Les véritables adversaires de l’Amérique sont ses alliés européens et autres
Michael HUDSON
Article original publié dans Counterpunch en février 2022 sous le titre « America’s Real Adversaries are Its European and Other Allies » (https://www.counterpunch.org/2022/02/11/americas-real-adversaries-are-its-european-and-other-allies/).
Republié avec l’autorisation de l’auteur[1] en février 2024 (Traduction CF2R).
L’objectif des États-Unis est d’empêcher ses alliés européens de commercer avec la Chine et la Russie
Le rideau de fer des années 1940 et 1950 était ostensiblement conçu pour isoler la Russie de l’Europe occidentale, afin d’empêcher l’idéologie communiste et la pénétration militaire. Aujourd’hui, le régime de sanctions est orienté vers l’intérieur, afin d’empêcher les alliés américains de l’OTAN et d’autres pays occidentaux d’accroître leurs échanges commerciaux et leurs investissements avec la Russie et la Chine. L’objectif n’est pas tant d’isoler la Russie et la Chine que de maintenir fermement ces alliés dans l’orbite économique de l’Amérique. Les alliés doivent renoncer aux avantages liés à l’importation de gaz russe et de produits chinois et acheter du GNL américain et d’autres produits d’exportation à des prix beaucoup plus élevés, notamment un plus grand nombre d’armes américaines.
Les sanctions que les diplomates américains insistent auprès de leurs alliés pour qu’ils les imposent au commerce avec la Russie et la Chine visent ostensiblement à décourager une montée en puissance militaire. Mais un tel renforcement ne peut pas vraiment être la principale préoccupation des Russes et des Chinois. Ils ont bien plus à gagner en offrant des avantages économiques mutuels à l’Occident. La question sous-jacente est donc de savoir si l’Europe trouvera un avantage à remplacer les exportations américaines par des fournitures russes et chinoises et par les liens économiques mutuels qui en découlent.
Ce qui inquiète les diplomates américains, c’est que l’Allemagne, d’autres pays de l’OTAN et les pays situés le long de la route « Belt and Road » comprennent les gains qui peuvent être réalisés en ouvrant le commerce et les investissements pacifiques. S’il n’y a pas de plan russe ou chinois pour les envahir ou les bombarder, quelle est la nécessité de l’OTAN ? Pourquoi les alliés riches des États-Unis achètent-ils si massivement du matériel militaire américain ? Et s’il n’existe pas de relation fondamentalement conflictuelle, pourquoi les pays étrangers doivent-ils sacrifier leurs propres intérêts commerciaux et financiers en s’appuyant exclusivement sur les exportateurs et les investisseurs américains ?
Ce sont ces préoccupations qui ont poussé le Président français Emmanuel Macron, à invoquer le fantôme de Charles de Gaulle et à exhorter l’Europe à se détourner de ce qu’il appelle la guerre froide de l’OTAN, « en état de mort cérébrale« , et à rompre avec les accords commerciaux pro-américains qui imposent des coûts croissants à l’Europe tout en la privant des gains potentiels du commerce avec l’Eurasie. Même l’Allemagne rechigne devant les demandes qui lui sont faites de geler son économie d’ici au mois de mars prochain en se privant du gaz russe.
Pour les stratèges américains, le problème ne réside pas dans une menace militaire réelle de la part de la Russie et de la Chine, mais dans l’absence d’une telle menace. Tous les pays se sont rendu compte que le monde a atteint un point où aucune économie industrielle ne dispose de la main-d’œuvre et de la capacité politique nécessaires pour mobiliser une armée permanente de la taille requise pour envahir ou même mener une bataille majeure contre un adversaire important. Ce coût politique fait qu’il n’est pas rentable pour la Russie de riposter à l’aventurisme de l’OTAN qui s’attaque à sa frontière occidentale en essayant d’obtenir une réponse militaire. Cela ne vaut tout simplement pas la peine de s’emparer de l’Ukraine.
