En ce sens, la coopération universitaire devra être significativement renforcée avec l’inscription de doctorants tunisiens au sein des plus grandes universités chinoises, l’ouverture de MOOC (Massive Open online Courses) tuniso-chinois, etc.
– Intensifier et multiplier à tous les niveaux les rencontres et les échanges avec les autorités chinoises et les acteurs chinois dans leur globalité.
– Dans le sillage des élections municipales de mai 2018 actant l’ancrage d’une démocratie locale en Tunisie, il serait opportun d’initier, sur le modèle français d’Open Bretagne Chine 2018, des jumelages entre villes et régions tunisiennes et chinoises insufflant un nouvel élan à la coopération entre la Tunisie et la Chine en surmontant les frilosités gouvernementales. Comme le souligne Emmanuel Lincot, « nous attendons souvent trop de nos seuls dirigeants et ambassades. Ces dernières sont saturées ou prudentes. Nous devons dès lors également privilégier d’autres relais, ceux de la société civile.C’est ce que j’appelle la démocratie participative au service de la diplomatie réelle »[6].
– Examiner la possibilité et l’opportunité d’axer la coopération avec la Chine sur des secteurs à haute valeur ajoutée s’inscrivant dans le cadre de la révolution numérique et digitale. La partie tunisienne pourrait réfléchir aux modalités élevant son attractivité afin d’être en mesure de proposer aux autorités chinoises de financer en Tunisie, dans le cadre de la « future route de la Soie digitale” ou Digital Silk Road , des incubateurs de starts-up irradiant vers le Maghreb et l’Afrique. La stratégie Made in China 2025 vise à ériger la Chine en superpuissance scientifique et technologique, leader des secteurs qui façonneront le paysage industriel de demain. Des avancées spectaculaires sont déjà enregistrées par Pékin, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle. La guerre commerciale initiée par les Etats-Unis vise en réalité à porter atteinte à cette dynamique susceptible de très rapidement relativiser l’avancée occidentale. Notre capital de sympathie et la haute qualification de nos ingénieurs doivent être valorisés à l’égard de notre profondeur historique sahélienne et plus globalement africaine dans le cadre d’une relation triangulaire avec Pékin.
– Plus globalement, il conviendrait de valoriser notre positionnement à l’égard de l’Afrique auprès de Pékin. L’Europe étant la cible de la Chine, le marché à conquérir et l’Afrique le réservoir de ressources convoitées, la Tunisie, au cœur de l’Afrique du Nord et de la Méditerranée, pourrait œuvrer à s’ériger en plateforme de services de soutien pour Pékinqui aura de plus en plus besoin de partenaires fiables.
– Examiner les modalités d’implication de la Chine dans la réalisation des grands projets et des infrastructures routières, ferroviaires et maritimes visant à désenclaver les régions intérieures et à accroître l’indice de connectivité de la Tunisie, tout en relançant l’économie du pays. Il conviendra de sélectionner et de prioriser des projets s’inscrivant dans une vision à long terme.
– Envisager de construire, en partenariat avec la Chine, des centrales solaires d’envergure dans le Sahara tunisien alimentant en électricité verte le marché intérieur mais également les pays d’Europe du Sud, l’Allemagne et surtout les pays de la bande sahélo-saharienne. Tunis s’érigerait ainsi en hub d’énergie solaire tourné vers l’Europe et l’Afrique tout en assurant sa sécurité énergétique en diminuant sa dépendance à l’égard du gaz algérien.
– A plus long terme, il conviendrait d’œuvrer à ériger la Tunisie en plateforme de production et d’innovation, véritable EuromedValley et Nearshore européen des industries et des services à forte valeur ajoutée.Est-ce réalisable ? A quelles conditions ?Compte tenu de l’impact de la révolution numérique et digitale en cours, Tunis devrait-elle se positionner en Hub digital et numérique à la croisée de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique ? La même stratégie pourrait être appliquée au secteur bancaire. Ainsi, elle se distinguerait des autres pays d’Afrique du Nord.
– Afin de renforcer l’attractivité du site Tunisie, Tunis devrait réfléchir aux modalités de son insertion au sein du projet BRI suivant une vision à long terme, valorisant sa position géographique au centre d’une verticale Europe-Maghreb et Afrique. A ce stade d’évolution du projet BRI, il est possible de formuler une hypothèse de travail appelée à être développée ultérieurement en examinant sa faisabilité et son intérêt auprès de Pékin : la Tunisie, au cœur de la Méditerranée, devra renforcer ses relations avec l’Italie, terminus de la route maritime de la Soie. Conjointement avec la Libye (entité tuniso-libyenne), la Tunisie se positionnera en Etat pivot établissant la jonction entre les pays d’Europe du Sud privilégiés par le projet BRI, à l’instar de l’Italie, et la route sahélienne de la Soie reliant l’Ethiopie ou le Soudan au Cameroun-Nigéria.La jonction s’établira depuis une route terrestre reliant la Tunisie à N’Djamena au Tchad en passant par le territoire libyen (cette route, à l’état de projet, constitue un tronçon de la route Tripoli-Le Cap s’étendant sur 10 808 km). Cette “route de la soie sahélienne” pouvant être connectée aux différentes infrastructures d’Afrique de l’Est, la Tunisie permettrait la jonction entre l’Europe du Sud et l’Afrique de l’Est suivant une route terrestre africaine et la voie maritime transitant par le Canal de Suez. L’adhésion de la Tunisie à la COMESA élève d’ores et déjà l’attractivité du site Tunisie. La ligne maritime reliant le port de Radès à Qingdao en Chine pourrait constituer le premier jalon :« en réaction au lancement de cette nouvelle ligne, le Directeur du commerce extérieur au ministère tunisien du Commerce, Khaled Ben Abdallah, pense que la rentabilité de pareille ligne pourrait générer une plateforme commerciale triangulaire reliant la Chine, l’Afrique de l’Est et la Tunisie, d’où l’impératif d’une exploitation optimale de cette ligne maritime »[7].
[1] Cette étude intitulée Les nouvelles routes de la Soie et l’Afrique du Nord : quelles synergies ? a été rédigée par Mehdi Taje en collaboration avec le Contre-Amiral (R) Tarek Faouzi El-Arbi (http://www.kas.de/poldimed/en/publications/52881/ ou http://www.kas.de/wf/doc/kas_52881-1522-2-30.pdf?180620105608).
[2] https://arretsurinfo.ch/crise-des-rohingyas-scenarios-de-conflit-et-propositions-de-reconciliation/
[3] « Tribulations chinoises en Méditerranée », Roxana Cristea, Sécurité Globale, n°11, mars 2017 (https://www.geostrategia.fr/tribulations-chinoises-en-mediterranee).
[4] L’investissement en faveur de la montée en gamme de la Tunisie dans les chaînes de valeur mondiales, OCDE. Division de l’Investissement, 2014.
[5] « Les enjeux stratégiques des routes de la Soie », Entretien avec Emmanuel Lincot, Programme Asie, Asia Focusn°71, IRIS, mai 2018, p.7.
[7] Amel BelHadj Ali, « Tunisie-Chine : la ligne maritime entre Radès et Qingdao rééquilibrerait les échanges commerciaux», Webmanagercenter, 4 décembre 2017 (https://www.webmanagercenter.com/2017/12/04/413294/tunisie-chine-la-ligne-maritime-entre-rades-et-qingdao-reequilibrerait-les-echanges-commerciaux/).