L’Ukraine et le « piège de Thucydide »
Michael BRENNER
Aux yeux des responsables américains, l’importance de l’Ukraine va bien au-delà de sa valeur géopolitique ou économique intrinsèque. C’était aussi vrai en 2014 qu’en 2021 – et très certainement aujourd’hui. L’investissement important des États-Unis dans la campagne visant à ramener l’Ukraine dans l’orbite occidentale indique quels sont les objectifs stratégiques plus larges de Washington. Pour le dire simplement : la crise est enracinée dans les préoccupations de Washington à l’égard de la Russie. Elle n’a pas grand-chose à voir avec l’Ukraine en tant que telle. Ce pays malheureux a été l’occasion, et non la cause, de la confrontation actuelle.
Depuis plus de 20 ans, c’est-à-dire depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, la dénaturation de la Russie en tant que puissance significative sur la scène européenne (et encore plus sur la scène mondiale) a été un objectif fondamental de la politique étrangère américaine. La renaissance de ce pays de ses cendres, à la manière d’un phénix, a troublé Washington – autant les décideurs, les politiciens que les spécialistes des groupes de réflexion. Même la menace bien plus forte que représente la Chine pour la position dominante des États-Unis dans le monde n’a pas atténué cette inquiétude. Au contraire, la perspective redoutée d’un partenariat sino-russe a renforcé la volonté d’affaiblir – voire d’éliminer complètement – le facteur Russie dans l’équation stratégique américaine.
L’actuel duel russo-américain en Ukraine est la conséquence logique des tensions croissantes générées depuis l’entrée en fonction de l’administration Biden. Cette crise est une reprise de la conflagration initiale datant du coup d’État de Maïdan de mars 2014, instigué par Washington. Les phases successives de la dégradation de la situation doivent être replacées dans le contexte de l’hostilité croissante des relations russo-américaines au cours de cette période. Les étapes importantes ont été :
– l’intervention de Moscou dans la guerre civile syrienne ;
– les actions répétées des administrations américaines successives qui ont rompu ou se sont retirées d’une série d’accords de contrôle des armements datant de la fin de la Guerre froide ayant suscité les inquiétudes de Moscou quant aux capacités et aux intentions militaires de Washington ;
– l’élargissement irrépressible de l’OTAN vers l’est (avec le déploiement de systèmes de défense contre les missiles balistiques en Pologne et en Roumanie, facilement convertibles en plates-formes de lancement de missiles offensifs) ;
– les « révolutions de couleur » parrainées à la périphérie de la Russie
– et le fort sentiment anti-Russie suscité par l’affaire manipulée du « Russiagate ».
L’Ukraine représente donc la rupture ultime des relations entre Moscou et Washington.
À partir d’avril 2021, les contours de la stratégie américaine à l’égard de l’Ukraine et de la Russie se sont rapidement précisés. Il existe des preuves substantielles du fait que le président Biden et ses hauts responsables de la politique étrangère ont jugé qu’il y avait une raison, et une opportunité, de raviver l’affaire ukrainienne[1]. Leurs objectifs étaient doubles :
– résoudre le double problème de la Crimée et des régions sécessionnistes du Donbass aux conditions occidentales afin de restaurer la pleine souveraineté territoriale de l’Ukraine, ouvrant ainsi la voie à son intégration formelle dans l’OTAN et/ou l’Union européenne ;
– affaiblir la Russie, soit en intimidant Moscou pour qu’elle fasse des concessions cruciales conformes aux visions occidentales de ce que devait être l’espace politique d’Europe de l’Est, soit en exerçant une pression militaire par le déploiement d’une force ukrainienne significativement renforcée à la frontière du Donbass, laquelle menacerait Moscou de véritables hostilités – qu’il s’agisse d’une attaque ukrainienne à travers la ligne de contrôle ou d’une action préemptive de la Russie. Ces dernières options conduiraient à l’imposition de sanctions économiques draconiennes, déjà préparées, dont la mise en œuvre était attendue avec impatience par des groupes influents à l’intérieur et à l’extérieur de l’administration Biden.
