Management responsable : Intelligence économique et sécurité globale
Claude DELESSE
Claude Delesse
Professeure d'Intelligence économique
BEM Bordeaux Management School
L'attentat terroriste contre la Direction des Constructions Navales (DCN) qui fit quatorze morts parmi les salariés à Karachi, le 8 mai 2002, a fait prendre conscience aux dirigeants de société de leurs responsabilités civiles (articles 1382 et suivants du code civil, article 1383) et pénale (articles 221-6, 22-19, 222-20, 121-3, 223-1, 121-2) en matière d'obligation de sécurité ou de prudence vis-à-vis de leurs employés. Par la suite la jurisprudence consécutive à la série d'enlèvements à Jolo, au sud des Philippines en juillet 2004, mit l'accent sur les obligations de prévention, d'information, de formation du personnel ainsi que sur la nécessité d'évaluer les risques associés aux sites ou destinations et de mettre en œuvre des plans de sûreté et de crise. En conséquence, globalement contraints par des dispositifs juridiques et réglementaires, certains dirigeants craignent de devoir répondre de défaillances en termes de sécurité et sûreté. Frileux, ils bunkérisent leur entreprise et ne saisissent pas des opportunités par crainte de risques souvent mal mesurés.
Parallèlement soumis aux injonctions du « Développement durable », de la « Responsabilité sociale », et de l' « Investissement Socialement Responsable », ils déclarent s'engager et soutenir des actions humanitaires et écologiques. Protéger les individus, maintenir la cohésion sociale, respecter l'environnement, lutter contre la faim, œuvrer pour la santé sont des actions louables à supposer qu'elles ne cachent pas des intentions purement lucratives et ne cherchent pas à manipuler l'opinion publique pour éviter un climat médiatique préjudiciable. Que penser des manœuvres de l'industrie pharmaceutique, en Afrique en particulier ? Que dire d'un grand constructeur automobile qui à travers un contrat asymétrique s'accapare des terres malgaches pour développer des exploitations dédiées aux biocarburants et cela au détriment des cultures vivrières locales ? A maints endroits de la planète, des multinationales tirent les ficelles en coulisse avec de multiples complicités.
Il faut également déplorer que la majorité des firmes évolue face à des risques constants et déterritorialisés, au cœur de systèmes dont la réelle compréhension leur échappe. Comment dès lors pourront-elles réussir à innover, à remporter des marchés envers et contre tout, à investir dans un pays étranger, à lancer une nouvelle gamme de produits, à choisir judicieusement des partenaires, à rechercher des sources de financement, etc. ?
Confrontées à des dangers plus ou moins prévisibles dont la fréquence s'accentue – cf. les aléas climatiques et les risques technologiques – elles constituent aussi des cibles pour des acteurs de l'ombre et sont soumises à des menaces multiformes de plus en plus sophistiquées, qui se concrétisent par des prédations de technologies sensibles, par des plans de licenciement, des délocalisations, des effets dominos précipitant la chute financière, des faillites collectives et individuelles. Les évènements ou les conjonctions d'évènements déstabilisent les organisations et les managers, du fait de dépendances critiques de réseaux techniques, humains, organisationnels tout aussi sensibles. La clinique psychiatrique de la Métairie, à Nyon en Suisse, a ouvert une consultation destinée aux cadres supérieurs en état de dépression sévère ! [1]
Autant dire que les dirigeants n'ont pas un rôle facile. Bousculés dans des systèmes turbulents, les modèles traditionnels de management, inadaptés au chaos ambiant, ne permettent pas de comprendre de façon assez fine. Que deviennent les règles classiques du marché alors qu'en arrière-plan s'activent des fonds souverains, des fonds « charia compliant » et des fonds d'investissement qui dérogent aux pures logiques financières en déployant des stratégies d'appauvrissement et de captation des technologies comme In-Q-Tel , le fonds de la CIA. Prises de participation, décisions politiques protectionnistes, revendications sociales et sociétales, collusion entreprises/ONG/Etats, développement du troc, actes frauduleux et criminels, trafics illicites de personnes, de fonds ou de substances, guérillas, conflits politiques, atteintes mafieuses ou terroristes, querelles idéologiques, conflits transfrontaliers pour l'accès aux ressources naturelles, guerres interethniques sur des territoires gorgés de matières premières – comme au Kivu en République Démocratique du Congo – piraterie maritime, attentats terroristes – comme en Algérie où les entreprises occidentales pensent à partir au risque de mécontenter le gouvernement – tous ces faits et bien d'autres impactent les structures sociétales et des affaires, tandis que, dans l'ombre, l'espionnage industriel prend de l'ampleur.