La pression croissante exercée par l’Amérique sur ses alliés menace de les faire sortir de l’orbite américaine. Pendant plus de 75 ans, ils n’ont eu que peu d’alternatives pratiques à l’hégémonie américaine. Mais les choses sont en train de changer. L’Amérique n’a plus la puissance monétaire et l’excédent apparemment chronique de sa balance commerciale et de sa balance des paiements qui lui ont permis d’élaborer les règles mondiales en matière de commerce et d’investissement en 1944-1945. La menace qui pèse sur la domination américaine est que la Chine, la Russie et le cœur de l’île-monde eurasienne de Mackinder offrent de meilleures opportunités de commerce et d’investissement que les États-Unis, qui exigent de plus en plus désespérément des sacrifices de la part de leurs alliés de l’OTAN et d’autres pays.
L’exemple le plus flagrant est la volonté des États-Unis d’empêcher l’Allemagne d’autoriser la construction du gazoduc Nord Stream 2 afin d’obtenir du gaz russe pour la saison froide qui s’annonce. Angela Merkel a convenu avec Donald Trump de dépenser un milliard de dollars pour construire un nouveau port GNL afin de devenir plus dépendante du GNL américain dont le prix est élevé (le projet a été annulé après que les élections américaines et allemandes ont changé les deux dirigeants). Mais l’Allemagne n’a pas d’autre moyen de chauffer un grand nombre de ses maisons et immeubles de bureaux (ou d’approvisionner ses entreprises d’engrais) que le gaz russe.
Le seul moyen qui reste aux diplomates américains pour bloquer les achats européens est d’inciter la Russie à réagir militairement, puis de prétendre que la vengeance de cette réaction l’emporte sur tout intérêt économique purement national. Comme l’a expliqué la sous-secrétaire d’État aux affaires politiques, Victoria Nuland, lors d’une conférence de presse au département d’État le 27 janvier 2022 : « Si la Russie envahit l’Ukraine, d’une manière ou d’une autre, Nord Stream 2 n’ira pas de l’avant[2]« . Le problème est de créer un incident suffisamment offensif et de dépeindre la Russie comme l’agresseur.
Nuland a exprimé succinctement qui dictait les politiques des membres de l’OTAN en 2014 : « J’emmerde l’UE« . Cette phrase a été prononcée alors qu’elle disait à l’ambassadeur des États-Unis en Ukraine que le département d’État soutenait la marionnette Arseniy Yatsenyuk en tant que Premier ministre ukrainien (destitué deux ans plus tard suite à un scandale de corruption), et que les agences politiques américaines soutenaient le massacre sanglant de Maïdan qui a inauguré huit ans de guerre civile. Le résultat a dévasté l’Ukraine comme la violence américaine l’a fait en Syrie, en Irak et en Afghanistan. Ce n’est pas une politique de paix mondiale ou de démocratie que les électeurs européens approuvent.
Les sanctions commerciales imposées par les États-Unis à leurs alliés de l’OTAN s’étendent à l’ensemble du spectre commercial. La Lituanie, en proie à l’austérité, a renoncé à son fromage et à son marché agricole en Russie, et empêche sa compagnie ferroviaire publique de transporter de la potasse biélorusse vers le port de Klaipeda, sur la mer Baltique. Le propriétaire majoritaire du port s’est plaint que « la Lituanie perdra des centaines de millions de dollars en arrêtant les exportations biélorusses via Klaipeda » et « pourrait être confrontée à des réclamations juridiques de 15 milliards de dollars pour rupture de contrats[3] » La Lituanie a même accepté de reconnaître Taïwan à l’instigation des États-Unis, ce qui a conduit la Chine à refuser d’importer des produits allemands ou d’autres produits contenant des composants fabriqués en Lituanie.
L’Europe doit imposer des sanctions au prix d’une hausse des prix de l’énergie et de l’agriculture en donnant la priorité aux importations en provenance des États-Unis et en renonçant aux liens avec la Russie, le Belarus et d’autres pays en dehors de la zone dollar. Comme l’a dit Sergey Lavrov : « Lorsque les États-Unis pensent que quelque chose correspond à leurs intérêts, ils peuvent trahir ceux avec qui ils étaient amis, avec qui ils coopéraient et qui répondaient à leurs positions dans le monde[4]« .
