Mai 68 : dernier arrêt avant la marchandisation !
François Yves DAMON
Directeur de recherche au CF2R
À l’aube de l’émergence d’un empire médiatique, il est tentant de voir en Mai 68 la rupture, la date charnière qui en délimiterait l’avant et l’après.
Mai 68 est protéiforme ; parisien d’abord, estudiantin ensuite, escorté des milieux artistiques – la nouvelle vague en tête -, ainsi que des figures intellectuelles, comme Sartre, toujours en quête d’une session de rattrapage de sa résistance manquée. Avec Mai 68, nait ce que Ettore Scola appellera le radical chic.
De la propagande du Kominform relayée par les révolutions chinoises et cubaines à la guerre du Vietnam, François-Yves Damon, revient sur les influences, les utopies et les espérances des mouvements de mai 68 avant que ne l’emporte l’empire médiatique et son influence sur le temps de cerveau humain disponible.
Mai 68 est-il un évènement d’origine strictement endogène ou procède t-il de forces exogènes, de puissances étrangères, malveillantes ou non ?
Il n’est certes pas aisé de repérer des dates charnières dans le chaos[1]du cycle ouvert en 1945. Seuls, le retour, en 1958, du général de Gaulle dans les circonstances de la guerre d’Algérie d’une part, et les traités instituant l’Union européenne – Maastricht, Amsterdam, Nice, Lisbonne – d’autre part, peuvent être considérés comme de telles charnières, et seul le premier est d’origine endogène. Est–ce surévaluer les évènements survenus ce printemps 1968 que de les considérer comme une autre charnière du cycle ?
Serait-ce dû à sa jeunesse ? Le pic de natalité des années 1946 à 1964 a déjà, vingt ans plus tard, surpeuplé les universités de jeunes gens âgés de 18 à 22 ans : l’effectif étudiant, qui atteignait 100 000 jeunes en 1945, avait doublé en 1962, puis encore doublé quatre ans plus tard, et s’accrut encore de 25% dans les deux années qui suivirent, dépassant les 500 000 personnes en 1968. Pour la première fois depuis les hécatombes de la Première Guerre mondiale, il y avait abondance de jeunesse en France.
L’ampleur des manifestations serait-elle due à cette abondance d’étudiants ? En effet, seul en 1885, le cortège des funérailles de Victor Hugo avait rassemblé plus de participants – deux millions – que les manifestations des 13 et 30 mai 1968. Et par la suite, seul le défilé de 1984 contre le projet de loi Savary remettant en cause l’autonomie des écoles privées, en réunit davantage.
Cette jeunesse anticipait-elle, comme elle le prétendait, l’évolution vers une société de consommateurs obligés telle que l’avait décrite Jacques Bouveresse[2]dans la dernière émission de Cinq colonnes à la une,le 3 mai 1968 : « Nous entrons dans un monde moralement fermé et j’ai bien peur que les ambitions de la jeunesse ne se restreignent à la voiture, à l’appartement confortable, etc. Et comme il s’agit d’un phénomène de concurrence économique, il n’y a pas moyen d’y résister. Nous sommes naturellement des consommateurs et des consommateurs obligés[3] ».
Le mouvement aurait ainsi constituer une mobilisation contre cette société de consommateurs et son corollaire, l’emprise médiatique croissante sur les activités humaines : « ce que nous vendons, c’est du temps de cerveau humain disponible[4] » ; emprise qui s’efforce de réduire d’autant les parts, immatérielle et spirituelle, des individus et finalement leur libre arbitre,
Mais qu’en a-t-il été à cet égard des personnels des entreprises en grève ? En effet, le protéiforme mouvement de ce printemps là fut en réalité animé par deux composantes distinctes : les étudiants d’une part, le monde du travail d’autre part. Les dispositions des deux composantes à l’égard de cette société de consommateurs n’étaient pas les mêmes.
