Les défis sécuritaires au Sahel : une analyse géopolitique
Mehdi TAJE
Géopoliticien, spécialiste du Sahel et du Maghreb
Directeur de Global Prospect Intelligence
Ligne de frontière entre Méditerranée et Afrique subsaharienne, le Sahel organise la transition entre l’Afrique du Nord méditerranéenne et l’Afrique subsaharienne.
La bande sahélo-saharienne s’apparente à une mer de sable intérieure, ou plutôt à un océan difficilement administrable par les règles du droit territorial. Océan caractérisé par une météo sévère mettant l’Homme à rude épreuve ; sillonné par les routes transahariennes ancrées dans le temps long de l’histoire et pouvant être assimilées aux routes maritimes dont il convient de s’assurer le contrôle afin de maîtriser les axes commerciaux ; il est parsemé de villes et de points d’eau, assimilables aux îles constituant les points d’appui et les ports indispensables à la survie. L’océan sahélien est parcouru par des populations nomades comparables aux flottes de pêcheurs pourchassant le poisson et d’éléments malveillants vivant de brigandage et de rapine qui se fixent, à l’image de nodules sur un corps malade, sur les points faibles afin d’y prospérer en se donnant une rhétorique qaïdiste tout juste pour brouiller les cartes.
Les lignes de fracture et de tension
L’océan sahélien, véritable polygone de crises, est travaillé par des lignes de fracture inscrites dans le temps long de l’histoire, qui continuent à produire leurs effets, et par des éléments plus récents amplifiant la vulnérabilité du champ. Cette interconnexion des crises est au cœur de la problématique sahélienne.
De nombreux conflits sahéliens trouvent leur origine dans la fracture Afrique blanche-Afrique noire, induite par la traite d’abord islamo-arabe puis européo-coloniale, souvent renforcée par la complicité de populations noires (ethnies différentes et rivales). Lors de la décolonisation, les États regroupant administrativement des populations chargées de lourds contentieux historiques, notamment les ethnies victimes de la traite, doivent assurer la cohabitation de tribus ayant participé activement à l’ancien appareil négrier. Second aspect de cette ligne de contact, la plupart des États du Sahel – situés entre les latitudes 10° Nord et 20° Nord – sont caractérisés, dans leur architecture interne, par une fracture Nord-Sud qui traduit une opposition avant tout ethnique entre populations blanches, souvent arabisées, et populations noires.
Selon la formule de Bernard Lugan, « un rift racial qui part de la Mauritanie pour s’étendre jusqu’au Soudan et qui sépare des Afrique(s) dites « blanches » d’autres Afrique(s) dites « noires », brise en deux la plupart des pays sahéliens »[1]. Au Mali, l’opposition fondamentale est celle des Blancs, Maures et Touaregs, et des ethnies africaines noires. La rébellion est nordiste et touareg. La fracture Nord-Sud, ancrée dans l’histoire et à la base d’une profonde conscience ethnico-tribale, a retardé la formation consensuelle de l’État-nation légué par la décolonisation. Les implications philosophiques de cette question sont lourdes de conséquences. Les Touaregs acceptaient-ils l’ordre post-colonial qui confère la suprématie des ethnies du Sud sur leur territoire ? De véritables murs d’incompréhension, parfois d’hostilité, ont longtemps bloqué la voie d’édification d’une véritable appropriation nationale, indispensable à l’émergence de l’État-nation. Tant que cette problématique ne sera pas posée de manière claire, sans dérobade, la solution durable à la stabilité de l’océan sahélien, et en particulier à la crise malienne, sera retardée.
Nous pouvons citer d’autres facteurs s’inscrivant dans le temps long de l’histoire : l’opposition centre-périphérie et l’impact du colonialisme, lequel sut jouer des rivalités des différents acteurs pour s’opposer à la poussée musulmane dominatrice venant du nord par un soutien tactique aux populations noires les plus vulnérables. La colonisation n’a fait qu’instrumentaliser les rivalités entre les différentes ethnies et les peurs des plus vulnérables qui cherchaient à échapper à la pratique de la traite et aux razzias, afin d’ancrer et de consolider son emprise. Lors de la décolonisation, les antagonismes, les rivalités et les haines « en sommeil » émergent, plongeant le théâtre sahélien dans des guerres civiles ou des conflits dits internes. « Faite au profit des vaincus de l’histoire locale, cette colonisation libératrice bouleversa en profondeur les rapports de force régionaux. Les événements d’aujourd’hui en sont la conséquence directe car les nordistes ne s’assimilent pas aux Etats post-coloniaux tels qu’ils ont fonctionné depuis 50 ans. Le fondamentalisme islamique n’est donc pas la cause du séisme sahélien, mais la simple surinfection d’une plaie ne pouvant être refermée que par le retour à un équilibre ethnique estimé équitable »[2].
