Mains-d’oeuvre africaines : un instrument au service de la politique intérieure et de la diplomatie libyennes
Laurence AÏDA AMMOUR
Consultante en sécurité internationale et défense (www.geopolisudconsult.com) et chercheure associée au Laboratoire Les Afriques dans le Monde (ex-CEAN) à l’Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux.
Les changements qu’ont connu les politiques migratoires de la Libye trouvent leur source dans les mutations de sa politique intérieure et de sa diplomatie.
On peut distinguer cinq types de main-d’œuvre africaine employées en Libye :
- les travailleurs légaux;
- les travailleurs illégaux;
- les réfugiés;
- les forces paramilitaires;
- les mercenaires.
Historiquement, la Libye a toujours utilisé la main-d’œuvre étrangère dans ses relations avec les acteurs régionaux et internationaux.
Avant l’embargo aérien et l’embargo sur les armes décidé par les Nations unies (1992-2004), les migrations en provenance des pays arabes, surtout d’Egypte et de Tunisie, avaient permis à la Libye de satisfaire ses besoins en main-d’œuvre. Mais en 1992, pas un pays arabe, même ceux qui avaient bénéficié des largesses de Gaddhafi, n’a souhaité intercéder en faveur de Tripoli auprès de la communauté internationale.
L’AFRIQUE, VIVIER DE MAIN-D’OEUVRE AU SERVICE DE LA LIBYE (1992-2000)
Déçu par l’absence de soutien de la part de ses «frères» arabes, Gaddhafi décide d’opérer une réorientation radicale de sa politique étrangère et de se positionner comme leader africain. Le régime libyen se tourne alors vers l’Afrique, continent où il avait déjà soutenu de nombreux mouvements d’indépendance (Angola, Guinée Bissau, Mozambique, Namibie, Zimbabwe dans les années 70)[2] et gouvernements (Charles Taylor au Liberia), abrité de nombreux rebelles aujourd’hui au pouvoir, et où il avait mené des actions militaires (conflit du Tchad pour la bande d’Aouzou).
Pour compenser son isolement international, la Libye commence alors à favoriser et faciliter l’entrée des étrangers par voie terrestre. En particulier celle des subsahariens désireux de travailler en Libye dans le cadre de la nouvelle solidarité panafricaine. A partir de ce moment, les engagements stratégiques de la Libye en Afrique ne vont cesser de se multiplier.
Evolution du nombre de migrants en Libye entre 1973 et 2009
1973 |
1984 |
1995 |
2000 |
2009 |
3,00% |
9,00% |
34,00% |
24,00% |
10,6% |
Source: Saïd Haddad, 2009
Dans le cadre du projet du «Grand Sahara», la Libye jouera un rôle-clé en créant, en 1998, la Communauté des Etats sahélo-sahariens (CENSAD) établie à Tripoli et promouvant la libre circulation des personnes, des capitaux et des biens[3].
En septembre 1999, à Syrte, c’est aussi la Libye qui fut l’instigatrice de l’Acte constitutif de l’Union africaine (UA) à Lomé, qui conduisit à la première assemblée générale de l’UA à Durban en 2002.
Depuis son réengagement en Afrique subsaharienne, le pouvoir économique de la Libye s’est considérablement accru, grâce entre autres aux revenus substantiels tirés du secteur énergétique, d’autant que la population est peu nombreuse (6,3 millions d’habitants).
Tripoli a investi une partie de ces revenus dans l’assistance à une trentaine de pays africains, en particulier par le biais du Libyan Fund for Aid and Development for Africa et de l’entreprise Lybian Africa Portfolio. Ces fonds ont été utilisés pour :
- l’aide directe aux gouvernements et aux rebelles ;
- la construction d’hôtels de luxe et de réseaux de communications ;
- le financement d’organisations islamiques ;
- la construction d’usines et de stations essence Oil Libya ;
- l’exploitation de mines diamants ;
- la construction de supermarchés, de mosquées, de routes ;
- le financement de l’agriculture et de projets liés à l’eau ;
- l’aide humanitaire dans les crises qu’a connu le continent[4].
Au début des années 90, la majorité des migrants étaient originaires des pays voisins de la Libye (Egypte, Tunisie, Tchad, Soudan, Niger), avant que ces pays ne deviennent eux-mêmes des pays de transit pour les migrants venus de plus loin.