La contestation étudiante
La conjoncture de croissance forte et de plein emploi – les Trente glorieuses – offre l’aspect le plus paradoxal du contexte, surtout quand il est comparé au taux de chômage de la fin du XXe siècle et de ces premières décennies du XXIe. Dans les mois, voire les années, qui ont précédé ce mai là, l’éventualité du chômage ne venait que peu, sinon pas du tout, à l’esprit des étudiants dont le mouvement ne trouve pas ses origines du côté de l’économie.
A l’occasion des événements, la composante estudiantine est escortée des milieux artistiques, cinéma surtout, cinéastes de la nouvelle vague en tête comme il se doit : l’édition 1968 du Festival de Cannes, close le 19 mai, ne décerne pas de prix. Des figures intellectuelles illustrent le mouvement : Sartre, toujours en quête d’une session de rattrapage de sa résistance manquée ; Louis Althusser, qui propose, rue d’Ulm, une relecture de Marx censée hâter l’avènement de la révolution mondiale, etc.
Une telle entreprise de relecture est le produit de la propagande antioccidentale autant qu’anticapitaliste, du Kominternavant la Deuxième Guerre mondiale, puis du Kominformaprès, relayée, une fois dissous ce dernier, par l’apport des révolutions chinoise et cubaine. Cette propagande est parvenue à pénétrer les cervelles les plus vulnérables, c’est-à-dire les plus narcissiques, celles des intellectuels[5]et des artistes. Pour eux, ralliés au schéma politique primaire, tout est bon qui se dresse contre la maléfique Amérique. Ces consentants et compagnons de route se livrent sans risque au plaisir de la contestation et de la pantomime révolutionnaire qu’autorise la démocratie parlementaire qu’ils honnissent et qualifient de « bourgeoise »[6]. Des portraits de membres de cette gauche culturelle ont été dressés par Tom Wolfe en 1970 et Ettore Scola en 1980, respectivement dans Radical chic[7]etLa Terrasse.
Le passage à l’acte procède de l’introduction d’une levure exogène sur les esprits échauffés par la surpopulation étudiante sur le modèle d’agitation des campus américains et de son mélange explosif : dans l’ordre alphabétique, cannabis – le nombre d’étudiants américains en consommant va passer de 5% au printemps 1967 à 22% au printemps 1969[8]- guerre du Vietnam et révolution sexuelle (dont la référence est Die Sexual Kulturkampf[9]de Whilelm Reich ; une version anglaise circule depuis vingt ans sur les campus américains[10], alors qu’il faudra attendre 1982 pour disposer d’une version française). C’est ce cocktail qui suscite le « Désir de révolution[11]». Mais c’est la guerre du Vietnam qui constitue le moteur de la radicalisation politique importée des campus américains.
La guerre française d’Indochine s’est achevée le 7 mai 1954 à Dien Bien Phu par la victoire du Vietminh et la défaite de nos armes. A la paix manquée que la Conférence de Genève avait cru, la même année, promouvoir en séparant le Vietnam en deux entités de part et d’autre du 17eparallèle, a succédé la guerre entre ces deux Etats. Les Etats-Unis y interviennent officiellement à partir de 1964 aux côtés des Sud-Vietnamiens. Les forces nord-vietnamiennes assaillent depuis le 22 janvier 1968 la base américaine de Khe Sanh, aux confins du 17eparallèle et de la frontière laotienne, et ont lancé le 30 janvier l’offensive du Têt (nouvel an lunaire vietnamien) contre les forces du Sud et leur allié américain.
Aucune guerre n’a encore rassemblé autant de journalistes que celle du Vietnam ; aucune guerre n’aura fourni autant d’images, surtout le Têt et Khe Sanh, aux spectateurs des télévisions en couleurs du monde entier. Avec, en fond sonore, les concerts de Joan Baez, Bob Dylan et Jimmy Hendrix. Les salles du quartier latin projettent depuis décembre 1967 le film Loin du Vietnam, réalisé par un collectif d’auteurs (Jean-Luc Godard, Joris Ivens, William Klein, Claude Lelouch, Chris Marker, Alain Resnais) qui se veut une œuvre de « soutien au peuple vietnamien en lutte contre les Etats-Unis ». C’est au cours de ces projections et des débats qui s’ensuivent que nombre d’étudiants vont, plus que dans les livres et les organisations, acquérir un minimum de motivation anti impérialiste, carburant principal de la contestation.