La présentation des causes du déclenchement de la guerre qui prédomine actuellement n’accorde que peu d’attention à cette pensée conflictuelle. Elle n’accorde non plus guère d’importance aux mesures agressives prises par le gouvernement de Kiev conformément à la stratégie américaine. Il est donc difficile d’affirmer que l’attaque militaire russe du 24 février n’était pas provoquée – qu’elle soit justifiée ou non. Le renforcement des forces ukrainiennes le long de la ligne de contact, approvisionnées en abondance en armes antichar Javelin et en missiles de défense aérienne Sprint, peut être considéré comme un signe avant-coureur de préparatifs en vue d’opérations militaires offensives. Washington s’attendait, et Moscou avait compris, que la crise qui s’ensuivrait obligerait les Européens de l’Ouest à accepter un ensemble complet de sanctions économiques, y compris l’annulation de l’accord Nordstream II. Les sanctions paralysantes étaient la pièce maîtresse du plan visant à utiliser la crise ukrainienne pour provoquer un changement de régime en Russie. L’équipe de politique étrangère de M. Biden était absolument certaine du fait que ces mesures draconiennes provoqueraient l’effondrement de l’économie russe, fragile et prétendument monoactivité. Un bénéfice accessoire pour les États-Unis serait une plus grande dépendance de l’Europe à l’égard de l’Amérique en matière de ressources énergétiques (en particulier, le GNL pour remplacer le gaz naturel provenant de Russie). En outre, les liens commerciaux de plus en plus étroits entre la Russie et les puissances européennes seraient rompus, probablement de manière irrémédiable. Un nouveau rideau de fer diviserait le continent, désormais marqué par une ligne de sang, le sang ukrainien. Cette nouvelle réalité géostratégique permettrait à l’Occident de consacrer toute son énergie à la Chine. Tout ce que les États-Unis ont fait vis-à-vis de l’Ukraine au cours de l’année écoulée a été dicté par ces objectifs stratégiques.
Bref, la cible principale de ce que Washington a fait en Ukraine était la Russie – avec comme gain collatéral un renforcement de l’obéissance traditionnelle des Européens à Washington. Le boycott généralisé, et si possible mondial, des exportations de gaz naturel et de pétrole russes a été conçu comme un moyen de drainer les ressources financières de l’économie du pays, à mesure que les revenus des exportations diminuaient. Si l’on ajoute à cela le projet d’exclure la Russie du mécanisme de transactions financières SWIFT, le choc subi par son économie entraînerait son implosion. Le rouble s’effondrerait, l’inflation monterait en flèche, le niveau de vie chuterait, le mécontentement populaire affaiblirait tellement Poutine qu’il serait contraint de démissionner ou serait remplacé par une cabale d’oligarques mécontents. Comme le dirait le président Biden : « Pour l’amour de Dieu, cet homme ne peut pas rester au pouvoir »[2]. Il en résulterait une Russie plus faible, redevable à l’Occident, ou une Russie isolée et impuissante.
Ces scénarios optimistes avaient en commun l’espoir que le partenariat sino-russe naissant serait considérablement affaibli, ce qui ferait pencher la balance en faveur des États-Unis dans la bataille à venir avec la Chine pour la suprématie mondiale. Comment le plan a-t-il été conçu et décidé ? En réalité, les objectifs généraux étaient en place depuis l’administration Obama. Le président lui-même avait approuvé le coup d’État de Maïdan, supervisé directement par le vice-président de l’époque, Joe Biden, qui a agi en tant que préfet (généralement absent) pour l’Ukraine entre mars 2014 et janvier 2017. Le gouvernement Obama s’est efforcé de bloquer la mise en œuvre de l’accord de Minsk II, reprochant à Merkel et à Macron d’avoir accepté d’en être les garants. C’est la raison principale pour laquelle Berlin et Paris n’ont jamais fait le moindre geste pour persuader Kiev de respecter ses obligations. L’opération visant à provoquer une crise dans le Donbass était en préparation dans les cercles néoconservateurs – notamment sous l’impulsion ses plus influents d’entre eux, Tony Blinken et Jake Sullivan) – pendant la présidence Trump – dont l’incohérence et le désordre ont empêché l’élaboration de toute politique calibrée et concertée à l’égard de l’Ukraine ou de la Russie, bien que le poids des sanctions imposées se soit accru au cours des quatre années de son mandat.