A ces facteurs historiques s’ajoutent de nouveaux facteurs déstabilisateurs : la défaillance politique et économique des États sahéliens, incapables d’assumer les attributs de la souveraineté sur l’ensemble de leur territoire ; la spéculation islamiste par des forces obscures qui sont loin de toute foi religieuse, encore plus de l’islam ; les sécheresses et les famines ; la pauvreté, la précarité économique et sociale et le manque de perspective d’avenir pour une nombreuse jeunesse désœuvrée ; la forte croissance démographique (en 2040, la population sahélienne devrait doubler pour atteindre 150 millions d’habitants) ; la montée en puissance des trafics en tous genres,notamment du trafic de drogue en provenance d’Amérique Latine ; la prolifération d’armes légères alimentant les conflits, le terrorisme incarné essentiellement par AQMI, les rivalités et tensions entre États sahéliens[3], les ingérences des puissances extérieures instrumentalisant les facteurs de tension afin de mieux contrôler les richesses avérées et potentielles (pétrole, gaz, uranium, fer, or, cuivre, étain, bauxite, phosphate, manganèse, terres rares[4], etc.), enfin les effets induits de la guerre en Libye. En effet, la déstabilisation de la Libye, suite à l’intervention de l’OTAN, a libéré des forces (dissémination d’armes sophistiquées, retour massif de réfugiés sahéliens et de Touaregs armés incorporés à l’armée de Kadhafi), aboutissant au réveil de la rébellion touareg au Mali, matérialisée par l’attaque le 17 janvier 2012 par le MNLA contre les garnisons militaires du Nord Mali. La suite, nous la connaissons ! Comme le souligne le général Vincent Desportes, « la bataille a été gagnée mais la guerre a été perdue (…) c’est une victoire tactique mais un échec stratégique »[5]. Passé et présent interagissent et restructurent Maghreb-Sahel-Afrique de l’Ouest selon de nouvelles lignes de force.
Aujourd’hui, le Sahel est caractérisé par des logiques de chaos : des espaces d’anomies émergent, risquant d’engendrer une déstabilisation durable de l’océan sahélien, mais aussi, par effet induit, du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest. Le Sahel africain concentre tout un système de conflits qui, à la moindre étincelle, éclatent en chaîne. Il s’agit en l’occurrence d’une succession de crises intérieures s’inscrivant dans des dynamiques transnationales. En toute vraisemblance, la situation ne saurait subsister indéfiniment. La révolte touareg au Nord Mali a constitué le point de rupture. La réponse militaire pourrait réduire pour un temps la rébellion, mais le règlement politique et la stabilisation de la région requièrent des réponses plus larges et à plusieurs niveaux.
Sahel-Maghreb : même destin face aux défis sécuritaires ?
Maghreb et Sahel forment des espaces conjugués avec des développements coordonnés inhérents à leur histoire et à leur géographie communes, caractérisés par de fortes interdépendances et aux destins intimement liés. Plus globalement, Méditerranée, Maghreb et Sahel constituent une matrice travaillée par des forces et des logiques communes : la sécurité de l’un est étroitement liée à la sécurité des autres et réciproquement. C’est ainsi que « la Méditerranée connaît aujourd’hui une vraie question nord-africaine connectée étroitement à une vraie question sahélienne »[6].
L’éclatement d’un foyer d’instabilité au Sahel menace la stabilité et la sécurité des pays du Maghreb sur le long terme. Il n’est plus possible de poser la problématique du Maghreb en l’isolant du flanc sud sahélien. Une concertation permanente s’impose entre les pays du Maghreb sur le présent et l’avenir de la scène sahélienne. Malheureusement, nous en sommes loin ! En effet, les pays maghrébins, en transition démocratique ou en phase pré-révolutionnaire, s’exposent aux diverses menaces projetées par le vide sécuritaire caractérisant le flanc sud sahélien amplifié par l’insécurité libyenne. La dynamique est ascendante, orientée sud-nord. L’exacerbation des tensions tribales et religieuses sur fond de rivalités régionales et d’ingérences étrangères présente le risque d’une longue période d’incertitude et d’instabilité.
D’un autre côté, les initiatives et positions divergentes des uns et des autres ternissent l’image d’un Maghreb désuni et distant de ses obligations stratégiques communes. L’Algérie, le Maroc, et antérieurement la Libye, développent des dispositifs diplomatiques, militaires et secrets obéissant à des calculs de neutralisation de l’autre. Sur fond de crise du Sahara occidental, Rabat se repositionne activement sur la scène sahélienne soulignant les limites et les contradictions de la stratégie algérienne de lutte contre le terrorisme. Le Maroc conteste ainsi l’hégémonie algérienne sur son flanc sud. Les rivalités sont vives, l’enjeu étant de s’assurer le leadership sur un Sahel tourmenté et vulnérable, mais offrant de multiples opportunités. Tous en conviennent : l’édification du « Grand Maghreb » est une nécessité régionale et un impératif dans le contexte de la mondialisation et de la multiplication des initiatives d’intégrations dans le monde. L’affirmation d’un eGrand Maghrebe comblerait surtout un vide stratégique tout en forçant une plus grande responsabilité internationale dans le présent et l’avenir de la zone Maghreb – Sahel.
