Nouvelles tactiques des groupes islamiques du Sahel et du Proche-Orient
Dr Marcin Styszynski
Professeur assistant à l’université Adam Mickiewicz de Poznan (Départment des Etudes arabes et islamiques).
Il est également membre du corps diplomatique de la République de Pologne et de l’Association polonaise de rhétorique.
Le début de l’année 2014 met en lumière les nouvelles tactiques des organisations islamiques et rebelles qui sont actives au Maghreb, au Sahel et au Proche-Orient. Il s’agit de l’utilisation des concepts de séparatisme, de patriotisme ou de nationalisme et de leur combinaison avec les valeurs de l’islam politique, de la charia ou du djihadisme. Les exemples du Sahel et de la Syrie illustrent ces nouvelles démarches.
1. Une nouvelle alliance vient de voir le jour au Maghreb entre deux groupes touaregs : Le mouvement des Fils du Sahara pour la justice islamique (MFSJI[1]) – crée en 2007 et dirigé actuellement par Abd al-Salam Tarmoun – et Harakat al-Ahrar (Le Mouvement des libres), crée en 2005 et dirigé par Boukhami Bay al-Souqi. Leur récente déclaration commune[2] est très différente des annonces traditionnelles effectuées par les groupes islamiques.
Cette alliance permet à Harakat al-Ahrar d’entrer en force au sein de la nébuleuse des groupes rebelles qui luttent depuis longtemps contre les autorités des pays de la région. Boukhami al-Souqi vient du clan sahraoui al-Souqi. Il a collaboré sans succès avec plusieurs partis politiques ainsi que des hommes d’affaires algériens. Il a été emprisonné en 2005 à Tamanrasset, accusé d’avoir cherché à déclencher une révolte contre l’Etat. En 2009, il disparaît de la scène politique et se réfugie en Libye.
Le manifeste diffusé par le deux organisations, début janvier 2014, marque le grand retour d’al-Souqi. Les principaux points évoqués dans le manifeste concernent la défense des droits et des conditions sociales des sahraouis, lesquels sont négligés et maltraités par les autorités algériennes. La situation au Sahara est extrêmement inégalitaire, entre des populations locales très démunies et la richesse des politiciens, des militaires et des représentants des entreprises pétrolières. Ces derniers se moquent totalement, selon Al-Souqi des besoins de la société.
Les deux organisations prônent également la création d’un « Grand Sahara » qui unifierait clans et tribus touarègues sous les valeurs de l’islam. Pourtant, les idées avancées dans le manifeste sont plutôt séparatistes et nationalistes. Les slogans religieux n’apparaissent qu’au second rang. Les leaders des deux formations évoquent principalement les droits, les demandes sociales, l’indépendance et l’histoire des Touarègues, en les distinguant des autres communautés du Sahara comme les Arabes et les peuples venant d’Afrique noire. Le laïcisme est illustré par la musique touarègue qui ouvre et finit la diffusion du communiqué. D’habitude les groupes islamistes utilisent plutôt des chants et des hymnes religieux (nachid).
Le manifeste est également l’occasion, pour Al-Souqi, d’adresser une véritable déclaration de guerre au pouvoir algérien, qui refuse tout dialogue et n’entend plus les demandes des habitant du Sud. Al-Souqi s’adresse directement au président Bouteflika en soulignant que les touaregs – et notamment son propre clan – ont montré plusieurs fois leur patriotisme et leur courage. Ils ont lutté depuis le XIXe siècle contre l’impérialisme et la domination française dans la région. Or, malgré son engagement au profit de l’Etat algérien, Al-Souqi est toujours persécuté par le pouvoir et a été emprisonné et torturé, en 2005, à Tamanrasset.
Enfin, les leaders des deux groupes armés évoquent aussi les citoyens étrangers travaillant dans les entreprises pétrolières dans le sud de l’Algérie. Tout en affirmant leur attitude pacifique envers les Occidentaux, ils exigent de étrangers présents localement qu’ils transmettent au monde entier un message décrivant objectivement la situation tragique du Sahara. Ainsi, ils laissent planer la menace d’un enlèvement potentiel d’Occidentaux lesquels seront alors forcés de communiquer des messages favorables aux rebelles.
2. Un phénomène similaire est en train de se manifester en Syrie. Il est possible de l’observer à travers les querelles, rivalités et scissions au sein des groupes islamistes et djihadistes.
Ainsi, Djaych al-moudjahidin (L’armée des moudjahidines) ; dirigé par Chahab ad-Din, apparaît comme une organisation moins radicale, car elle rejette les idées de takfir (dénoncer les musulman comme incroyants) et parce qu’elle s’est déclaré prête à négocier avec l’opposition laïque et l’Armée syrienne libre (ASL). Un autre groupe, Djabhat thouwwar Surya (Le Front révolutionnaire de Syrie), a aussi pris ses distances avec les djihadistes. Sous le commandement de Djamal Maarouf. Ce mouvement coopère avec l’ASL, tout en gardant ses demandes liées au islamisme et le charia. De même, Djabha Islamiyya (Le Front islamique) – commandé par Zahrane Alouch – réunissant huit organisations rebelles, est devenu l’un des principaux mouvements islamiques sous le commandement et s’oppose à la fois à Al-Qaida et aux forces laïques, en cultivant ses propres buts idéologiques.