Les sanctions imposées par les États-Unis à leurs alliés nuisent à leurs économies, et non à celles de la Russie et de la Chine
Ce qui semble ironique, c’est que ces sanctions contre la Russie et la Chine ont fini par les aider plutôt que de leur nuire. Mais l’objectif premier n’était pas de nuire aux économies russe et chinoise, ni de les aider. Après tout, il est évident que les sanctions obligent les pays visés à devenir plus autonomes. Privés du fromage lituanien, les producteurs russes ont produit leur propre fromage et n’ont plus besoin de l’importer des États baltes. La rivalité économique sous-jacente de l’Amérique vise à maintenir les pays européens et ses alliés asiatiques dans son orbite économique de plus en plus protégée. L’Allemagne, la Lituanie et d’autres alliés sont invités à imposer des sanctions dirigées contre leur propre bien-être économique en ne commerçant pas avec des pays situés en dehors de l’orbite du dollar américain.
Indépendamment de la menace d’une guerre réelle résultant du bellicisme américain, le coût pour les alliés de l’Amérique de se plier aux exigences des États-Unis en matière de commerce et d’investissement devient si élevé qu’il est politiquement inabordable. Depuis près d’un siècle, il n’y a guère eu d’autre solution que d’accepter des règles en matière de commerce et d’investissement favorisant l’économie américaine comme prix à payer pour bénéficier du soutien financier et commercial des États-Unis et même de leur sécurité militaire. Mais une alternative menace aujourd’hui d’émerger – une alternative qui offre les avantages de l’initiative chinoise Belt and Road et du désir de la Russie d’obtenir des investissements étrangers pour l’aider à moderniser son organisation industrielle, comme cela semblait avoir été promis il y a trente ans, en 1991.
Depuis les dernières années de la Seconde Guerre mondiale, la diplomatie américaine a cherché à enfermer la Grande-Bretagne, la France, et surtout l’Allemagne et le Japon vaincus, pour en faire des dépendances économiques et militaires des États-Unis. Comme je l’ai expliqué dans Super Impérialism[5], les diplomates américains ont brisé l’Empire britannique et absorbé sa zone sterling via les conditions onéreuses imposées d’abord par le prêt-bail, puis par l’accord de prêt anglo-américain de 1946. Les conditions de ce dernier obligent la Grande-Bretagne à renoncer à sa politique de préférence impériale et à débloquer les soldes en livres sterling que l’Inde et d’autres colonies avaient accumulés pour leurs exportations de matières premières pendant la guerre, ouvrant ainsi le Commonwealth britannique aux exportations américaines.
La Grande-Bretagne s’est engagée à ne pas récupérer ses marchés d’avant-guerre en dévaluant la livre sterling. Les diplomates américains ont ensuite créé le FMI et la Banque mondiale dans des conditions qui favorisaient les marchés d’exportation américains et décourageaient la concurrence de la Grande-Bretagne et d’autres anciens rivaux. Les débats à la Chambre des lords et à la Chambre des communes ont montré que les hommes politiques britanniques reconnaissaient qu’ils étaient relégués à une position économique subalterne, mais qu’ils n’avaient pas d’autre choix. Une fois qu’ils ont abandonné, les diplomates américains ont eu les mains libres pour affronter le reste de l’Europe.
La puissance financière a permis à l’Amérique de continuer à dominer la diplomatie occidentale, bien qu’elle ait été contrainte de renoncer à l’or en 1971 en raison du coût de la balance des paiements lié à ses dépenses militaires à l’étranger. Au cours des cinquante dernières années, les pays étrangers ont conservé leurs réserves monétaires internationales en dollars américains, principalement sous forme de titres du Trésor américain, de comptes bancaires américains et d’autres investissements financiers dans l’économie américaine. La norme des bons du Trésor oblige les banques centrales étrangères à financer le déficit de la balance des paiements des États-Unis, basé sur l’armée, et, ce faisant, le déficit budgétaire du gouvernement national.
Les États-Unis n’ont pas besoin de ce recyclage pour créer de la monnaie. Le gouvernement peut simplement imprimer de la monnaie, comme l’a démontré la Modern Monetary Theory. Mais les États-Unis ont besoin du recyclage du dollar par les banques centrales étrangères pour équilibrer leurs paiements internationaux et soutenir le taux de change du dollar. Si le dollar devait baisser, les pays étrangers auraient beaucoup plus de facilité à payer leurs dettes internationales en dollars dans leur propre monnaie. Les prix des importations américaines augmenteraient et il serait plus coûteux pour les investisseurs américains d’acheter des actifs étrangers. Les étrangers perdraient de l’argent sur les actions et les obligations américaines libellées dans leur propre monnaie et les abandonneraient. Les banques centrales, en particulier, subiraient une perte sur les obligations en dollars du Trésor qu’elles détiennent dans leurs réserves monétaires et trouveraient leur intérêt à sortir du dollar. Ainsi, la balance des paiements et le taux de change des États-Unis sont tous deux menacés par la belligérance et les dépenses militaires américaines dans le monde entier, alors que les diplomates américains tentent de stabiliser la situation en augmentant la menace militaire à des niveaux de crise.