Parallèlement, la Libye s’érige en foyer terroriste doublé d’un sanctuaire pour les commandos qui menacent ouvertement la sécurité du Maghreb et du Sahel. Suite à l’opération Serval, les unités armées se sont regroupées – opérant un repli tactique – dans le sud libyen livré à l’anarchie. La problématique terroriste n’a été que déplacée, ouvrant la voie à une restructuration de la région pour une longue période d’instabilité. En effet, les groupes terroristes et mafieux bénéficient d’appuis au sein de la hiérarchie libyenne débordée, laquelle peine à affirmer son autorité sur les vastes étendues du sud. Le désert libyen est livré au chaos et à la loi de milices en rivalité pour le contrôle des armes et des trafics. En effet, outre les jihadistes du nord du Mali, repliés vers le sud libyen, l’attaque d’In Amenas a révélé l’existence de connexions avec des groupes essentiellement composés de vétérans du GICL[7] enracinés en Cyrénaïque. Par ailleurs, de nombreuses sources révèlent la multiplication de camps d’entraînement disséminés entre Derna, au Nord, et le grand sud. Ce couloir constitue l’un des axes empruntés par les trafics pour rejoindre les rivages européens, notamment italiens.
Plus précisément, l’opération Serval a provoqué une réorientation du trafic de drogue en provenance d’Amérique latine, suivant un axe Nigéria-Niger-Libye, évitant le Mali étroitement surveillé. Comme le souligne Bernard Lugan, « à partir du nord du Nigéria avec Boko Haram jusqu’à Benghazi et Derna, tout le trafic, dont celui de la drogue et celui des migrants, est désormais contrôlé par les islamistes »[8]. Les attaques menées depuis la Libye contre une garnison nigérienne à Agadez et contre un site d’Areva à Arlit, le 23 mai 2013, sont révélatrices de ce redéploiement. La Libye s’érige ainsi en épicentre de la menace terroriste et criminelle.
Du reste, la polarisation Sahel-Libye donne de la résonance aux forces centrifuges travaillant l’Etat libyen. La Cyrénaïque, riche de ses ressources énergétiques, pourrait basculer vers l’Égypte, ouvrant une brèche dans la géopolitique régionale. Le 6 mars 2012, Ahmed Zubair Senoussi fut élu émir par les chefs des tribus de Cyrénaïque, acte politique signifiant la progression de l’option fédérale. Initialement motivés par des revendications d’ordre pécuniaires, les blocages successifs de la production pétrolière résultent en réalité de conflits entre tribus sur fond d’enjeux autonomistes et séparatistes. A ce jour, les pertes pour l’Etat libyen sont estimées à 13 milliards de dollars. En effet, le gouvernement a redouté de prendre des mesures énergiques craignant de s’aliéner de puissantes tribus contrôlant la côte est du pays et mues par un fort sentiment autonomiste, à l’instar des Mgharba. Plus précisément, Tripoli, à l’image du Kurdistan en Irak, craint de perdre le contrôle des réserves pétrolières de Cyrénaïque si la région penchait pour l’option fédérale ou autonomiste. Parallèlement, les puits pétroliers ont créé de nouvelles territorialités tribales nourrissant les convoitises et les divisions ancrées dans le temps long de l’histoire et gelées durant la période Kadhafi. Ni le Conseil National de Transition ni les gouvernements en place avant et après les élections législatives du 7 juillet 2012 n’ont pu surmonter ces forces déstructurantes qui ressurgissent du fond de l’histoire libyenne.
Le drame libyen n’est pas terminé. Aujourd’hui, à l’image de l’Irak, la Libye, scindée en trois entités elles-mêmes fracturées et divisées, mène une lutte acharnée pour maintenir son unité. L’enlèvement du premier ministre libyen, Ali Zeidan, le 10 octobre 2013[9] – par des milices contestant la capture le 5 octobre 2013 par un commando américain des forces Delta du terroriste Abou Anas Al-Libi à Tripoli – et les combats à l’arme lourde le 15 novembre 2013 dans la capitale – opposant principalement les milices de Misrata, de Tripoli et de Zentan – traduisent la déliquescence de l’Etat libyen. L’exacerbation des tensions et des conflits entre milices visant à s’assurer le contrôle des richesses du pays, des trafics et du pouvoir politique sur fond de sécessionnisme et de montée en puissance des islamistes radicaux menace durablement l’unité de la Libye et la stabilité régionale.