Le conflit entre islamistes concerne aussi les deux groupes les plus puissants : L’Etat islamique en Iraq et au Levant (EEIL) et Djabhat Nusra (Le Front Al-Nosra). Djabhat Nusra essaie de prendre le leadership de la nébuleuse djihadiste en Syrie, en éliminant les combattants qui appartiennent aux structures étrangères.
La division des groupes islamistes et les rivalités entre les combattants ont entraîné l’intervention d’Ayman al-Zawahiri, qui a diffusé dernièrement trois communiqués successifs. Dans sa première déclaration, le leader d’Al-Qaida critique l’alliance des militants irakiens et syriens, en soulignant que chaque formation doit se concentrer sur son propre pays. Quelques semaines plus tard, dans un nouveau communiqué, il conseille à tous de mettre fin aux palabres, afin se concentrer sur leur unification et sur la lutte contre le régime syrien. Enfin, l’idée de la réconciliation est encore une fois au cœur de sa troisième intervention intitulée : « Libération du cercle de l’inefficacité et la perte », qui présente le nouveau credo de l’organisation après trois années de Printemps arabes. Al-Zawahiri y évoque l’importance et la nécessité de l’unification du front djihadiste mondial. Le leader d’Al-Qaida s’adresse aux différents combattants de Tchétchénie, d’Egypte, de Syrie ou de Libye, en soulignant que toutes les composantes du mouvement djihadiste ont les mêmes buts : protection des droits de la communauté musulmane, imposition de la charia, instauration d’un Etat religieux, etc.
Malgré les idées communes aux différents mouvements islamistes, l’activité rebelle en Syrie traduit plutôt une « nationalisation » du djihad et l’élimination des combattants étrangers par les groupes locaux qui les jugent dangereux et totalement en décalage avec les aspirations de la société syrienne. Les combattants des groupes nationaux, souvent moins radicaux dans leurs comportements, sont plus acceptables pour les habitants et les différentes forces politiques qui visent la chute du régime syrien. Ils semblent les percevoir comme étant capables de dialoguer afin d’arriver à un compromis.
L’activité rebelle au Maghreb, au Sahel et au Proche-Orient semble traduire l’affaiblissement de la structure hiérarchique centrale dirigée par Ayman al-Zawahiri, malgré les efforts de ce dernier afin de maintenir l’unité des tous les combattants dispersés sur les « fronts » du djihad. En effet, depuis peu, les groupes islamistes les plus radicaux se divisent et plusieurs mettent désormais en avant des motivations sociales, séparatistes ou nationalistes. Paradoxalement, cette « nationalisation » du djihad est prônée par un autre stratège important dAal-Qaida, Abu Musab al-Souri, qui encourage les actes individuels et la création de structures séparées et informelles afin de poursuivre la lutte dans différents pays.
Ce phénomène semble dépasser les seuls cas saharien et syrien. En effet, récemment, un conflit est apparu entre les djihadistes de la Corne de l’Afrique, surtout en Somalie, où les Shabaab ont ouvert un débat qui posait la question de la limitation de leur activité dans les territoires somaliens ou bien l’extension de leur lutte aux pays voisins, notamment au Kenya.
Le changement de démarche se traduit également par l’importance des motivations personnelles fortes de la part des combattants. Ainsi, Al-Souqi, crie vengeance à cause de ses expériences tragiques dans les geôles de Tamanrasset. Et Abd al-Salam Tarmoun, le chef des Fils du Sahara pour la justice islamique veut venger son prédécesseur, Lamine Bencheneb tué par le forces spéciales algériennes pendant l’attaque d’In Amenas.
Mais est-ce là une manœuvre ou la réalité ?
La situation actuelle rappelle les événements de 2012 au Mali, à l’occasion du soulèvement touareg qui réclamait initialement l’indépendance du Sahel avant de se transformer en rébellion djihadiste en raison de la coopération avec des organisations le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) ou Ansar ad-Din.
La « régression » des motivations religieuses est-elle une réalité ou bien n’est-ce qu’une dissimulation, une nouvelle tactique comme celle qu’employèrent plusieurs mouvements islamiques lors des « Printemps arabes », donnant l’impression qu’elles acceptaient les idées libérales et démocrates?
- [1] Ce groupe a joué un rôle essentiel lors de l’attaque terroriste d’In Amenas, en Algérie, en 2013, apportant son appui logistique et en personnels à l’opération.
- [2] http://www.youtube.com/watch?v=iP3C4Nh0xWo