La guerre d’Algérie, bien qu’achevée depuis six ans, projette encore son ombre sur le mouvement de mai car elle a offert le creuset et fourni l’ambiance, les pétitions, manifestations et défilés – contre la torture, contre « l’armée complice », contre l’OAS – et le soutien, y compris actif, aux Algériens insurgés contre le pouvoir colonial, au contact desquels se sont formés nombre de dirigeants des syndicats d’étudiants et d’enseignants, UNEF (Union nationale des étudiants de France) et SNESUP (Syndicat national des enseignants du supérieur) en particulier.
Les manifestations sont d’abord conduites par ces deux syndicats. Après un prélude le 22 mars à Nanterre[12], c’est une intervention policière, le 3 mai, contre un attroupement anti-FAF ou « fachos » – les grands méchants loups des facs de lettres – à l’intérieur de la Sorbonne qui enclenche le cycle des manifs. Puis, le mouvement étudiant se structure rapidement en trois éléments.
– Le premier, aussi hétéroclite que politisé, fournit les éléments violents notamment les trotskistes dont la Jeunesse communiste révolutionnaire fondée par Alain Krivine après son exclusion de l’UEC en 1966 et qui veut répéter 1917 en mieux. On y trouve aussi quelques maos, mais ceux qui ont suivi les cours d’Althusser et y préparaient l’extension à la France de la révolution chinoise, guévariste ou albanaise ont été pris au dépourvu par ce mouvement local auquel ils n’accordent même pas le statut de prémices. Les maos n’apparaîtront vraiment qu’au cours des années suivantes. La révolution culturelle fait cependant un tabac dans les milieux intellectuels et artistiques parisiens branchés, fascinés par l’association des deux mots, mais qui n’en perçoivent aucunement la nature, c’est-à-dire un coup d’Etat – monté par Mao – couplé avec les purges ordinaires des dictatures communistes.
Plus tard, quand ils se croiseront, les trotskistes traiteront les maos de « staliniens » ; ceux-ci les qualifiant à leur tour de « révisos ». Henri est, dans, La Chinoise[13], exclu du groupe pour « révisionnisme » par les maos.
« C’est le petit livre rouge
Qui fait que tout enfin bouge
La révolution n’est pas un dîner
La bombe A est un tigre en papier
Les masses sont les véritables héros
Les Ricains tuent et moi je mue Mao Mao[14] ».
Les plus gros effectifs de ce premier élément proviennent cependant de la nébuleuse anarchiste : aux durs, héritiers de la tradition ravacholienne et prompts à lancer le pavé, s’opposent les doux, type Brassens ou Pieds-nickelés. Entre les deux évolue la figure la plus représentative de ce printemps : Daniel Cohn-Bendit, insolent diablotin, leader du « Mouvement du 22 mars » à la faculté de Nanterre, et devenu depuis la flamboyante incarnation du slogan Interdit d’interdire/Jouir sans entraves. Suit une galaxie de groupes aux motivations diverses : guévaristes, tiers-mondistes, etc.
– Le deuxième élément, tout aussi politisé que le premier, mais peu porté au combat de rue, rêve d’autogestion.
– Le troisième élément, le gros de la troupe, suit les autres et rassemble, en un vaste monôme, la jeunesse étudiante et lycéenne motivée par les aspects anti-autoritaire et festifs du programme.