Cette situation pèse directement sur la sécurité de la Tunisie, mais également de l’Algérie, du Niger et du Tchad. L’avenir de la Libye, proche des foyers de tension et de vulnérabilité que sont le Darfour, l’espace toubou, le fondamentalisme islamiste de Boko Haram et l’Egypte, est au cœur de l’équation sahélo-maghrébine. Dans l’éventualité d’une insurrection jihadiste en Egypte, le sud-ouest du pays pourrait constituer un nouveau foyer d’instabilité dans le prolongement du sud libyen vers le Tchad, la République centrafricaine (RCA) et le Nigéria. La contagion n’est qu’une question de temps, l’insécurité s’étant d’ores et déjà propagée dans la région tchado-nigériane à la faveur d’un continuum ethno-religieux transfrontalier favorable. Le Niger est en alerte. Enfin, l’effondrement de la RCA et l’instrumentalisation nouvelle du fait religieux opposant chrétiens et musulmans élargit l’espace de crise et nourrit les facteurs de tension. Comme le souligne Bernard Lugan, « la RCA constitue désormais un nouveau foyer crisogène en relation avec l’aire de déstabilisation du Soudan, cette dernière en relation avec celle de la Somalie. C’est donc toute une partie de l’Afrique qui s’embrase ou qui menace de s’embraser »[10]. Une vaste zone grise prendrait ainsi forme reliant horizontalement l’océan Atlantique à l’Egypte et au Soudan et, verticalement, l’Afrique du Nord à l’Afrique de l’Ouest. En ce sens, la stabilisation de l’espace sahélien ne pourra être effective qu’au prix de la neutralisation du foyer terroriste dans le sud libyen irradiant vers l’ensemble des pays voisins. Cette hypothèse prend un relief particulier lorsque le Premier ministre libyen, condamnant la détérioration de la situation sécuritaire dans le pays, évoque la possibilité d’une intervention étrangère risquant d’ouvrir la voie à une nouvelle colonisation de la Libye. La boucle serait ainsi bouclée : l’intervention de l’OTAN en Libye sans tenir compte de l’après conflit et du changement de régime s’est traduite par la crise malienne engendrant elle-même un effet de souffle déstabilisant toute la scène sahélienne, situation propice à la justification d’une pénétration des puissances occidentales au détriment des puissances rivales (Russie, Chine, etc.) sur fond de lutte contre le terrorisme et le crime organisé.
Outre le conflit malien, un deuxième foyer pour le moment circonscrit menace la stabilité de la zone : le conflit opposant dans le sud libyen les Toubous aux tribus arabes, essentiellement les Zwei, à Koufra. L’insécurité chronique du sud de la Libye menace la zone péri-tchadienne, risquant d’embraser l’ensemble du théâtre sahélien jusqu’aux confins du Darfour : la contagion est plus que potentielle. Compte tenu du jeu des alliances entre les Zaghawa et les Toubous tchadiens soutenant le président Déby, ce dernier pourrait se trouver contraint de soutenir militairement les Toubous libyens, de crainte de voir se soulever contre lui les Toubous du Tchad (même ethnie à cheval sur les deux frontières), socle de son pouvoir.
L’enracinement du crime organisé transnational
L’autre danger risquant d’impacter durablement les équilibres des sociétés sahéliennes est la prise de contrôle du pouvoir par des groupes vivant de rentes criminelles. Ainsi se produit le basculement d’une criminalisation économique vers une criminalisation politique. La crise malienne, notamment le coup d’État du 22 mars 2012, a eu l’effet d’un coup de tonnerre révélant à quel point la menace du crime organisé est invasive, bien plus sournoise et déstabilisatrice que quelques centaines de criminels se revendiquant de l’islamisme radical. Piraterie au large du golfe du Bénin avec des ramifications à terre, prises d’otages, multiplication des trafics, blanchiment d’argent, etc. alimentent une économie de l’ombre en mesure de menacer durablement la sécurité des Etats sahéliens, condamnant les efforts de démocratie et de bonne gouvernance. Marginalisé, le crime organisé a proliféré, connaissant un effet de souffle du fait de la mondialisation et des effets de la fragmentation des continents affectant de nombreuses régions du monde. Les Etats sahéliens, dépourvus de capacités militaires, policières, douanières, administratives, offrent un terreau propice à l’infiltration d’organisations transnationales criminelles s’emparant progressivement du pouvoir et aboutissant in fine à un renversement de souveraineté sur ces territoires. Le Maghreb fragmenté et déphasé suite aux révolutions arabes et l’Afrique de l’Ouest en profonde reconfiguration géopolitique n’échappent pas à cette réalité.
Dans ce contexte, il convient de ne pas se focaliser sur un ennemi de confort (AQMI), mais de réfléchir plutôt à des stratégies de lutte contre cet autre ennemi gangrénant les États sahéliens de l’intérieur et prospérant à la faveur de la dérégulation et de la précarité stratégique, de la faillite des États, de l’accroissement démographique et de la pauvreté. Là sont l’urgence et l’enjeu d’avenir pour la région et pour le Maghreb ![11] La Tunisie n’est pas immunisée compte tenu de la longue transition politique, amplifiant les vulnérabilités du pays et ouvrant une large brèche propice à l’infiltration du crime organisé transnational.