Plus tard, parallèlement à l’arrivée de réfugiés de la République démocratique du Congo, du Sierra Leone et du Liberia, l’éventail des pays-sources s’est élargi au Nigeria, au Sénégal, à la Gambie, au Mali, à la Côte d’Ivoire, au Ghana, à la République centrafricaine et au Cameroun.
Nombre approximatif de travailleurs subsahariens et nord-africains en Libye entre 1976 et 2001
Pays d’origine |
Recensement de 1976 |
Recensement de 1995 |
Estimation 2000-2001 |
Egypte |
153 284 |
120 810 |
1 500 000 |
Tunisie |
34 650 |
12 727 |
– |
Nigeria |
– |
5 000 à 10 000 |
|
Tchad |
– |
17 793 |
500 000 |
Soudan |
5 000 |
94 769 |
– |
Ghana |
– |
1 615 |
4 500 |
Afrique subsaharienne |
– |
3 988 |
1 000 000 à 1 500 000 |
Sahel (Mali, Niger) |
– |
283 320 |
1 000 000 à 2 500 000 |
Source: Pliez, 2004
Mais la grande majorité de ces travailleurs ne bénéficiait d’aucun droit et, à partir de 2000, ils furent victimes d’expulsions massives. En effet, de violents heurts entre Libyens et travailleurs africains éclatent et conduisent à la mort de 130 migrants, bien que les chiffres officiels de l’époque ne parlent que de six morts. Dans leur tentative de répondre au ressentiment populaire à l’égard des immigrés accusés de crime, d’être la source de contamination par le VIH et la cause des tensions sociales, les autorités instaurent des mesures répressives à leur encontre. Cela conduit à une réglementation plus restrictive de l’immigration, à la détention arbitraire et prolongée de migrants dans des camps ou dans les prisons, aux abus physiques et au rapatriement forcé d’une dizaine de milliers d’entre eux, y compris les demandeurs d’asile.
Durant les émeutes de 2000, la Confédération des unions du libre-échange, basée à Bruxelles, rapporte la mort de Ghanéens, Camerounais, Soudanais, Nigériens, Burkinabés, Tchadiens et Nigérians. De jeunes Libyens ciblaient en effet les travailleurs noirs, en particulier en Cyrénaïque (Est du pays).
Déjà en 1995, bien avant les émeutes, la Libye avait annoncé son intention de renvoyer 500 000 ressortissants du Soudan, 300 000 du Tchad et 250 000 du Mali, pour forcer ces pays à demander l’annulation des sanctions des Nations unies contre Tripoli.
Entre 2003 et 2005, le gouvernement libyen aurait déporté environ 145 000 migrants, pour la plupart subsahariens. Ces expulsions reflètent les vicissitudes des relations diplomatiques de la Libye. Ces émeutes ont une dimension raciste évidente et illustrent le fort ressentiment de la population envers les Noirs. Les expulsions quant à elles ont servi les objectifs de politique étrangère de la Libye.
En l’absence d’étude sérieuse et de méthode officielle d’enregistrement, les chiffres ci-dessous ne peuvent fournir que des indications approximatives.
Expulsions de migrants et réfugiés par nationalité selon différentes sources
Pays d’origine |
2000-2004 (Ministère de l’Intérieur libyen) |
Expulsions en 2000-2004 (Commission européenne) |
Expulsions en 2003-2004 (Commission européenne) |
2005-2007 (Chiffres officiels libyens) |
Expulsions en 2008 (Comité américain pour les réfugiés) |
Origine des réfugiés en 2009 (Comité américain pour les réfugiés) |
Egypte |
38,8% |
|||||
Nigéria |
25,1% |
12,0% |
Pas de données |
|||
Soudan |
11,0% |
18,0% |
||||
Ghana |
16,7% |
11,0% |
Pas de données |
|||
Niger |
13,6% |
13,6% |
Pas de données |
|||
Mali |
Pas de données |
|||||
Sénégal |
Pas de données |
|||||
Burkina Faso |
Pas de données |
|||||
Tchad |
22,0% |
|||||
Somalie |
Pas de données |
14,3% |
||||
Palestine |
52,9% |
|||||
Liberia |
Pas de données |
|||||
Ethiopie |
Pas de données |
|||||
Irak |
Pas de données |
|||||
Érythrée |
Pas de données |
|||||
Expulsions: 4 000 à 40 000 |
Expulsions: 2003 : 43 000 2004 : 54 000 |
|
Nombre d’étrangers: 600 000 (10,9%) |
Total des expulsions: 9 000 |
Total : 3 317 |
Pas de données : est indiquée seulement la nationalité des migrants et/ou des réfugiés mais pas leur nombre.