Les efforts des États-Unis pour maintenir leurs protectorats d’Europe et d’Asie de l’Est dans leur propre sphère d’influence sont menacés par l’émergence de la Chine et de la Russie, tandis que l’économie américaine se désindustrialise en raison de ses propres choix politiques délibérés. La dynamique industrielle qui a rendu les Etats-Unis si dominants de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1970 a cédé la place à une financiarisation néolibérale évangéliste. C’est pourquoi les diplomates américains doivent faire un bras d’honneur à leurs alliés pour bloquer leurs relations économiques avec la Russie post-soviétique et la Chine socialiste, dont la croissance est supérieure à celle des États-Unis et dont les accords commerciaux offrent davantage de possibilités de gains mutuels.
La question est de savoir combien de temps les États-Unis pourront empêcher leurs alliés de tirer parti de la croissance économique de la Chine. L’Allemagne, la France et d’autres pays de l’OTAN chercheront-ils la prospérité pour eux-mêmes au lieu de laisser l’étalon dollar américain et les préférences commerciales siphonner leur excédent économique ?
La diplomatie du pétrole et le rêve américain pour la Russie post-soviétique
En 1991, Gorbatchev et d’autres responsables russes s’attendaient à ce que leur économie se tourne vers l’Occident pour se réorganiser selon les principes qui avaient rendu les économies américaine, allemande et autres si prospères. La Russie et l’Europe occidentale s’attendaient mutuellement à ce que les investisseurs allemands, français et autres restructurent l’économie post-soviétique selon des principes plus efficaces.
Ce n’était pas le plan des États-Unis. Lorsque le sénateur John McCain a qualifié la Russie de « station-service avec des bombes atomiques« , il s’agissait du rêve des Américains de ce qu’ils voulaient que la Russie devienne – les compagnies gazières russes passant sous le contrôle d’actionnaires américains, à commencer par le rachat prévu de Yukos, tel qu’il a été arrangé avec Mikhail Khordokovsky. La dernière chose que les stratèges américains voulaient voir, c’était une Russie renaissante et prospère. Les conseillers américains ont cherché à privatiser les ressources naturelles de la Russie et d’autres actifs non industriels, en les confiant à des kleptocrates qui ne pourraient « encaisser » la valeur de ce qu’ils avaient privatisé qu’en le vendant à des investisseurs américains et étrangers pour obtenir des devises fortes. Il en a résulté un effondrement économique et démographique néolibéral dans l’ensemble des États post-soviétiques.
D’une certaine manière, l’Amérique s’est transformée en sa propre version d’une station-service avec des bombes atomiques (et des exportations d’armes). La diplomatie pétrolière américaine vise à contrôler le commerce mondial du pétrole de manière à ce que ses énormes profits reviennent aux grandes compagnies pétrolières américaines. C’est pour que le pétrole iranien reste entre les mains de British Petroleum. Kermit Roosevelt, de la CIA, a travaillé avec l’Anglo-Persian Oil Company de British Petroleum pour renverser le dirigeant élu de l’Iran, Mohammed Mossadegh, en 1954, lorsqu’il a cherché à nationaliser la compagnie après qu’elle ait refusé, décennie après décennie, de contribuer à l’économie comme elle l’avait promis. Après l’installation du Shah, dont la démocratie reposait sur un État policier vicieux, l’Iran a menacé une fois de plus de devenir le maître de ses propres ressources pétrolières. Il a donc de nouveau été confronté à des sanctions parrainées par les États-Unis, qui sont toujours en vigueur aujourd’hui. L’objectif de ces sanctions est de maintenir le commerce mondial du pétrole fermement sous le contrôle des États-Unis, car le pétrole est de l’énergie et l’énergie est la clé de la productivité et du PIB réel.