La menace terroriste : entre réalité et manipulations
Face à la complexité de la menace terroriste, la prudence doit guider tout effort de recherche. Deux questions s’imposent :
– Quelle est la part relevant du local et la part s’inscrivant dans une dimension globale établissant un lien avec une « internationale » terroriste ?
– Quelle est la part authentique (combattants instrumentalisés, simples pions sur un échiquier, mais fondamentalement imprégnés par l’importance de leur cause) et la part manipulation et instrumentalisation (groupe infiltré par des services secrets étatiques et dont les actions téléguidées répondent à un agenda loin de toute foi islamique) ?
Le terrorisme islamiste semble combiner une part d’authentique et une part de manipulation par des services étatiques et des sources obscures[12].
Au Sahel, la menace salafiste, réelle car porteuse d’un message politico-religieux, est « mise à la sauce » de toutes les problématiques locales : trafics en tous genres, recherche de rentes, rivalités politiques, conflits d’intérêts entre nomades et sédentaires (Arabes et Touaregs, Maures et Noirs), poids relatif de l’armée et des services de sécurité au sein des différents pays, appétits des grandes multinationales, rivalités entre Etats, etc. Dans ce cadre, AQMI semble être l’arbre qui cache la forêt, le terrorisme amplifié voilant les véritables enjeux. Qu’ils s’appellent AQMI, MUJAO, Ansar Dine ou autre, il s’agit d’acteurs cherchant à tirer profit du désordre sahélien. AQMI ne constitue en tant qu’entité politico-religieuse qu’un irritant aggravant les facteurs géopolitiques et géoéconomiques à la base de l’instabilité de l’espace sahélien. La menace terroriste ne doit pas masquer la défaillance politique, économique et sociale des Etats sahéliens minés par leurs faiblesses internes et par les appétits spéculatifs et rivaux des puissances étrangères.
Ce que l’on désigne sous le nom d’AQMI n’est qu’un conglomérat mafieux non homogène, composé de bandes aux intérêts disparates, souvent rivales, parfois unies quand elles sont collectivement menacées. Parcourue par des querelles de chefs mafieux, AQMI est aussi, et peut-être avant tout, une organisation de banditisme ayant érigé les enlèvements et les prises d’otages en commerce ordinaire. Vernis idéologique, l’islamisme est instrumentalisé afin de permettre à ces groupes criminels de s’enraciner et de prospérer au sein d’un espace dérégulé sur la plan stratégique. Alain Chouet abonde en ce sens : « l’action d’AQMI tient plus de la « piraterie barbaresque » (trafics d’armes, de biens de consommation divers et surtout de drogues, racket des transporteurs, commerçants et entrepreneurs, prise d’otages contre rançon, etc.) que de la doxa salafiste. Ses revendications «idéologiques » (abrogation des lois européennes sur le port du voile, libération des militants islamistes violents, etc.), d’ailleurs soutenues avec mollesse, ainsi que ses proclamations répétées d’allégeance à la mouvance de Ben Laden et d’Ayman Zawahiri semblent d’abord destinées à lui donner un paravent idéologique islamique pour ses activités criminelles »[13].
L’islamisme radical apparaît comme étant le conduit par lequel s’enracine le crime organisé[14]. Les mouvements se revendiquant de l’islamisme aspirent principalement à contrôler les routes et les trafics prospérant grâce aux vulnérabilités fragilisant l’espace sahélien. Les mobiles profonds ne sont guère différents de ceux qui animaient au XIXe siècle leurs prédécesseurs sous couvert de religion. Par ailleurs, à travers les actes insupportables infligés aux populations locales (lapidations, amputations, destructions de mausolées, etc.), les fondamentalistes visent également à briser les structures traditionnelles d’encadrement des populations afin de mieux les contrôler et les asservir.
Enfin, l’extrémisme islamiste s’affirme de plus en plus comme ultime refuge face aux frustrations économiques, sociales et politiques et comme alternative au modèle démocratique occidental rejeté par les populations. Les sectes islamistes fondamentalistes apparaissent comme des refuges naturels face à la décomposition des structures familiales et sociales sur fond de faillite de l’Etat et d’absence de perspectives d’avenir. Comme le souligne Alain Chouet, « tous les contestataires de l’ordre politique, économique et social de la zone – que leurs motivations soient idéologiques ou relèvent du simple banditisme – ont vite compris qu’ils devaient se réclamer d’Al-Qaïda s’ils voulaient être pris au sérieux, reconnus, respectés et si possible obtenir par leurs exploits l’aide de généreux donateurs des pays arabes les plus réactionnaires. Parallèlement, tous les gouvernements de la région ont également compris qu’ils avaient tout intérêt à faire passer leurs opposants politiques et leurs délinquants en général pour des adeptes de l’organisation mythique s’ils voulaient pouvoir les réprimer tranquillement et même avec l’assistance active des pays occidentaux »[15].