La répression en Libye a entraîné un détournement partiel des migrations vers l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. Ce n’est pas un hasard si ces trois pays ont connu en même temps un accroissement des flux migratoires et une diversification des pays d’origine des migrants.
Déportation de migrants «illégaux» vers leur région d’origine en 2007 (30 940 au total)

« East Africa Migration Route Initiative », 2008
Il faut noter que la distinction entre travailleurs légaux et illégaux, réfugiés et demandeurs d’asile, a toujours été arbitraire[5]. Ainsi, des Palestiniens et des Mauritaniens ont eux aussi fait l’objet d’expulsions, officiellement à la suite de la signature des accords d’Oslo et de l’établissement de relations diplomatiques entre Nouakchott et Tel Aviv. Plus tard, en 2003, pour des raisons politiques liées à l’occupation de l’Irak, ce sont des travailleurs Irakiens qui seront activement recrutés.
L’INATTENDUE REHABILITATION INTERNATIONALE DE LA LIBYE
L’Etat libyen a très vite instrumentalisé les sévices infligés aux travailleurs noirs des années 2000 pour des buts de politique étrangère, en les présentant aux Européens comme sa contribution à la «lutte contre les migrations illégales». Cherchant à consolider sa position d’acteur-clé vis-à-vis de l’Europe, la Libye a fait preuve d’un engagement actif dans le contrôle concerté des flux migratoires et la maîtrise des routes de l’immigration illégale.
Du point de vue libyen, ses relations avec l’Union européenne (UE) et les pays européens pris séparément montrent un glissement des préoccupations idéologiques vers un pragmatisme opportuniste. La Libye était alors prête à jouer son rôle de gardienne des côtes sud de l’Europe et à favoriser les investissements européens dans ses infrastructures pétrolières.
L’Italie, cible principale des flux migratoires transitant par la Libye depuis les années 2000, avait pris une série de mesures pour les contenir. La Libye a vite fait d’exploiter la situation à des fins politiques.
Aussi, bien avant la levée de l’embargo par l’UE en septembre 2004, les migrations ont été utilisées comme argument diplomatique par les autorités italiennes auprès des chancelleries européennes.
La même année la Libye et l’Italie signent un accord dont l’objectif est l’arrêt des migrations illégales; il autorise la déportation des migrants subsahariens clandestins vers leurs pays d’origine. Deux mois plus tard, l’UE accepte de lever l’embargo sur les armes, une fois le programme d’armes de destruction massive libyen abandonné (2003). Grâce au lobbying de l’Italie, Tripoli peut acquérir des équipements adaptés au contrôle de ses frontières. En 2007, un accord entre polices est signé par les deux pays. La clause prévoyant l’installation de camps de rapatriement en Libye est abandonnée pour non respect des droits de l’homme. L’Italie conservera cependant des patrouilles communes avec la Libye, et un Traité d’amitié, de partenariat et de coopération sera signé à Benghazi en août 2008, qui stipule le versement par l’Italie de 5 milliards de dollars à Tripoli sur une période de 20 ans en dédommagement de l’occupation coloniale.
Lors du sommet UE-Afrique de Tripoli en novembre 2010, Gaddhafi a réclamé plus de soutien aux pays africains dans leur lutte contre les migrations illégales et n’a pas hésité à s’en prendre violemment aux Européens, exigeant le versement de 125 milliards d’euros à Tripoli pour éviter que l’Europe «ne devienne noire».
UNE MAIN-D’OEUVRE A PART: LES MERCENAIRES
Historiquement, la main-d’œuvre mercenaire a toujours été un élément de politique intérieure et de diplomatie du gouvernement libyen. Gaddhafi a utilisé des forces étrangères pour ses propres besoins et pour la sauvegarde de son régime. On peut distinguer deux types d’entités mercenaires, qui viennent compléter les formations paramilitaires du régime.
La Légion Islamique
En 1972, Gaddhafi crée al-Failaka al-Islammiya comme instrument d’unification et d’arabisation de la région. La priorité de la Légion est d’abord le Tchad puis le Soudan. Au Darfour, Gaddhafi soutient la création du «Rassemblement arabe» (Tajammou al-Arabi), une organisation raciste prônant sur le caractère arabe de la province.