Dans les cas où des gouvernements étrangers, tels que l’Arabie saoudite et les États pétroliers arabes voisins, sont parvenus à prendre le contrôle de leurs ressources, les recettes d’exportation de leur pétrole doivent être déposées sur les marchés financiers américains pour soutenir le taux de change du dollar et la domination financière des États-Unis. Lorsque l’Arabie saoudite a quadruplé le prix de son pétrole en 1973-1974 (en réponse au quadruplement par les États-Unis du prix de ses exportations de céréales), le département d’État américain a fait la loi et a dit à l’Arabie saoudite qu’elle pouvait vendre son pétrole aussi cher qu’elle le souhaitait (augmentant ainsi le parapluie des prix pour les producteurs de pétrole américains), mais qu’elle devait s’acquitter de ses obligations en matière d’exportation de pétrole et recycler ses recettes d’exportation vers les États-Unis en titres libellés en dollars – principalement en titres du Trésor américain et en comptes bancaires américains, ainsi qu’en quelques participations minoritaires dans des actions et obligations américaines (mais uniquement en tant qu’investisseurs passifs, sans utiliser ce pouvoir financier pour contrôler la politique de l’entreprise).
Le deuxième mode de recyclage des recettes des exportations de pétrole a consisté à acheter des armes américaines, l’Arabie saoudite devenant l’un des plus gros clients du complexe militaro-industriel. En réalité, la production d’armes américaines n’est pas essentiellement de nature militaire. Comme le monde le constate aujourd’hui avec l’agitation autour de l’Ukraine, l’Amérique ne dispose pas d’une armée de combat. Ce qu’elle possède, c’est ce que l’on appelait autrefois une « armée alimentaire ». La production d’armes aux États-Unis emploie de la main-d’œuvre et produit des armes comme une sorte de bien de prestige que les gouvernements peuvent exhiber, et non pour combattre réellement. Comme pour la plupart des produits de luxe, la marge est très élevée. C’est l’essence même de la haute couture et du style, après tout. Le complexe militaro-industiel utilise ses bénéfices pour subventionner la production civile américaine d’une manière qui ne viole pas la lettre des lois commerciales internationales contre les subventions gouvernementales.
Parfois, bien sûr, la force militaire est effectivement utilisée. En Irak, George W. Bush puis Barack Obama ont utilisé l’armée pour s’emparer des réserves pétrolières du pays, ainsi que de celles de la Syrie et de la Libye. Le contrôle du pétrole mondial a été le pilier de la balance des paiements des États-Unis. Malgré la volonté mondiale de ralentir le réchauffement de la planète, les responsables américains continuent de considérer le pétrole comme la clé de la suprématie économique des États-Unis. C’est pourquoi l’armée américaine refuse toujours d’obéir aux ordres de l’Irak de quitter le pays, en maintenant ses troupes sous le contrôle du pétrole irakien, et pourquoi elle s’est mise d’accord avec les Français pour détruire la Libye et a toujours des troupes dans les champs pétrolifères de Syrie. Plus près de nous, le président Biden a approuvé les forages en mer et soutient l’expansion des sables bitumineux de l’Athabasca au Canada, le pétrole le plus sale du monde sur le plan environnemental.
Outre les exportations de pétrole et de denrées alimentaires, les exportations d’armes soutiennent le financement par les bons du Trésor des dépenses militaires des États-Unis sur leurs 750 bases à l’étranger. Mais sans un ennemi permanent qui le menace, l’existence de l’OTAN s’effondre. Pourquoi les pays auraient-ils besoin d’acheter des sous-marins, des porte-avions, des avions, des chars, des missiles et d’autres armes ?
Avec la désindustrialisation des États-Unis, le déficit de leur balance commerciale et de leur balance des paiements devient de plus en plus problématique. Ils ont besoin des ventes d’armes pour réduire leur déficit commercial croissant et pour subventionner leurs avions commerciaux et les secteurs civils connexes. Le défi consiste à maintenir sa prospérité et sa domination mondiale alors qu’elle se désindustrialise et que la croissance économique progresse rapidement en Chine et, désormais, en Russie.
