La nécessaire amélioration de la gouvernance du renseignement en Afrique
Jean-François CURTIS
Stratégiste, spécialiste Sécurité et Défense. Conseiller technique, ministère des Eaux et Forêts, République de Côte d’Ivoire.
Les services de renseignement occidentaux connaissent depuis 15 ans une phase de réorganisation et d’adaptation face à la menace terroriste. En Afrique, les services sont quant à eux, plus que jamais, mis à l’épreuve du fait de menaces de plus en plus complexes mais également en raison de leurs carences de plus en plus marquées. Au cœur de l’évolution du renseignement, demeure la question de sa gouvernance. Où en sont les pays africains, dans leur compréhension des enjeux liés au renseignement ? Où en sont-ils avec la réforme de leurs services ? Comment font-ils face aux exigences de gouvernance démocratique ?
L’état des lieux du renseignement en Afrique n’est guère encourageant. La contribution des services à la sécurité nationale est faible pour ne pas dire insuffisante, compte-tenu du déficit majeur d’anticipation des risques et menaces. Les multiples crises intra-étatiques, essentiellement caractérisées par des coups d’Etats, traduisent bien souvent l’inefficacité de services de renseignement et de sécurité obsolètes, tant dans leur gouvernance, que dans leurs missions, méthodes et moyens. L’accroissement des menaces comme le terrorisme et la criminalité, reflète leurs carences : si ces services étaient efficaces, cela permettrait au moins de réduire l’expansion de la terreur et du crime sur le continent, à défaut de l’éradiquer. Les enjeux liés à la cybercriminalité sont également à peine pris en compte ; les services de renseignement africains sont davantage dans la réaction à cette menace plutôt que dans l’anticipation. Les remises en question face aux divers échecs dans l’exécution de leurs missions, sont rares pour ne pas dire inexistantes. Les questions d’intégrité, de transparence, de redevabilité et d’éthique sont elles aussi, dans la plupart des cas, ignorées car contraignantes pour les gouvernements et souvent bafouées par les services de renseignement.
Toutefois, il serait injuste de considérer que les services de renseignement sont les premiers responsables du manque d’anticipation des risques et menaces qui guettent et frappent le continent. En effet, la responsabilité incombe avant tout, à l’exécutif des pays africains qui, très souvent, navigue à vue sur les questions de renseignement, du fait d’une absence de stratégie nationale en la matière. Il arrive parfois que des dispositions soient prises pour définir une politique, mais celles-ci s’inscrivent souvent dans le cadre d’une réforme du secteur de la sécurité qui peine à se réaliser, tant dans sa conception que dans son exécution. Pire encore, les pays africains calquent l’organisation de leur renseignement sur le modèle des services des anciens pays colonisateurs, lequel ne correspond pas aux exigences africaines et explique aussi en partie leur inefficacité.
Ce constat nous confronte donc à l’inéluctable question de la gouvernance du renseignement en Afrique. Comment les services de renseignement sont-ils organisés et coordonnés ? Quelles sont les dispositions légales qui encadrent leur action ? Le sujet est vaste et d’une complexité déconcertante tant les difficultés sont multiples, endogènes et exogènes.
En matière de législation, le renseignement est très souvent insuffisamment encadré. Bien des pays africains occultent la nécessité de légiférer en la matière du fait du mythe qui entoure le sujet, à savoir que le renseignement relève exclusivement de l’exécutif et du « secret d’Etat ». Cela bloque toute action à caractère démocratique vers plus de transparence. Ainsi, le renseignement en Afrique demeure extrêmement opaque et illisible tant le sujet est tabou et ne saurait être débattu ouvertement dans certains Etats au régime rigide et fébrile.
De même, la coordination des différents services de renseignement qui cohabitent dans les pays africains, demeure déficiente. La rivalité des services crée un climat qui favorise l’inefficacité et la méfiance. Certains pays essaient de centraliser la gestion des services, à l’image la Côte d’Ivoire qui a créé une Coordination nationale du renseignement regroupant tous les acteurs du secteur, mais sans encore mesurer si cette initiative améliorera la situation.
Pour mesurer l’efficacité des services en matière de gouvernance du renseignement, l’un des classements les plus reconnus est le Government Defence and Anticorruption Index produit par Tranparency International. Ce rapport évalue les risques de corruption dans les secteurs de la défense et de la sécurité dans le monde et indique le niveau de bonne gouvernance des pays, notamment dans le secteur du renseignement. A ce titre, il faut retenir que dans son édition de 20131, Transparency International relève que 85% (12 sur 14) des pays d’Afrique subsaharienne notés ont obtenu une note inférieure à 50/100. L’Afrique du Sud et le Kenya sont les seuls pays d’Afrique noire ayant obtenu la moyenne, soit 50/100.
