OTAN : le paradoxe de la Turquie
Cengiz AKTAR
Dans un article précédent, je comparais la politique d’apaisement de l’Occident envers Moscou avec celle vis-à-vis d’Ankara. Je faisais valoir que cette politique était motivée par la crainte de perdre « la Turquie, leur partenaire de l’OTAN », au profit de la Russie. Récemment, un article du Financial Times a soutenu la même thèse, en estimant qu’une Turquie « déliée » pourrait facilement tomber dans l’escarcelle de la Russie.
À titre d’exemple, la Turquie a demandé aux États-Unis l’achat de 40 avions de combat F-16 fabriqués par Lockheed Martin et d’environ 80 kits de modernisation pour les avions de combat existants. L’administration Biden affirme à présent que « les États-Unis soutiennent la modernisation de la flotte de chasseurs de la Turquie parce qu’il s’agit d’une contribution à la sécurité de l’OTAN et donc à la sécurité américaine ».
Une telle approche fait que l’Occident tolère et soutient en fait la rhétorique belliqueuse d’Ankara et ses actions à l’intérieur et à l’extérieur du pays depuis des années. Passons-les en revue, car elles s’accumulent.
L’association d’Ankara avec l’État islamique (Daech) en est une illustration majeure. Récemment, les forces américaines ont éliminé Maher al-Agal, le chef de Daech en Syrie, ainsi qu’un de ses proches collaborateurs. L’opération a eu lieu dans la ville syrienne de Jinderes, située dans la province d’Afrin occupée par la Turquie depuis 2018. Al-Agal était manifestement installé sur place pour y réaliser ses opérations.
De même, Abu Ibrahim al-Hashimi al-Qurashi, considéré comme le second calife de l’État islamique, qui vivait dans le gouvernorat d’Idlib occupé par la Turquie, s’est fait exploser lorsque sa maison a été encerclée par les forces de la coalition anti-Daech. Avant son élimination, le 3 février 2022, son prédécesseur, Amir Muhammad Sa’id Abdal-Rahman al-Salbi – inscrit sur la liste des Nations unies (QDi.426) –, avait été tué lors d’une opération antiterroriste ; menée encore par les États-Unis à Atmah, en Syrie, une ville du gouvernorat d’Idlib contrôlée par la Turquie. Et en 2019, Abou Bakr al-Baghdadi, le calife de l’EI, a été éliminé dans son quartier général de la ville de Barisha, toujours dans le gouvernorat d’Idlib, à quelques centaines de mètres du territoire turc proprement dit.
La complaisance de l’Occident à l’égard du soutien manifeste ou dissimulé d’Ankara à Daech et à d’autres groupes terroristes figurant sur la liste de l’ONU – comme Hay’at Tahrir al-Sham (HTS) – n’est pas nouvelle. En 2013 déjà, les observateurs internationaux avaient inventé la formule « l’autoroute djihadiste » pour désigner les facilités fournies par la Turquie aux combattants de l’Etat islamique qui utilisaient opportunément ce pays comme base arrière grâce à ses 877 km de frontières communes avec la Syrie. Cette année-là, il a été signalé que quelque 30 000 combattants djihadistes avaient utilisé le territoire de la Turquie pour entrer et sortir de Syrie.
Un rapport du Secrétaire général de l’ONU indique au paragraphe 40 : « Les routes migratoires restent sous la surveillance des autorités compétentes des États européens, comme l’illustre l’arrestation en Bulgarie, en novembre 2021, d’un combattant terroriste étranger belgo-marocain revenant de Turquie qui avait été un associé d’Abdelhamid Abaaoud, le ‘cerveau’ des attentats de Paris de 2015 dirigés par Da’esh ». Les services de renseignement occidentaux disposent sûrement de nombreuses informations de ce type. Mais malgré des preuves bien documentées, Ankara n’a jamais été pointée du doigt par ses alliés.
Le deuxième exemple de tolérance des Occidentaux envers Ankara concerne ses actes de belligérance dans son voisinage. La Turquie est en effet impliquée dans des guerres de conquête et d’influence en Syrie sous couvert d’actions antiterroristes qui visent néanmoins réellement les Kurdes syriens qui sont le moteur de la lutte contre Daech en Mésopotamie. Ankara contrôle désormais d’importantes parties du nord-est de la Syrie à la suite de ses trois incursions de 2016, 2018 et 2019. Ankara joue toujours les grandes puissances que sont la Russie et les États-Unis, présentes sur le terrain, les unes contre les autres. Les conséquences funestes de l’invasion d’Ankara sont dûment documentées dans les rapports de la Commission indépendante soumis au Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU. Et aujourd’hui, Ankara menace d’envahir les villes syriennes de Tal Rifaat et Manbij.
Il faut ajouter aux entreprises militaires d’Ankara, ses opérations illégales dans le nord de l’Irak – depuis 2018, Bagdad a enregistré 22 700 atteintes à la souveraineté de l’Irak –, sa présence illégale en Libye au mépris des résolutions du Conseil de Sécurité des Nations unies, ainsi que ses défis continus à la souveraineté de Chypre et de la Grèce.
Le troisième exemple du silence occidental concerne le soi-disant jeu d’équilibre de la Turquie entre l’Occident et la Russie. Ankara flirte ouvertement avec Moscou, qui répond avec bonheur car ce jeu lui permet de saper de l’intérieur l’unité de l’OTAN. Le couple Erdoğan/Poutine va se retrouver le 5 août à Sotchi. Il en va de même pour le flirt occasionnel, mais non moins anti-occidental, d’Ankara avec l’Iran. Le 19 juillet, Erdogan a rencontré Poutine et Raïssi à Téhéran dans une posture clairement anti-occidentale.
Rappelons que la Turquie a acheté des systèmes de missiles russes S-400 incompatibles et hostiles à l’OTAN, a refusé de se joindre au régime de sanctions occidentales contre la Russie et la Biélorussie ; qu’elle a scrupuleusement licencié les généraux de haut rang qui ont servi à l’OTAN suite aux purges consécutives à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 ; qu’elle a bloqué l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN et qu’elle continue de permettre aux céréales ukrainiens volées par la Russie d’atteindre les ports turcs et appelle maintenant au retrait des forces américaines de Syrie à la suite de la réunion du 19 juillet.
Malgré cela, à chaque fois qu’Ankara agit de façon directe ou indirecte contre ses alliés, ces derniers font l’autruche, voulant croire que l’action n’est pas dirigée contre eux mais qu’elle est uniquement motivée des enjeux de politique intérieure. Les explications et les analyses abondent sur les « objectifs nationaux » de la décision, comme si l’Occident voulait désespérément croire à l’alignement occidental solide comme le roc d’Ankara.
Pourtant, le paradoxe demeure : plus l’OTAN ferme les yeux sur les motivations anti-OTAN et anti-occidentales d’Ankara afin de maintenir la Turquie dans l’Alliance, plus elle met en péril sa sécurité. À tel point que certaines des menaces sécuritaires décrites dans le concept stratégique nouvellement ratifié sont rédigées comme pour désigner la Turquie, sans la nommer.
Toutes les tactiques d’apaisement se ressemblent, celle-là ne fonctionnera pas à long terme et un Occident qui sème le vent récoltera la tempête. Comme pour la Russie !
Le dernier livre de Cengiz Aktar, Le Malaise turc, a été publié aux éditions Empreinte (https://www.editions-empreinte.com/le-malaise-turc-)