L’Amérique a perdu son avantage en matière de coûts industriels en raison de la forte augmentation du coût de la vie et des affaires dans son économie rentière postindustrielle financiarisée. En outre, comme l’a expliqué Seymour Melman dans les années 1970, le capitalisme du Pentagone est basé sur des contrats à prix coûtant majoré : plus le matériel militaire coûte cher, plus les fabricants réalisent de bénéfices. Les armes américaines sont donc conçues de manière excessive – d’où les sièges de toilettes à 500 dollars au lieu d’un modèle à 50 dollars. Le principal attrait des produits de luxe, y compris du matériel militaire, est leur prix élevé.
C’est dans ce contexte que s’inscrit la fureur des États-Unis, qui n’ont pas réussi à s’emparer des ressources pétrolières de la Russie, et qui ont vu la Russie se libérer militairement pour développer ses propres exportations d’armes, qui sont aujourd’hui généralement meilleures et beaucoup moins coûteuses que celles des États-Unis. Désormaisi, la Russie se trouve dans la situation de l’Iran en 1954, puis en 1979. Non seulement ses ventes de pétrole rivalisent avec celles du GNL américain, mais elle conserve ses recettes d’exportation de pétrole pour financer sa réindustrialisation, afin de reconstruire l’économie qui a été détruite par la « thérapie » de choc des années 1990 parrainée par les États-Unis.
La ligne de moindre résistance pour la stratégie américaine qui cherche à garder le contrôle de l’approvisionnement mondial en pétrole tout en maintenant son marché d’exportation d’armes de luxe via l’OTAN est de crier au loup et d’insister sur le fait que la Russie est sur le point d’envahir l’Ukraine – comme si la Russie avait quelque chose à gagner d’une guerre de bourbier sur l’économie la plus pauvre et la moins productive de l’Europe. Au cours de l’hiver 2021-2022, les États-Unis ont longuement tenté de pousser l’OTAN et la Russie à se battre, sans succès.
Les États-Unis rêvent d’une Chine néolibéralisée, filiale des entreprises américaines
L’Amérique s’est désindustrialisée dans le cadre d’une politique délibérée de réduction des coûts de production, ses entreprises manufacturières recherchant une main-d’œuvre à bas salaire à l’étranger, et plus particulièrement en Chine. Ce changement n’était pas une rivalité avec Pékin, mais était perçu comme un gain mutuel. Les banques et les investisseurs américains devaient s’assurer le contrôle et les bénéfices de l’industrie chinoise au fur et à mesure de sa commercialisation. La rivalité opposait les employeurs et les travailleurs américains ; l’arme de la guerre des classes était la délocalisation et, dans le même temps, la réduction des dépenses sociales de l’État.
À l’instar de la Russie qui cherche à obtenir du pétrole, des armes et un commerce agricole indépendant du contrôle des États-Unis, la Chine cherche à garder les bénéfices de son industrialisation chez elle, à conserver la propriété de l’État sur les grandes entreprises et, surtout, à maintenir la création monétaire et la Banque de Chine en tant que service public pour financer sa propre formation de capital au lieu de laisser les banques et les maisons de courtage américaines assurer son financement et siphonner son excédent sous la forme d’intérêts, de dividendes et de frais de gestion. Le seul point positif pour les planificateurs des entreprises américaines a été le rôle de la Chine qui a empêché les salaires américains d’augmenter en fournissant une source de main-d’œuvre à bas prix pour permettre aux fabricants américains de délocaliser et d’externaliser leur production.
La guerre de classe menée par le Parti démocrate contre les travailleurs syndiqués a débuté sous l’administration Carter et s’est considérablement accélérée lorsque Bill Clinton a ouvert la frontière méridionale des États-Unis dans le cadre de l’ALENA. Une série de maquiladoras ont été créées le long de la frontière pour fournir de la main-d’œuvre à bas prix. Ce centre de profit pour les entreprises a connu un tel succès que Clinton a fait pression pour que la Chine soit admise au sein de l’Organisation mondiale du commerce en décembre 2001, au cours du dernier mois de son mandat. Le rêve était que la Chine devienne un centre de profit pour les investisseurs américains, produisant pour les entreprises américaines et finançant ses investissements (ainsi que le logement et les dépenses publiques, espérait-on) en empruntant des dollars américains et en organisant son industrie sur un marché boursier qui, comme celui de la Russie en 1994-1996, deviendrait l’un des principaux fournisseurs de financement et de gains en capital pour les investisseurs américains et autres investisseurs étrangers.