Contexte stratégique
Tout comme la politique à l’égard de l’Ukraine doit être considérée dans le contexte de l’attitude ferme de Joe Biden à l’égard de Moscou, la politique à l’égard de la Russie doit être placée dans le contexte plus large de la décision de la nouvelle administration d’affronter ses rivaux – actuels ou potentiels – dans tous les domaines. En d’autres termes, la doctrine Wolfowitz à plein régime[3]. Presser Moscou sur l’Ukraine s’est accompagné de l’abandon des engagements historiques pris avec Pékin concernant Taïwan, dans le cadre de l’accord « Une seule Chine » conclu il y a cinquante ans, et le rejet du renouvellement promis de l’accord nucléaire (JPCOA) avec l’Iran, en fixant des conditions drastiques que Washington savait que Téhéran ne pourrait jamais accepter. Cette inflexion des plans stratégiques américains n’a pas été rendu publique ni même évoquée dans les communications officielles (à l’exception de la National Defense Reviewannuelle du Pentagone et du nouveau concept stratégique de l’OTAN)[4]. Elle n’a pas suscité l’intérêt des médias et n’a pas interpellé directement la communauté de la politique étrangère au sens large qui, de toute façon, était progressivement parvenue à un consensus sur ses principes et objectifs fondamentaux au cours des vingt années précédentes.
La stratégie américaine telle qu’elle est décrite ci-dessus n’est donc pas sortie entièrement formée de l’esprit des fonctionnaires de l’administration Biden. Ses principaux éléments sont en place depuis une génération. Pourtant, les prémisses sous-jacentes semblent ne pas correspondre aux réalités stratégiques sur un point fondamental. Objectivement, les États-Unis sont plus à l’abri des dangers extérieurs qu’ils ne l’ont jamais été depuis la veille de la Première Guerre mondiale. Ils n’ont pas d’ennemis capables ou désireux d’utiliser la force militaire contre le territoire national ou contre leurs intérêts fondamentaux à l’étranger. La Chine n’est pas un avatar du Japon impérial et représente un défi d’un tout autre ordre. La Russie de Poutine n’est pas un avatar de l’Union soviétique en termes d’idéologie ou de puissance. La promotion des intérêts nationaux russes et la volonté d’assurer sa place en tant qu’acteur important sur la scène mondiale sont ce que les grands pays ont toujours fait. Ces circonstances semblent ouvrir la possibilité de poursuivre des politiques visant à s’accommoder de ces deux puissances.
Toutefois, la perspective américaine quant à sa place dans le monde s’écarte de cette ligne de pensée à deux égards essentiels. Premièrement, la principale préoccupation de Washington n’est pas la sécurité en soi, mais plutôt le maintien de sa position dominante dans les affaires mondiales, avec les prérogatives qui en découlent pour agir et donner la priorité à ses propres intérêts nationaux dans ses relations avec le reste du monde. Alors que dans les décennies d’après-guerre, on peut dire à juste titre que les États-Unis avaient consciemment entrepris de créer des « biens publics » qui servaient les intérêts de leurs partenaires aussi bien que les leurs, leurs critères sont progressivement devenus la consolidation de leur domination mondiale et les avantages nationaux qui en découlent.