Dans un tel climat, le réflexe consistant à opposer deux catégories d'acteurs, les vertueux et les méchants, relève de l'absurde. Le Public Eye Award , décerné par Greenpeace et la « Déclaration de Berne », formulée fin janvier 2009 à Davos, fustige des entreprises « irresponsables », à l'exemple de Nestlé jugée coupable pour son infiltration d'Attac. Cette vue en noir et blanc est-elle totalement transparente ? Le dessous des cartes révèlerait en fait des zones grises difficiles à décoder. Dès lors, comment croire certains managers qui se vantent de tout maîtriser au nom de leur intuition. L'impréparation à des évènements exceptionnels au nom de l'improbable, et l'absence de prévention face aux menaces et aux risques les plus graves, sont de l'inconscience. Prétentions et convictions de tout type sont kamikazes, de même que le court-termisme, écueil dans lequel les organisations se complaisent. Il faut l'admettre, l'incertitude zéro n'existe pas. Néanmoins les décideurs peuvent la réduire en adoptant des postures anticipatives, en se réconciliant avec le renseignement – qui n'est pas réductible à de simples veilles -, en faisant preuve de curiosité, de rigueur et d'humilité dans le traitement de l'information. Les cartographies dynamiques des acteurs, l'analyse des modes opératoires et des stratégies possibles, la construction de scénarios facilitent l'intelligence des situations.
Sur ces bases, l'optimisme et l'audace facilitent des choix stratégiques courageux et non téméraires. Les managers prennent des décisions opportunistes réfléchies dans des contextes parfois hostiles. Ils profitent des courants favorables de la mondialisation tout en concevant par rapport à des projets ou des processus, des actions préventives, protectrices, dissuasives, régulatrices ou réparatrices. Ils incitent leurs collaborateurs et leurs partenaires à se préparer pour faire preuve de réactivité opérationnelle si une crise surgit. Ils s'approprient les valeurs et les principes d'un management concerté y compris en renforçant les liens avec le public. L'OCDE a ainsi publié un guide de sensibilisation au risque, destiné à aider les entreprises opérant dans les zones à déficit de gouvernance et visant à les accompagner dans l'examen des questions à se poser [2].
Un manager responsable résiste au pessimisme ambiant. Il réfléchit à la réelle portée de l'intelligence économique considérée comme une grille de lecture, une politique publique et un mode de management visant la compétitivité, la sécurité économique et le développement de stratégies d'influence. Elle permet aussi de renforcer l'humilité , la confiance réciproque, et la complicité multiculturelle entre États, organisations, entreprises, société civile afin de saisir les opportunités malgré les menaces émergentes et de raisonner les activités humaines destructrices. Ce faisant, elle s'impose comme le garant d'une politique concertée de sécurité globale pour assurer le développement sans rupture de la vie et des activités collectives et individuelles.
- [1] Notes d'information, Courrier International , n° 952, 29 janvier-4 février 2009, p. 47.
- [2] Outil de sensibilisation au risque de l'OCDE destiné aux entreprises multinationales opérant dans les zones à déficit de gouvernance, Organisation de Coopération et de Développement Economiques, Paris, 8 juin 2006, pdf, 49 pages. Disponible sur http://www.oecd.org/dataoecd/26/22/36885830.pdf .