Walmart, Apple et de nombreuses autres entreprises américaines ont mis en place des installations de production en Chine, ce qui impliquait nécessairement des transferts de technologie et la création d’une infrastructure efficace pour le commerce d’exportation. Goldman Sachs a conduit l’incursion financière et a contribué à la montée en flèche du marché boursier chinois. Tout cela correspondait à ce que l’Amérique avait préconisé.
Où le rêve néolibéral américain de la Guerre froide a-t-il échoué ? Tout d’abord, la Chine n’a pas suivi la politique de la Banque mondiale consistant à inciter les gouvernements à emprunter en dollars pour engager des sociétés d’ingénierie américaines afin de mettre en place des infrastructures d’exportation. Elle s’est industrialisée de la même manière que les États-Unis et l’Allemagne à la fin du XIXe siècle, en investissant massivement dans les infrastructures afin de répondre aux besoins de base à des prix subventionnés ou gratuitement, qu’il s’agisse des soins de santé, de l’éducation, des transports ou des communications, afin de minimiser le coût de la vie pour les employeurs et les exportateurs. Plus important encore, la Chine a évité le service de la dette extérieure en créant sa propre monnaie et en gardant les installations de production les plus importantes entre ses mains.
Les exigences des États-Unis poussent leurs alliés à quitter l’orbite commerciale et monétaire du dollar et de l’OTAN
Comme dans une tragédie grecque classique, la politique étrangère des États-Unis provoque précisément le résultat qu’ils redoutent le plus. En surjouant avec leurs propres alliés de l’OTAN, les diplomates américains sont en train de réaliser le scénario cauchemardesque de Kissinger, en poussant la Russie et la Chine à s’unir. Alors que les alliés de l’Amérique doivent supporter le coût des sanctions américaines, la Russie et la Chine en profitent en étant obligées de diversifier et de rendre leurs propres économies indépendantes des fournisseurs américains de denrées alimentaires et d’autres besoins de base. Surtout, ces deux pays créent leurs propres systèmes de crédit et de compensation bancaire dédollarisés et détiennent leurs réserves monétaires internationales sous forme d’or, d’euros et de leurs monnaies respectives pour mener à bien leurs échanges commerciaux et leurs investissements mutuels.
Cette dédollarisation offre une alternative à la capacité unipolaire des États-Unis d’obtenir des crédits étrangers gratuits par le biais de l’étalon des bons du Trésor américain pour les réserves monétaires mondiales. À mesure que les pays étrangers et leurs banques centrales se dédollarisent, qu’est-ce qui soutiendra le dollar ? Sans la ligne de crédit gratuite fournie par les banques centrales qui recyclent automatiquement dans l’économie américaine les dépenses militaires et autres des États-Unis à l’étranger (avec un retour minime), comment les États-Unis peuvent-ils équilibrer leurs paiements internationaux face à leur désindustrialisation ?
Les États-Unis ne peuvent pas simplement inverser leur désindustrialisation et leur dépendance à l’égard de la main-d’œuvre chinoise et d’autres pays asiatiques en ramenant la production dans leur pays. Ils ont intégré dans leur économie des frais généraux de rente trop élevés pour que leur main-d’œuvre puisse être compétitive au niveau international, compte tenu des exigences budgétaires des salariés américains pour payer les coûts élevés et croissants du logement et de l’éducation, le service de la dette et l’assurance maladie, ainsi que pour les services d’infrastructure privatisés.
Le seul moyen pour les États-Unis de maintenir leur équilibre financier international est de fixer des prix monopolistiques pour leurs exportations d’armes, de produits pharmaceutiques brevetés et de technologies de l’information, et d’acheter le contrôle des secteurs de production les plus lucratifs et potentiellement sources de rentes à l’étranger – en d’autres termes, de répandre la politique économique néolibérale dans le monde entier de manière à obliger les autres pays à dépendre des prêts et des investissements américains.