Au cours de la dernière décennie, qui a vu l’ascension fulgurante de la Chine, l’Occident – sous la direction des États-Unis – a implicitement construit sa pensée stratégique sur le modèle « Thucydide » des relations entre les États. Cela n’a pas été le résultat d’un processus rigoureux et délibéré. Il n’y a pas eu de grand débat, ni dans les milieux intellectuels, ni parmi les hauts responsables politiques. Certes, à Washington, le cercle restreint des nationalistes purs et durs et des « néo-cons » savait depuis des décennies exactement ce qu’il voulait : un système mondial dominé par l’hégémon américain, qui fixerait les règles selon ses propres critères et serait prêt à utiliser tous les moyens à sa disposition pour les faire respecter. Il s’agissait notamment d’empêcher l’émergence de tout challenger majeur – ainsi que l’illustre le projet de Paul Wolfowitz. L’influence disproportionnée qu’ils ont exercée en obtenant l’allégeance de l’establishment de la politique étrangère du pays représente un accomplissement remarquable, rendu possible par l’absence d’une alternative clairement définie et acceptable par les élites politiques enclines à acquiescer aux idées à la mode promues par les groupes les plus volontaires.
La grande stratégie présente l’avantage supplémentaire d’être la voie de la moindre résistance intellectuelle. En effet, elle fait revivre le modèle simpliste de la Guerre froide et le superpose à la réalité actuelle, bien plus compliquée et bien moins compréhensible. En effet, cette version très simplifiée – voire primitive – du modèle de Thucydide transforme la stratégie en une forme d’hydraulique politique[5]. La puissance d’un État, transmise par sa force militaire et économique, exerce sur les autres États des pressions auxquelles ils doivent soit succomber, soit résister en générant des contre-pressions. Lorsqu’il s’agit d’une puissance montante menaçant la position de la puissance dominante, l’issue est – la plupart du temps – la guerre. C’est tout ! Cela est illustré par de nombreux exemples historiques, n’en déplaise à ceux qui nient les particularités des circonstances mondiales actuelles.
La synthèse de tout cela constitue un formidable défi intellectuel et stratégique. Le monde est devenu trop compliqué pour que les doctrines traditionnelles de politique étrangère puissent l’expliquer. Le résultat n’est pas l’innovation et l’imagination. Bien au contraire. Nous cherchons à nous réfugier dans les vieilles vérités de la Realpolitik, à savoir l’équilibre des pouvoirs et la concurrence entre grandes puissances pour établir des positions dominantes. La conviction principale est l’idée que les États-Unis doivent utiliser tous les instruments d’influence, jusqu’à la force coercitive – donc y compris la guerre préventive et préemptive – pour maintenir leur prééminence mondiale tout en façonnant le monde selon leur conception propre. D’où l’acceptation croissante de l’idée qu’un conflit entre l’Amérique et la Chine pour la place de numéro un sur le podium de la suprématie mondiale, est inévitable. De hauts responsables militaires américains sont allés jusqu’à inclure dans une communication officielle du Pentagone l’avertissement selon lequel nous devrions nous préparer à une guerre avec Pékin dans les deux ans à venir[6].
Il y a lieu de se méfier de ce déterminisme structurel. Le fait même que nous nous trouvions dans des circonstances fluides et sans précédent (qui continueront probablement à l’être indéfiniment) semble souligner non seulement la cristallisation possible d’une multitude de résultats, mais aussi le fait que des dirigeants compétents et volontaires pourraient bien disposer d’une certaine latitude pour infléchir la trajectoire suivie. On peut imaginer une sorte de quasi-système « mixte ».
Cette conception d’un système multipolaire qui met l’accent sur un multilatéralisme peu contraignant, encadré par un conseil des grandes puissances les plus influentes, n’a nulle part été examinée de près et encore moins considérée par les dirigeants des gouvernements occidentaux, c’est-à-dire les élites qui dirigent les affaires extérieures de leur pays. Le seul homme d’État qui a réfléchi à ces modalités est Vladimir Poutine, qui en a esquissé les formes et les méthodes dans de nombreux discours et écrits depuis 2007. La vérité brutale est que ses homologues occidentaux ne leur ont jamais accordé beaucoup d’attention ni réfléchi sérieusement aux idées qu’ils véhiculent. Bien sûr, aujourd’hui, tout cela reste lettre morte. Il n’y a aucune possibilité d’engager le dialogue qu’ils avaient prévu et qui pourrait conduire à un ensemble de règles, d’ententes et d’accords qui fourniraient le squelette d’une telle construction.