La Légion islamique est organisée sur le modèle de la Légion étrangère française. Dotée de six divisions de combattants, elle est composée en majorité de migrants originaires de pays sahéliens pauvres, mais aussi de Pakistanais recrutés en 1981 qui s’étaient vu promettre des emplois une fois en Libye.
Généralement, les membres de la Légion sont des immigrés qui n’ont au départ aucun projet guerrier et qui reçoivent un entraînement militaire succinct, d’où leur faible motivation dans les combats auxquels ils sont contraints de participer.
Ils furent envoyés en Ouganda, en Palestine, au Liban et en Syrie, mais la Légion, aidée par le groupe tchadien appelé «Conseil démocratique révolutionnaire» et formé en Libye, fut principalement engagée dans la guerre du Tchad où, en 1980, 7 000 légionnaires participèrent à la second bataille de N’Djamena. Le régime marxiste du Bénin fournit lui aussi des légionnaires durant l’offensive au Tchad en 1983.
Début 1987, 2 000 légionnaires étaient au Darfour. La Légion fut dissoute en 1987 par Gaddhafi après sa défaite au Tchad. Mais les séquelles de l’idéologie libyenne de suprématie arabe se font encore sentir: certains des leaders Janjawid ont été entraînés en Libye.
La Légion islamique a eu un impact non négligeable sur les Touaregs du Mali et du Niger. Après une série de graves sécheresses, nombre d’entre eux, surtout des jeunes, ont émigré en Libye où certains furent recrutés par la Légion et soumis à un endoctrinement les incitant à renier leurs chefs héréditaires et à combattre leurs propres gouvernements.
La Légion panafricaine
Créée en 1980, c’est une unité dont les membres sont avant tout recrutés parmi les dissidents originaires du Soudan, d’Egypte, de Tunisie, du Mali et du Tchad. Certains musulmans d’Afrique de l’Ouest en faisaient également partie. Nombreux sont ceux qui furent enrôlés de force alors qu’ils étaient à la recherche d’un emploi en Libye.
Dans la ville d’Agadez, nombre de Nigériens témoignent que tout récemment encore il était possible pour les jeunes Touaregs, de rejoindre les unités spéciales et d’obtenir en échange la nationalité libyenne, ou un permis de séjour illimité, ou encore des bourses d’étude. Pour ceux qui souhaitent être recrutés, le point de ralliement est situé au camp d’Oubari (en zone touarègue), dans le sud de la Libye.
Les Milices du peuple et les unités paramilitaires
La mission des 45 000 hommes appartenant aux Milices du peuple est la défense territoriale sous la direction de commandants locaux.
L’organisation a été créée pour contrebalancer l’influence de l’armée régulière libyenne. Comme dans beaucoup de pays arabes, la crainte majeure du gouvernement était d’être renversé par ses propres hauts gradés. Dans les années 90, Gaddhafi avait affaibli délibérément le corps des officiers libyens après une succession de tentatives de coups d’Etat menés par des officiers de rang inférieur issus des tribus de l’Est, al-Warfalla et al-Magariha, marginalisées par la tribu dominante des Kaddhafa (celle de Gaddhafi) et opposées à la guerre du Tchad dans les années 80. Ceci explique d’ailleurs les nombreuses défections dans l’armée régulière dès le début du conflit.
Le système parallèle instauré par Gaddhafi a conduit à la mise en place de deux puissants groupes armés, tous fidèles au leader et à sa famille:
- les comités révolutionnaires;
- l’unité redoutée et bien équipée, connue sous le nom de 32e Brigade ou encore de Brigade Khamis, forte de 10 000 hommes et conduite par le deuxième fils de Gaddhafi.
A cela s’ajoute un nombre indéterminé de mercenaires recrutés parmi les ressortissants africains. Selon Human Rights Watch, trois catégories d’étrangers seraient présentes sur le sol libyen:
- les mercenaires des forces de sécurité libyennes ;
- les étrangers qui combattent Gaddhafi aux côtés des insurgés du Conseil national de transition (CNT), pour des raisons politiques,;
- les étrangers qui tuent des Libyens pour leur propre compte contre rémunération[6].
MERCENAIRES A LA RESCOUSSE
La pauvreté et l’aide colossale dont ils ont bénéficié de la part de Tripoli ont amené nombre de pays du continent à devenir des viviers potentiels de mercenaires, issus pour la plupart des guerres africaines du leader libyen.