Ce n’est pas ainsi que les économies nationales se développent. L’alternative à la doctrine néolibérale est la politique de croissance de la Chine, qui suit la même logique industrielle de base que celle qui a permis à la Grande-Bretagne, aux États-Unis, à l’Allemagne et à la France de devenir des puissances industrielles lors de leur propre décollage industriel, grâce à un soutien important de l’État et à des programmes de dépenses sociales.
Les États-Unis ont abandonné cette politique industrielle traditionnelle depuis les années 1980. Ils imposent à leur propre économie les politiques néolibérales qui ont désindustrialisé le Chili de Pinochet, la Grande-Bretagne thatchérienne et les anciennes républiques soviétiques post-industrielles, les pays baltes et l’Ukraine depuis 1991. Sa prospérité, fortement polarisée et basée sur l’endettement, repose sur le gonflement des prix de l’immobilier et des valeurs mobilières et sur la privatisation des infrastructures.
Ce néolibéralisme est en passe de devenir une économie en faillite, voire un État en faillite, contraint de subir la déflation de la dette, la hausse des prix de l’immobilier et des loyers alors que les taux d’occupation par les propriétaires diminuent, ainsi que des coûts médicaux et autres exorbitants résultant de la privatisation de ce que d’autres pays fournissent gratuitement ou à des prix subventionnés au titre des droits de l’homme – les soins de santé, l’éducation, l’assurance médicale et les pensions.
Le succès de la politique industrielle chinoise avec une économie mixte et le contrôle par l’État du système monétaire et de crédit a conduit les stratèges américains à craindre que les économies d’Europe occidentale et d’Asie ne trouvent leur avantage dans une intégration plus étroite avec la Chine et la Russie. Les États-Unis semblent n’avoir d’autre réponse à un tel rapprochement mondial avec la Chine et la Russie que les sanctions économiques et la belligérance. Ce choix d’une nouvelle guerre froide est coûteux et d’autres pays rechignent à supporter le coût d’un conflit qui ne leur apporte aucun avantage et qui menace même de déstabiliser leur propre croissance économique et leur indépendance politique.
Sans les subventions de ces pays – en particulier lorsque la Chine, la Russie et leurs voisins dédollarisent leurs économies -, comment les États-Unis peuvent-ils maintenir le coût de la balance des paiements de leurs dépenses militaires à l’étranger ? Réduire ces dépenses et retrouver une autonomie industrielle et une puissance économique compétitive nécessiterait une transformation de la politique américaine. Un tel changement semble improbable, mais sans lui, combien de temps l’économie rentière post-industrielle américaine parviendra-t-elle à forcer les autres pays à lui fournir l’aisance économique (littéralement un flux entrant) qu’elle ne produit plus chez elle ?
[1] Pour plus d’information sur ses travaux, voir https://michael-hudson.com
[2] https://www.state.gov/briefings/department-press-briefing-january-27-2022/.
Rejetant les commentaires des journalistes selon lesquels » »ce que les Allemands ont dit publiquement ne correspond pas exactement à ce que vous dites », elle a expliqué la tactique des États-Unis pour bloquer Nord Stream 2. Contrant l’argument d’un journaliste selon lequel « tout ce qu’ils ont à faire, c’est de l’allumer », elle a déclaré : « Comme le sénateur Cruz aime à le dire […] il s’agit actuellement d’un morceau de métal au fond de l’océan. Il doit être testé. Il doit être certifié. Il doit être approuvé par les autorités de réglementation ». Pour un examen récent de la géopolitique de plus en plus tendue à l’œuvre, voir John Foster, « Pipeline Politics hits Multipolar Realities : Nord Stream 2 and the Ukraine Crisis », Counterpunch, 3 février 2022.
[3] Andrew Higgins, « Fueling a Geopolitical Tussle in Eastern Europe : Fertilizer », The New York Times, 31 janvier 2022. Le propriétaire prévoit de poursuivre le gouvernement lituanien pour obtenir de lourds dommages et intérêts.
[4] Ministère russe des Affaires étrangères, « Réponses du ministre des Affaires étrangères Sergey Lavrov aux questions de l’émission Voskresnoye Vremya de Channel One », Moscou, 30 janvier 2022, Johnson’s Russia List, 31 janvier 2022, n°9.
[5] Super Imperialism. The Economic Strategy of American Empire, Third Edition, 2021 (https://www.amazon.fr/Imperialism-Economic-Strategy-American-Empire/dp/3981826086)