En termes pratiques, de telles règles de conduite (explicites et implicites) apporteraient un minimum d’ordre à chacune des dimensions d’un monde interdépendant – économie, sécurité, communications – sans qu’il n’existe d’architecture globale et primordiale. En outre, ces régimes partiels n’ont pas besoin d’être universels tant que les participants marginaux ne sont pas en mesure de bouleverser ou de remettre en question ce qui est en place.
Un tel quasi-ordre a-t-il besoin d’un hégémon ? Pas nécessairement ; ce dont il aurait besoin, c’est d’un contrôle. Il conserverait des éléments libéraux – notamment en ce qui concerne les relations économiques internationales, qui seraient toutefois limitées sur le plan fonctionnel – et ne comporterait certainement pas de formats politiques universels. La gestion des crises et la médiation entre les parties autres que les trois grands seraient supervisées par leur intervention bienveillante ou simplement gelées. Les normes et les méthodes pourraient également être modifiées pour tenir compte des effets perturbateurs qu’elles pourraient provoquer pour chaque nation, tels que le réveil du nationalisme insulaire et les griefs anti-mondialisation.
Il est évident qu’aucun arrangement de ce type n’est concevable sans une rencontre entre les États-Unis, la Chine et la Russie. Les Européens sont totalement dépourvus de volonté politique et se rangeront dans le sillage des Etats-Unis. Ils ne jouent aucun rôle. On peut avancer l’argument convaincant que le plus grand obstacle est les États-Unis – pour toutes sortes de raisons. En effet, en termes de personnalités, on peut affirmer que les deux dirigeants les mieux à même de poser les fondations de ce système sont Poutine et Xi. Intelligents, rationnels, grands penseurs, en pleine possession de leurs moyens. Cela paraît difficile à croire ? C’est tout à fait compréhensible dans les circonstances actuelles et l’idée peut paraître discutable. Mais en toute honnêteté, il n’existe pas la moindre preuve que cette idée ait jamais traversé l’esprit d’un président américain ou d’un de ses homologues européens depuis 2000. En effet, il est douteux que l’un d’entre eux ait jamais prêté une attention particulière à ce que Poutine écrivait ou disait réellement – ou ait cherché à discerner ce que Xi aurait pu penser dans ce sens. (Il y a des raisons de penser qu’il en va de même pour leurs principaux collaborateurs : Blinken, Sullivan et Austin ; Cleverlyr et Wallace ; Baerbock ; Borrell, etc.) Pour Hillary Clinton, Poutine est un « nouvel Hitler » ; pour Barack Obama, il est l’ennemi diabolique qui a tenté de corrompre la démocratie américaine en manipulant l’élection de 2016 – avertissant Poutine que « nous pouvons vous faire des choses » ; et pour Joe Biden, c’est un « tueur » qui doit quitter la scène immédiatement. Ainsi, il est difficile d’envisager une discussion sérieuse et franche sur ces grands thèmes autour d’une table où Poutine et Xi seraient associés à Biden, Schulz, Sunak, Johnson, Ruud, Macron, Stoltenberg, Van der Leyen, et autres. Se représenter ses adversaires comme des personnages de dessins animés, sur lesquels on lance des fléchettes verbales de manière fantaisiste est un moyen infaillible d’échouer – et de provoquer un échec catastrophique.