Il est cependant impossible de déterminer leur nombre exact sur le sol libyen depuis le début du conflit. Les chiffres les plus fantaisistes ont circulé sur le sujet, oscillant entre 10 000 et 30 000.
Des rapports de terrain non confirmés ont suggéré qu’ils seraient arrivés par avion à Tripoli et Benghazi, suggérant par là des sites d’enrôlement diversifiés. Le recrutement de soldats professionnels étrangers semble également s’être fait rapidement, avec ou sans l’aval des autorités et des services de renseignement, en provenance de pays redevables à Gaddhafi pour son aide économique et financière.
Combinant largesses, diplomatie agressive et soutien militaire, Gaddhafi reste une figure influente sur le continent. D’abord parce que la Libye est l’un des plus gros contributeurs à l’Union africaine, qu’elle finance à hauteur de 15%, montant auquel s’ajoute la prise en charge des pays incapables de payer leur dû, soit au total un tiers du budget de l’UA. Ce qui explique la faible réaction de l’organisation lorsque les émeutes des années 2000 ont fait des dizaines de morts parmi les travailleurs migrants, mais aussi ses hésitations et ses divisions sur la crise libyenne depuis l’intervention militaire occidentale. «L’UA qui compte un grand nombre de chefs d’Etat dont l’obsession est de conserver le pouvoir à tout prix n’a tout simplement pas l’autorité morale pour condamner le dictateur Gaddhafi[7]». Ensuite parce que la Libye est devenue en trente ans une puissance économique sur le continent à travers ses compagnies financières et ses Fonds d’assistance et d’investissement[8]: des milliards de dollars ont été investis au Zimbabwe, au Soudan, au Tchad, au Niger, au Mali, en Mauritanie, en République centrafricaine, au Burkina Faso, en Ouganda, au Kenya, pour n’en citer que quelques uns.
L’origine des mercenaires
- Les francophones : Tunisiens, Algériens, Nigériens, Maliens et Guinéens. Certains ont été capturés durant le conflit et leurs documents d’identité confisqués. Le Conseil national de transition (CNT) affirme qu’ils ont pénétré la Libye depuis la frontière sud-est de l’Algérie. On trouve également de nombreux Tchadiens, principalement des opposants à leur gouvernement, désœuvrés depuis leur expulsion du Darfour suite au Traité de paix entre N’Djamena et Khartoum, et qui ont refusé de rentrer au Tchad[9].
- Les anglophones: Ghanéens, Nigérians qui répondent à des offres de travail parues dans la presse de leurs pays. Le CNT affirme que des Kenyans ont aussi été envoyés pour défendre le régime.
- Des témoins oculaires à Tripoli ont rapporté dès le début du conflit la présence d’Européens blancs. Des sources indiquent que des hommes en provenance des Balkans font partie des milices urbaines, en particulier des Serbes, ainsi que d’autres nationalités des anciens pays du bloc soviétique.
- Le président de l’Assemblée régionale de Kidal, Abdou Salam Ag Assalat, a confirmé que dès le début du mois de mars 2011, des centaines de Touaregs, y compris d’anciens rebelles, ont été recrutés pour combattre la rébellion.
LES ENJEUX REGIONAUX DE LA CRISE LIBYENNE
Un enjeu humanitaire
Les subsahariens sont l’objet d’une chasse à l’homme et de lynchages fréquents de la part des foules civiles. Ceux qui n’ont pas pu fuir la Libye vivent dans un état de semi-clandestinité. Le ressentiment à l’égard des hommes de peau noire trouve sa source dans la conviction que les populations noires du sud de la Libye ont toujours bénéficié d’un certain favoritisme de la part du régime. Ces hommes, employés comme gardes du corps par Gaddhafi ou mercenaires, sont réputés fidèles au régime. A cela s’ajoute la politique financière et économique panafricaine de la Libye, perçue par les Libyens comme dispendieuse au détriment de leur propre pays.
Un enjeu de sécurité
Que Gaddhafi continue de résister ou qu’il laisse le pouvoir, le conflit armé représente une menace sérieuse de déstabilisation à long terme pour l’ensemble de la région. En effet, les armes issues du pillage des stocks gouvernementaux circulent à présent librement[10]. Des exemples passés d’arsenaux pillés par des civils ont montré que les armes sont ensuite envoyées dans d’autres pays pour fomenter des conflits ou vendues au marché noir à des groupes extrémistes: ce fut le cas après le retrait soviétique d’Afghanistan, en Ouganda en 1979, en Albanie en 1997 ou en Irak en 2003.