D’un autre côté, se dessine au Sahel un nouveau « Grand jeu » fait de manœuvres subversives et de manipulations où la duplicité et les stratégies de l’ombre sont la règle. Les développements inhérents aux bouleversements actuels ne s’arrêtent pas au seul Mali. L’appui du Qatar aux groupes islamistes témoigne d’un prolongement de la stratégie ayant déjà ciblé la Libye et la Syrie. La finalité de cette stratégie est de pousser jusqu’à son terme la logique politique du printemps arabe sur fond d’exploitation des richesses naturelles régionales. Les ressources minières de la zone créent une rude compétition entre les acteurs. Des accusations sont portées contre les uns ou les autres pour des calculs d’inspiration hégémonique. Ces controverses entretiennent dans la région une atmosphère trouble.
Ainsi, les puissances extérieures, sous couvert de lutte contre le terrorisme et le crime organisé, convoitent les ressources naturelles avérées et potentielles et visent, à terme, une militarisation croissante de la zone afin d’asseoir leur contrôle et d’évincer les puissances rivales. Ces puissances ont tout intérêt à favoriser l’émergence d’une équation géopolitique les plaçant en situation de force pour le partage des richesses avérées et potentielles du Sahel.
En dernier lieu, il convient de souligner les ambiguïtés et le rôle trouble du gouvernement algérien, de « l’Etat profond algérien » (DRS, clans rivaux, etc.) et de la Sonatrach.
Alger, compte tenu de son histoire, de la présence de Touaregs sur son territoire et de ses ambitions, développe depuis de longues années une stratégie complexe. Sans nier l’existence au Sahel d’un noyau dur d’islamistes radicaux vecteurs d’un message politico-religieux et ayant recours au terrorisme et à la violence armée, une deuxième clef d’analyse posée à titre d’hypothèse permet de mieux cerner la portée d’AQMI au Maghreb et au Sahel. À l’intérieur de l’État algérien existent des centres de décision aux stratégies divergentes qui mènent une lutte interne pour le pouvoir, le contrôle des richesses nationales et des trafics illégaux. A la mort du président Boumediene en décembre 1978, un groupe d’officiers attachés à fixer le centre réel du pouvoir algérien en retrait du gouvernement officiel, s’est attelé à mettre en place une hiérarchie parallèle, donnant naissance à un junte dont les excès ont engendré pour un temps une faillite économique, sociale et politique du pays. « Le champ des manœuvres est d’autant plus ouvert et complexe que, contrairement à une idée répandue, le Haut Commandement de l’armée algérienne n’est pas monolithique. Il existe une multitude de clans rivaux en fonction de l’origine régionale, des écoles de formation, de leurs connivences extérieures et des secteurs de l’économie qu’ils contrôlent. Et tout cela constitue une espèce de société féodale où le pouvoir de chacun est évalué à l’aune de sa capacité à protéger et enrichir les siens ainsi qu’à diminuer le pouvoir et la richesse des autres. Il est évident que, pour certains, tous les coups sont permis »[16].
La complexité, l’opacité et les rivalités de pouvoir sur la scène politique algérienne sont au cœur de la problématique terroriste. Comme le souligne Carlotta Gall dans un article du New York Times « Politiquement à la dérive, l’Algérie s’accroche à ses vieux démons. (…) L’Algérie est un pays obscur et difficile à cerner. Bloqué, englué dans un état de limbes, le pays n’est pas gouverné par un seul homme mais par une poignée de personnes aux intérêts conflictuels désignée par les Algériens sous le vocable flou de « le Pouvoir ou le système[17] ». Elle poursuit : « l’Algérie se dirige vers « l’implosion », car son régime est composé de plusieurs centres de décisions hétéroclites et contradictoires. Des clans qui sont en permanence en lutte les uns contre les autres, surtout lorsque l’on sait que le régime algérien est composé de plusieurs généraux, hauts fonctionnaires des services de renseignement, en plus des proches d’Abdelaziz Bouteflika, à l’image de son frère Saïd Bouteflika ». Evoquant annuellement l’arrivée de 300 000 jeunes diplômés sur le marché du travail, Ahmed Benbitour, ancien premier ministre et candidat à l’élection présidentielle d’avril 2014, constate que le pays se dirige vers l’explosion. AQMI avancerait ainsi sensiblement au gré des intérêts de certains cercles du pouvoir algérien. Comme le souligne Alain Chouet : « La violence dite islamiste algérienne ne se confond pas avec le jihadisme internationaliste du type Al-Qaida (…) Cette violence paraît toujours fortement corrélée aux aléas et aux vicissitudes de la vie politique algérienne ».[18]
A l’image du double jeu pratiqué par les services secrets pakistanais ISI[19] en Afghanistan, dans le cadre d’une sous-traitance américaine, AQMI serait-elle en partie un instrument d’influence entre les mains de clans algériens générant une rente stratégique ou sécuritaire monnayable auprès des Occidentaux, tout en justifiant les ambitions hégémoniques algériennes à l’égard de l’espace sahélien ?[20]. Il s’agirait pour certains d’être en mesure de doser et de mesurer l’action « terroriste » afin de valoriser les positions algériennes à l’égard de leur flanc sud sans en arriver au seuil de déclenchement des interventions occidentales préjudiciables aux intérêts stratégiques algériens. Comme le souligne Aymeric Chauprade, « le GSPC est né du magnifique esprit d’initiative algérien lequel a su offrir aux Américains l’ennemi qu’ils attendaient afin de justifier leur implantation dans le Sahara »[21].