Pendant quatre semaines, les groupes du premier élément vont mimer la révolution. Très sectaires, ils n’ont guère en commun que leur désir d’en découdre avec les représentants de l’autorité, gendarmes et policiers. Ils dépavent les rues, dressent des barricades et invoquent les grands ancêtres : la Terreur, les communards, les bolcheviks, les spartakistes, Guevara, Ho Chi Min, Mao, etc. Guevara et son cigare font, eux aussi, un tabac, égal à celui de la Révolution culturelle. Ils utilisent une vieille tactique : tenir le front des manifestations où, en agressant les forces de l’ordre, ils escomptent provoquer une répression suffisamment violente – ils n’y parviendront pas – pour entraîner les deux autres éléments et, pourquoi pas, la mythique classe ouvrière dont ils se sont auto-persuadés que, demeurée révolutionnaire, elle est empêchée de les rejoindre par le Parti communiste.
Le monde du travail
Anti-autoritaire, le mouvement s’est aussitôt attaqué à celle qu’incarne la paternité austère et la stature historique du président de la République, le général de Gaulle. C’est à lui que s’adresse le slogan « Il est interdit d’interdire », de ce printemps, slogan qui ne saurait être désaccouplé de l’autre, le « Jouissez sans entraves » de la société de consommateurs.
A l’instar du général, cet autre agent majeur de l’ordre social qu’est le Parti communiste français, va être ébranlé par le mouvement. « Le Parti », comme on le nomme alors, tient son aura de la révolution russe de 1917, augmentée de la victoire soviétique de 1945 sur l’Allemagne nazie.
Ignorant le système concentrationnaire, les purges, l’invasion de la Pologne partagée avec Hitler en 1939, l’assassinat des officiers polonais à Katyn, le déni des libertés qualifiées de bourgeoises, ou formelles, la quasi annexion des Etats d’Europe centrale et la mise sous tutelle de leurs peuples, ainsi que les catastrophes, démographique et environnementale, qui frappent l’Union soviétique, le PCF affirme s’en tenir aux performances proclamées de la planification soviétique ; ses adhérents proviennent surtout des services publics et des entreprises françaises étatisées, dont l’extension proposée constitue l’essentiel de son programme politique.
Le Parti communiste a connu son zénith électoral en 1956 obtenant 28% des voix. Mais il a dû, cette année là, subir, en février, e discours de Khrouchtchev dénonçant les crimes de Staline, et en octobre l’insurrection de Budapest écrasée par les chars soviétiques. Puis, il a du assumer, à partir de 1960, le schisme sino-soviétique et contenir enfin l’UEC (Union des étudiants communistes) qui lui reproche vivement de ne pas se mobiliser suffisamment contre la guerre impérialiste des Américains au Vietnam. En mai 1968, il doit encore digérer l’intervention des forces armées du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie contre le Printemps de Prague. Le PCF conserve cependant, par l’intermédiaire de la CGT, une influence sans grande concurrence sur le monde du travail, seconde composante de ce printemps.
La grève fait partie intégrante de la culture syndicale française. En mai, ce sont les revendications salariales et la pénibilité des conditions de travail qui constituent les éléments mobilisateurs de cette seconde composante : l’espérance de vie des ouvriers spécialisés (OS) ne dépasse pas 61 ans, alors que leur retraite est fixée à 65 ans.
Les usines SAVIEM de Caen inaugurent, durement, en janvier, le cycle des grèves de 1968. La plus longue, quatre semaines, aura lieu à Sud Aviation, dont le personnel, rejoint par les agents des services de sécurité aérienne et d’incendie, les contrôleurs aériens et les employés de la Chambre de commerce de l’aérogare, bloquent l’aéroport de Marignane. Les non-grévistes, réduits au chômage technique, vont se baigner dans l’étang de Berre, encore assez propre à l’époque. Une majorité d’entreprises privées, moins accoutumées à la grève se joignent au mouvement, tels les établissements Wonder de Louviers et Saint Ouen où elle dure trois semaines.