Le risque, aujourd’hui comme demain, est de voir ces armes tomber aux mains de Al-Qaïda au Maghreb islamique qui deviendrait alors une organisation toujours plus militarisée, ou de les retrouver au Tchad, au Soudan, en Algérie et au Sahel. Le 12 juin dernier, l’armée nigérienne a saisi à sa frontière 640 kg d’explosifs et des détonateurs en provenance des stocks d’armes libyens. On parle désormais de dizaines de lance-missiles sol-air SAM 7 tombés entre les mains des groupes terroristes.
Les armes qui ont fait surface récemment montrent aussi que, malgré les sanctions internationales, la Libye avait reçu de l’armement de fournisseurs diversifiés, en particulier du bloc de l’Est (Roumanie, Hongrie et Russie) ainsi que des munitions fabriquées par l’entreprise chinoise Norinco.
Le risque réside aussi dans la possibilité d’un afflux massif d’hommes armés ou d’ex-rebelles vers leurs pays respectifs et dont le projet serait de déstabiliser leurs gouvernements.
Un enjeu économique
Les travailleurs africains restés sur place et privés d’emploi ou ayant réussi à fuir la Libye par crainte des représailles, ne peuvent plus pourvoir aux besoins de leurs familles restées au pays. Privées de sources de revenus, de nombreuses populations font face à une insécurité alimentaires croissante.
Les pays voisins (Tunisie, Mali, Niger, Algérie) sont aussi devenus le refuge des migrants en fuite, un flux qu’ils ont du mal à absorber et à gérer. Les vagues de réfugiés qui représentent 20% de la population libyenne, sont un défi économique pour ces Etats déjà fragiles et peu préparés aux crises humanitaires.
Enfin, l’assistance de Tripoli aux pays africains, aujourd’hui à l’arrêt, risque de grever l’économie de ces pays dépendants des apports et des investissements financiers des compagnies libyennes.
- [1]Ce texte a été présenté en anglais à la Conférence «A Strategic Look at Relations between North Africa and Sub-Saharan Africa», organisée conjointement par le Département d’Etat américain et Africom, Dakar, 21-22 mars 2011.
- [2]Le al-Mathab al-Thaouriya al-Alamiya (Quartier Général de la Révolution Mondiale), créé par les services secrets, était chargé de former les groupes révolutionnaires de toute l’Afrique.
- [3]Les membres fondateurs sont: le Burkina Faso, le Tchad, la Libye, le Mali, le Niger et le Soudan. Ils seront rejoints par d’autres pays non-sahariens les deux années suivantes: la République Centre-africaine, l’Érythrée, Djibouti en 1999, la Gambie et le Sénégal en 2000. Seize autres pays suivront: Bénin, Comores, Côte d’Ivoire, Egypte, Ghana, Guinée, Guinée Bissau, Kenya, Liberia, Mauritanie, Maroc, Nigeria, Sao Tomé et Principe, Sierra Leone, Togo et Tunisie.
- [4]Un recruteur malien de Gaddhafi raconte ainsi: «Je prie dans une mosquée de Bamako construite par Gaddhafi; je regarde la télévision sur le réseau national installé par Gaddhafi dans les années 80; je suis fier de la Cité administrative Muammar al-Gaddhafi, un complexe de 100 millions de dollars», cité in Jeffrey Gettleman, «Libyan Oil Buys Allies for Qaddafi», New York Times, 15 mars 2011.
- [5]La Libye n’a pas adhéré à la Convention de Genève pour les Réfugiés de 1951. Mais sa Constitution stipule l’interdiction d’extrader les réfugiés politiques conformément à la Convention de l’OUA de 1969.
- [6]Alex Thurston, «Libya’s Mercenaries Pose Difficult Issue to Resolve», The Christian Science Monitor, 28 février 2011.
- [7]Tom Odhiambo, professeur à l’université de Nairobi.
- [8]Principalement: The Libya Africa Investment Portfolio, The Economic and Social Development Fund, The Libyan Investment Authority et The Libyan Foreign Investment Company.
- [9]Les tensions entre le Tchad et la Libye se sont apaisées en 1994. Depuis lors, le Président Idriss Déby coopère avec Gaddhafi dans de nombreux domaines et initiatives.
- [10]Voir le rapport très bien documenté, Libye: un avenir incertain, Compte-rendu de mission d’évaluation auprès des belligérants libyens, CIRET-AVT et C2FR, Paris, mai 2011.