Les révolutions arabes ont marqué une rupture et alimenté la crainte de clans algériens, les amenant à développer des stratégies dilatoires destinées à assurer leur survie. En effet, la presse algérienne soutient avec insistance la thèse du ciblage du régime algérien en se prévalant de l’expansion irrésistible des révolutions du « printemps arabe » et des pressions qui l’assaillent de toute part : à l’Est, les révolutions tunisienne et libyenne ; à l’ouest la pression marocaine du fait du conflit saharien ; et au sud le conflit malien induisant une militarisation croissante impliquant les puissances occidentales. L’Algérie avait en outre soutenu la résistance libyenne contre l’intervention extérieure et manifeste avec constance ses réserves à l’égard de l’offensive arabe et occidentale contre le régime syrien, dans l’esprit du Front du Refus. Enfin, l’Algérie pressent que sa prise de participation dans l’exploration et l’exploitation des richesses énergétiques du Sahel l’expose à des stratégies hostiles des puissances occidentales. De ce fait, l’Algérie se perçoit en citadelle assiégée.
Comme le souligne Aymeric Chauprade, « grâce au GSPC et AQMI, l’Etat algérien a pu apparaître depuis 2001, aux yeux des Etats-Unis et de la France, comme un rempart contre l’islamisme radical dans la région. Et la stratégie a fonctionné jusqu’aux révolutions arabes qui ont emporté les uns après les autres tous les régimes autoritaires de la région. Or, le pouvoir de l’ombre algérien, certes puissant, ne pouvait ignorer que le statut de sous-traitant n’est assorti d’aucune garantie durable et que les retournements d’alliance sont fréquents. Donc pour le DRS, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, l’Algérie était la suivante sur la liste, à moins d’écarter l’Occident du sillage des islamistes politiques et de le ramener à la grande époque de la guerre contre le terrorisme international »[22]. En l’occurrence, l’Algérie est étroitement surveillée par les Occidentaux, notamment les Etats-Unis, compte tenu de la montée des incertitudes à l’approche des élections présidentielles d’avril 2014. Dans un communiqué rendu public le 5 novembre 2013, MEA Risk, société américaine de notation et d’analyse des risques spécialisée sur l’Afrique du Nord et le Sahel, relevait : « sous observation neutre négative, B-, l’Algérie traverse une transition touchant un ou plusieurs des facteurs-clés de sa stabilité et les actions actuelles du gouvernement et événements en cours entraînent le pays vers une voie négative. Au niveau politique, l’Algérie a obtenu 43 points sur une échelle de 100. Le pays est confronté à une période de transition trouble et sans aucune transparence au niveau politique »[23].
Plus globalement, certains Etats de la région, visant à accroitre leur influence au détriment de leurs voisins, ont alimenté les séparatismes sahraouis et touaregs avec la complicité tantôt naïve, tantôt cynique, de certaines puissances occidentales, avec comme conséquence prévisible l’accroissement du désordre dans toute la région.
Dans ce contexte, la réponse au problème d’avenir tient à la fois à l’assainissement du glacis algérien, au consensus intermaghrébin et au consensus de l’ensemble des riverains de l’océan sahélien.
Quelles solutions d’avenir ?
Les Etats sahéliens, à l’égal de la Libye, doivent consolider l’Etat central, développer l’économie et promouvoir une sécurité collective. Ces objectifs concernent directement l’avenir du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest et dictent de transcender les divergences et les calculs étroits. Il en va de la stabilité et de l’avenir de l’entité maghrébo-sahélienne !
Dans ce cadre, le concept d’océan sahélien prend tout son sens. Partons du principe qu’aucune solution durable ne prévaudra si les riverains de l’océan sahélien sont en conflit entre eux. Dans ce contexte, il convient de mettre en avant le règlement entre Sahéliens, au moyen d’une conférence régionale regroupant l’ensemble des riverains de l’océan sahélien et associant les Touaregs. Comme en mer, la sécurité ne saurait relever que d’un effort concerté des riverains, basé sur une perception commune des menaces et sur des mécanismes de concertation et de coordination afin de dissiper des stratégies qui, pour le moment, ne convergent pas. Bien au contraire, elles se croisent, voire se neutralisent au nom de calculs étroits.