Le pic du mouvement est atteint lors de la manifestation du 13 mai, le jour de tous les possibles, quoique les slogans très électoraux des partis politiques de gauche – « Dix ans ça suffit ! » – soient bien éloignés de ceux des gauchistes – « Elections, piège à cons ! ». La marche du 17, de la Sorbonne à la « forteresse ouvrière » de l’île Seguin en grève s’achève d’ailleurs sur un échec: bien encadrés par la CGT, les ouvriers de Renault n’ont pas ouvert les grilles aux étudiants : les deux composantes[15]ne fusionneront pas.
Le deuxième élément politique de la contestation considère l’autogestion comme seule alternative à la marchandisation qu’il voit se profiler. Un meeting en rassemble les partisans le 27 mai au stade Charléty, meeting dont ils espèrent qu’il offrira un débouché politique à cette alternative. Mais les seuls politiques tolérés sont Pierre Mendès-France et Michel Rocard – la deuxième gauche, les tenants du marché régulé contre sa dérégulation – tant les autres inspirent la méfiance, Mitterrand surtout. Vingt-trois ans plus tard, ce dernier coulera définitivement la deuxième gauche et l’option du marché régulé en envoyant Bernard Tapie torpiller Rocard aux élections européennes de 1994[16].
Après les échecs de Billancourt et de Charléty, les violents, devenus enragés, sont laissés à eux-mêmes. Sans stratégie de prise de pouvoir, et surtout dépourvus de moyens d’une telle prise, incapables d’alliances, ils ne peuvent dépasser l’échelon tactique de l’affrontement avec les forces de l’ordre.
Grâce au sang froid de celles-ci, police et gendarmerie, et à la bienveillance du pouvoir politique – à l’égard des étudiants au moins[17]-, la répression demeure mesurée et le mouvement compte peu de victimes, contrairement à celui de Mexico – 250 morts – ou pire encore, à la meurtrière révolution culturelle si adulée. 1968 est en effet l’année de la déportation dans les campagnes chinoises, alors misérables, de 16 millions de jeunes urbains chinois. Il a été beaucoup plus confortable et infiniment moins dangereux de mimer la Révolution en France, Petit livre rougeen main, que de la subir en Chine, au nom de ce même opuscule[18].
Une première allocution télévisée du général de Gaulle, le 24 mai, demeure sans effet, mais la lassitude de la majeure partie de la population a progressivement évolué en hostilité au désordre – la « chienlit ». L’hostilité se manifeste le 30 par le gigantesque défilé des Champs Elysées, en soutien au général. Celui-ci, conforté par une visite, la veille, au commandement des Forces françaises en Allemagne, annonce le soir même, lors d’une seconde allocution, sa volonté de demeurer en fonction ainsi que la dissolution de l’Assemblée nationale et la tenue d’élections législatives. Le printemps s’achève sur la grande victoire gaulliste en juin.
Les négociations ouvertes à Grenelle par le gouvernement aboutissent, le même jour que Charléty, à des accords que rejettent, malgré de substantielles avancées, la plupart des assemblées de travailleurs en grève, déçues par l’aspect strictement quantitatif – 35% d’augmentation du SMIC quand même – de ces avancées.
L’évocation, cinquante ans plus tard, de cette époque reste chez les grévistes survivants emplie du souvenir amer des illusions perdues et des industries anéanties : les terrils du bassin minier sont classés au patrimoine de l’UNESCO, l’extraction du minerai de fer lorrain a désormais cessé et la plupart des sites sidérurgiques, tel celui d’Usinor Denain ont fermé. La Lainière de Roubaix que visita en 1957 la reine d’Angleterre n’existe plus ; l’usine Motte y est devenue Archives du monde du travail ; Renault a quitté l’île Seguin. Kodak et Chocorêve ont disparu.