Perspectives
Quelle que soit l’issue du conflit ukrainien – en termes militaires, politiques et diplomatiques – quelques conclusions peuvent d’ores et déjà être tirées. La première est la consolidation de deux blocs de puissance antagonistes : l' »Occident collectif », composé de l’alliance des cinq pays anglo-saxons dirigée par les États-Unis, plus l’UE et les puissances auxiliaires d’Asie de l’Est, le Japon et la Corée du Sud. L’autre bloc, eurasien, sera dominé par le duopole sino-russe soutenu par un assortiment hétéroclite d’amis : entre autres l’Iran, les États d’Asie centrale, la Biélorussie, le Venezuela. Ils seront rivaux dans tous les domaines : sécurité, commerce, finances et dans celui des valeurs et de la culture. D’autres acteurs importants, comme l’Inde, le Brésil, la Turquie, l’Indonésie, éviteront de rejoindre l’un ou l’autre tout en poursuivant leurs propres intérêts nationaux. Il convient de noter qu’aucun de ces derniers n’a participé aux sanctions imposées à la Russie ; certains même – l’Inde, la Turquie et l’Arabie saoudite – ont pris des mesures actives pour les contrecarrer, tout en profitant des prix réduits de l’énergie et en servant d’intermédiaires entre la Russie et des consommateurs enthousiastes, y compris certains pays occidentaux. En fait, aucun pays hors du « collectif occidental » n’a coopéré en respectant les restrictions imposées par les sanctions.
Deuxièmement, la conception néolibérale d’un monde économiquement intégré et mondialisé, dans lequel les anciens jeux de pouvoir sont bannis, est désormais caduque. L’intégration fonctionnelle dans la sphère économique se poursuivra, mais avec d’importantes réserves. Tous les États veilleront plus activement à ce que leurs intérêts nationaux ne soient pas compromis par le fonctionnement des marchés internationaux et les décisions des acteurs privés. De même, les gouvernements seront attentifs aux gains relatifs de tous les modes de relations économiques. Les considérations politiques seront omniprésentes, même si elles ne sont pas toujours déterminantes.
L’effet le plus large et le plus durable de cette dévolution du système mondial en blocs – l’héritage de l’Ukraine – sera que les relations entre les nations à travers les blocs (ou même entre les non-membres et les membres des principaux blocs) ne pourront pas échapper à la logique dictée par une rivalité primordiale. La suspicion, le calcul minutieux des avantages/coûts/risques des transactions et une conscience aiguë de la sécurité seront omniprésents. La maîtrise des armements est le cas le plus remarquable – et peut-être le plus important – à cet égard. Dans ce domaine sensible, une certaine confiance (bien que fondée sur des intérêts convergents) est essentielle. Il n’y en a pas aujourd’hui et il n’y en aura pas dans un avenir prévisible. La méfiance règne. C’est particulièrement dommage.
(Traduction CF2R)
[1] Cette évaluation est basée sur des entretiens avec des participants au processus d’élaboration des politiques de l’administration.
[2] Remarques du Président Joseph Biden à Varsovie le 25 mars 2022.
[3] La doctrine Wolfowitz est le nom non officiel donné à la version initiale du Defense Planning Guidance pour les années fiscales 1994-1999 (datée du 18 février 1992) publiée par le sous-secrétaire américain à la Défense pour la politique, Paul Wolfowitz, et son adjoint Scooter Libby.
[4] 2022 National Defense Strategy (27 octobre 2022) ; et NATO 2022 New Strategic Concept (3 mars 2023).
[5] Voir l’article fondamental de John Mearscheimer « Bound to Fail : The Rise and Fall of the Liberal International Order », International Security(2019) 43 4), pp. 7-50. Il s’agit d’un exposé précis, rigoureux et historiquement informé du « piège de Thucydide ».
[6] Le général Mike Minihan, qui, en tant que chef du Commandement de la mobilité aérienne, supervise la flotte de cargos et de ravitailleurs de l’armée de l’air américaine, a exhorté les aviateurs à être « impénitents dans leur létalité » en préparation d’une guerre potentielle avec la Chine. Plus tard, il a déclaré : « Mon instinct me dit que nous nous battrons en 2025 » (Air Force amn/nco/snco January 26, 2023).