Tout compte fait, le tableau dépeint ci-dessus permet d’identifier plusieurs anomalies à corriger dans l’urgence par les gouvernements des pays concernés. Ainsi nous proposons comme actions correctives, applicables à tous les pays africains, les mesures suivantes :
1. Il est impératif que l’exécutif élabore une stratégie nationale du renseignement, soucieuse des normes démocratiques, qui soit cohérente, pragmatique et réaliste, afin de permettre l’anticipation des risques et des menaces.
2. Il appartient à chaque gouvernement de mettre en place un mécanisme unique de coordination nationale de l’action en matière de renseignement. Ce mécanisme devra inclure tous les services de renseignement, permettant l’émergence d’une véritable « communauté ».
3. Il est impératif que les lois évoluent pour prendre en compte le renseignement et pour encadrer l’action des services. En effet, bien des pays africains ne disposent pas de l’arsenal juridique nécessaire, non seulement pour encadrer cette impérieuse activité mais aussi pour protéger le citoyen contre d’éventuelles dérives.
4. En matière de gouvernance, il est important que les services soient davantage responsabilisés, qu’ils rendent compte de leurs activités et que les Assemblées jouent un rôle de garant de leur fonctionnement démocratique. Le contrôle parlementaire est indispensable pour assurer un raisonnable degré de transparence du renseignement (publication de rapports, auditions devant les commissions dédiées, etc.). De même, le budget du renseignement doit être soumis à l’approbation des Assemblées, notamment pour garantir sa légitimité. Une telle exigence de transparence permettra de lutter contre la corruption qui mine cette activité du fait de budgets importants dont la gestion reste opaque. Enfin, il est indispensable que les questions d’éthiques soient prises en compte dans la pratique du renseignement et que les membres des services y soient formés.
5. Du point de vue des ressources humaines et matérielles, il est urgent que les pays africains mettent l’accent sur le renforcement de leurs capacités. La formation du personnel est fondamentale pour garantir un niveau de professionnalisme raisonnable et respectueux du droit. En effet, de nombreuses dérives existent dont la corruption, la faute professionnelle, le détournement de fonds, le financement d’opérations clandestines, contraires à l’éthique du métier et l’espionnage politique. Pour ce qui est des ressources matérielles, là aussi des efforts doivent être consentis par les gouvernements, pour renforcer l’efficacité de leurs services via l’acquisition de matériels dédiés et à la pointe de la technologie. Enfin, les méthodes elles aussi doivent être revues et adaptées, pour mieux répondre aux défis que constitue par exemple la lutte contre le terrorisme.
6. Il est nécessaire que les pays africains impliquent davantage leurs citoyens dans la réflexion sur le renseignement notamment à travers l’éducation, la mobilisation de l’opinion publique, la médiatisation et la communication autour de cette profession. Le rôle et les missions des services de renseignement doivent être diffusés ouvertement, l’utilisation de l’argent public et son efficacité doivent être évoquées et débattues. Néanmoins, l’impératif de discrétion autour de certaines missions devra être préservé à juste titre, mais cela ne devra pas être un prétexte pour se cacher derrière le « secret défense » ou autre.
7. Du point de vue de l’action concertée, les pays africains pourraient, dans les plus brefs délais, se retrouver au sein de l’Union africaine, pour élaborer une politique commune du renseignement facilitant l’échange d’informations critiques ou stratégiques et accentuant le partage d’expérience.
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La réforme des services de renseignement en Afrique est un impératif urgent, qui s’inscrit dans une démarche globale de réforme des systèmes de sécurité. Il convient d’y consacrer tous les efforts, tant financiers qu’humains, afin de garantir la sécurité du continent, notamment face à la montée du terrorisme islamiste. Le renseignement a donc de beaux jours devant lui, à condition qu’un état des lieux exhaustif soit réalisé, qu’une stratégie soit clairement élaborée, que le personnel soit formé et que les moyens soient mis à disposition des services.
Mais combiner l’exigence de transparence et l’impératif du secret qui entoure l’activité du renseignement, est une équation complexe que les pays africains vont devoir résoudre. Il leur faut améliorer leurs dispositifs tout en respectant l’éthique.
- http://ti-defence.org/publications/government-defence-anti-corruption-index-gi-2013/ ↩