En 1967, un jeune homme se dressant de son banc d’école complémentaire, leva bien haut son crayon et le cassa ostensiblement en deux, signifiant par là qu’il arrêtait sa scolarité pour rejoindre le monde du travail où il avait déjà trouvé à s’embaucher. Dix ans plus tard, des élèves du même âge regardent tristement les fenêtres enclouées de l’usine faisant face à leur collège d’une ville du Nord proche de la frontière belge. Le poste frontière s’appelle le « Risquons tout ». Ils avaient escompté y être, à la suite de leurs pères, embauchés, mais la fermeture définitive de l’usine, ainsi que des autres, les contraint à poursuivre une scolarité qu’ils ne désirent pas.
Si les deux composantes n’ont pas fusionné, ou si peu, c’est qu’en réalité, la classe ouvrière n’est – l’a-t-elle jamais été – guère révolutionnaire : les gauchistes du mouvement étudiant prétendent abattre la société de consommation à laquelle aspirent les ouvriers qui en sont encore tenus à l’écart. Les deux composantes du mouvement ont donc joué, comme dans le film Prova d’Orchestrade Fellini[19], leur partition séparément.
Là où le Parti communiste et la CGT sont dominants, comme chez Renault, ils parviennent en effet à empêcher tout rapprochement entre les grévistes qu’ils contrôlent et ceux qu’ils qualifient de gauchistes, ce qui est alors aisé, le monde du travail et des grèves étant bien éloigné du Quartier latin et des étudiants, et plus encore des intellectuels et des artistes, surtout s’il est provincial.
Des rencontres entre les deux composantes ont bien eu lieu, surtout par l’intermédiaire de la deuxième gauche autogestionnaire, le PSU, la CFDT, où la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne) dans l’un, et la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) dans l’autre, sont alors très actives. Elles n’ont pas connu de lendemain.
Héritage
Mai 68 est donc un épisode protéiforme, tout à la fois confusion mimétique et période de désordre – voire hystérie : « CRS : SS »– et de violence – bien contenue par ces mêmes CRS. Mais il véhicule également une joie de vivre, celle de la jeunesse triomphante et est porteur d’espérances aussi généreuses – telle l’autogestion – qu’utopiques, auxquelles le renoncement a parfois été douloureux, comme l’illustrent les pathétiques images du film tourné par Pierre Bonneau sur la reprise du travail chez Wonder.
Mai 68 participe d’une convulsion mondiale en même temps qu’il s’inscrit dans la tradition des grands mouvements sociaux français (1936, 1947), dont il constitue un pic par son ampleur : tout un pays, ou presque, s’arrêtant de travailler. C’est cette ampleur et les espérances suscitées qui confèrent à mai 68 la dimension nécessaire pour être retenu comme date charnière – le dernier arrêt avant la marchandisation – entre France d’hier[20]et bouleversement systémique du cycle ouvert en 1945.
Mais cette dimension provient tout autant d’un paradoxe : en dépit, en effet, de sa rhétorique révolutionnaire, le mouvement traduisait les aspirations profondes, hédonistes et individualistes, de la société. Mai 68 a servi de révélateur à ces aspirations jusque-là contenues : compulsion de jouissance très bien exploitée par les promoteurs médiatiques – les marchands de cerveau – de la marchandisation et son corollaire l’anti-autorité. Cette dernière est parvenue à inhiber jusqu’au détenteur légitime de l’autorité, c’est-à-dire l’Etat, dont on constate aujourd’hui qu’il hésite à l’exercer, par exemple dans les territoires dits perdus de la République.
A l’occasion de ces événements, l’URSS et la Chine s’en sont tenues aux acquis de leur propagande sur des cervelles vulnérables et des individus frappés de cécité. Aucune autre influence de leur part n’a été établie par nos services de renseignement. Sans doute parce que Moscou était alors trop occupée à digérer le Printemps de Prague et Mao à consolider son coup d’Etat.
Il n’en va pas de même pour l’Amérique. Celle-ci a fourni, via ses campus, l’influence exogène sur le mouvement estudiantin, lequel, en affaiblissant son autorité, a hâté le départ du général de Gaulle, principal, sinon seul obstacle à l’entrée dans la Communauté européenne du Royaume Uni qu’il considérait comme le « cheval de Troie » de l’Amérique – tout comme il fut, par son discours de Phnom-Penh en 1967, le seul chef d’Etat européen à stigmatiser publiquement l’action en cours des Etats-Unis au Vietnam.
Les successeurs du général, atlantistes pour la majorité, ne tardèrent pas à ouvrir la porte de l’Europe aux Britanniques, porte par laquelle allait plus tard s’engouffrer les thèses néo-libérales anglo-saxonnes – Reagan + Thatcher –, c’est-à-dire la polarisation des revenus, la canalisation de ceux-ci vers les plus fortunés au détriment des classes moyennes, lesquelles ont été laminées, rejoignant pour la plupart les catégories les plus modestes. Malgré ses postures et déclarations d’anti-impérialisme américain, Mai 68 a finalement été « l’idiot utile » des intérêts de l’Amérique en Europe.
[1]Jacques Bouveresse : « L’impénétrabilité qui caractérise la réalité d’aujourd’hui », La voix de l’âme et les chemins de l’esprit, Seuil, 2001, p. 29.
[2]Professeur honoraire du Collège de France
[3]https://www.youtube.com/watch?v=EaSTIRlDJh4
[4]Patrick Le Lay, PDG du groupe TF1 cité par L’Expansion – L’Express du 11 juillet 2004.
[5]Alain Besançon : « Pour ce qui est de la France, je crois vraiment que c’est toujours ce désir, très fermement ancré chez de nombreux intellectuels, de recommencer la Révolution. Et puis, chez nombred’entre eux, ilexiste aussi un goût du sang. Ce n’est pas toujours sympathique un intellectuel français ! Certains d’entre eux peuvent même être parfois fascinés par la violence ». Entretien, Le Figaro, 23 mars 2018
[6]Jeanine Verdès-Leroux, Le Parti communiste, les intellectuels et la culture, au service du parti, Fayard-Editions de Minuit 1985 ; et LeRéveil des somnambules, 1956-1985, Fayard/Editions de Minuit, 1987. Stephen Koch, La Fin de l’innocence. Les intellectuels d’Occident et la tentation stalinienne, Grasset, 1995 (cf. chapitre 9 éponyme).
[7]Radical Chic and Mau-Mauing The Flak Catchers, Bantam Books, 1970.
[8]http://www.ucs.louisiana.edu/~kak7409/groovy60s.html
[10]Cette traduction – The Sexual Revolution– est disponible depuis 1945, la version française a paru chez Christian Bourgois en 1982.
[11]Jean Paul Dollé, Le désir de révolution, Grasset, 1972.
[12]Journée rapportée par Robert Merle dans Derrière la vitre, Gallimard, 1970.
[13]Film de Jean Luc Godard, 1967 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k441822z/f93.image)
[14]Claude Channes, chanson du film La Chinoise.
[15]On peut y ajouter les fonctionnaires grévistes des services publics, mais ceux-ci ne sont crédités d’aucun apport révolutionnaire par la vulgate marxiste des gauchistes.
[16]Michel Rocard, Si la gauche savait,Robert Laffont 2007, p. 405 : « Le soutien de Mitterrand à Tapie était tellement visible qu’il a excité toute la presse. Tapie a donc bénéficié d’une campagne de presse absolument démente. Et moi, du coup, je me suis fait ratatiner »
[17]Claire Brière-Blanchet, Voyage au bout de la révolution de Pékin à Sochaux, Fayard 2009.
[18] »La révolution n’est pas un dîner de gala ; elle ne se fait pas comme une œuvre littéraire, un dessin ou une broderie ; elle ne peut s’accomplir avec autant d’élégance, de tranquillité et de délicatesse, ou avec autant de douceur, d’amabilité, de courtoisie, de retenue et de générosité d’âme. La révolution, c’est un soulèvement, un acte de violence, par lequel une classe en renverse une autre« .