Le retour au statu quo ante n’étant plus concevable, il conviendrait d’initier une réflexion autour d’un nouveau concept de l’Etat associant les intérêts des uns et des autres par des procédures non contraignantes admises par tous. L’Etat centralisé et la domination des ethnies du sud ne peuvent plus subsister tels quels. La paix des armes est subordonnée en tout premier lieu au règlement du problème national touareg. Se pose ainsi la question d’arbitrages douloureux mais vitaux quant à l’avenir de cette nation, héritière des grands empires sahéliens.
En se basant sur l’analyse géopolitique, nous en revenons au cœur de la problématique malienne ancrée dans le temps long de l’histoire qui ne doit pas être éclipsée par le brouillard jeté par les fondamentalistes islamistes. Ces derniers n’ont fait qu’instrumentaliser la fracture raciale et ethnique afin de se positionner sur l’échiquier malien et contrôler les multiples trafics : tant que la fracture raciale et ethnique ne sera pas surmontée, la guerre au Mali ne connaîtra pas de solution durable. Difficulté supplémentaire, le concept de démocratie tel que formulé par l’Occident, à savoir « un homme, une voix », est difficilement conciliable avec les réalités ethniques caractérisant le Mali et plus globalement la scène sahélienne. En effet, « la variante africaine de la démocratie fondée sur le « one man, one vote » est d’abord une ethno-mathématique donnant automatiquement le pouvoir aux plus nombreux, en l’occurrence les Noirs sudistes, ce que les nordistes ne peuvent accepter »[24]. Bernard Lugan souligne : « au Mali, les sudistes étant plus nombreux que les nordistes, ces derniers, en plus d’être forcés de vivre dans le même Etat que les premiers, sont condamnés à leur être politiquement soumis. D’où les révoltes continuelles dont les actuels événements ne sont qu’une résurgence »[25]. La carte politique régionale doit être renouvelée.
L’arbitrage post-colonial qui a réservé le règlement de la problématique touareg et les équilibres communautaires aux Etats souverains s’est avéré précaire, source de tensions et de rébellions dans les Etats qui comptent une population touareg. Toute rébellion chez l’un a toujours engendré une contagion chez les autres. La réponse relève certes de la souveraineté malienne mais elle concerne aussi les pays de la région. Les arbitrages qui s’imposeront au Mali sont inséparables des ajustements dans l’ensemble du théâtre saharien. Les enjeux sécuritaires incluant la migration, les réseaux de la drogue et l’impact de l’islam politique interfèrent avec des stratégies internationales. A ce titre, M. Ahmed Ounaïes évoque une temporalité singulière, une fenêtre d’opportunité que les Etats de la région maghrébo-sahélienne ne peuvent manquer : « le contexte présent permet de s’élever à une vision globale en réponse aux problèmes politiques et structurels, à l’échelle nationale et régionale : saisir le moment, alors que le cadre politique est en mutation dans l’ensemble de la région, pour lancer des axes de réformes novatrices, sans omettre la problématique des équilibres ethniques qui commande pour une grande part la stabilité régionale à long terme »[26].
Outre la problématique du nouvel Etat malien, se pose la question de la restructuration de l’ordre régional.
Restructuration de l’ordre régional
Le pacte post-colonial a épuisé ses vertus. Un nouveau Sahel se cherche et il convient de favoriser cette nouvelle réalité au moyen d’un règlement politique fondé sur le consensus et non sur la force. Une plus grande flexibilité politique au Sahel dicte également une plus grande flexibilité plus au nord, dans le « Grand Maghreb ». Les cartes vont être rebattues !
L’Afrique doit se réapproprier sa propre destinée. Comme le souligne Edem Kodjo[27], « la vraie problématique qui se cache derrière la crise malienne, personne n’en parle ; c’est celle des Etats unitaires précaires et fragiles que nous sommes sur le continent. L’Afrique doit, à tête froide, commencer à regarder cette vérité en face »[28]. Le Mali post-indépendant s’est effondré en quelques semaines, révélant l’ampleur des fractures et des vulnérabilités sous-jacentes et posant la problématique de la genèse des Etats africains.
Sur cette base, il convient de consolider les Etats dans la mesure où une plus grande balkanisation multipliant des Etats fantoches incapables d’assumer leurs obligations de souveraineté ne ferait que perpétuer le désordre régional. En contrepartie, les Etats doivent admettre une large autonomie au bénéfice des communautés qui sont autant de composantes de l’Etat. La solution marocaine pour le Sahara occidental pourrait s’étendre au Nord du Mali au profit des communautés enracinées dans le territoire.
Le détricotage de la région ne serait profitable à personne sur le long terme. Aymeric Chauprade plaide en ce sens : « le pragmatisme dicte la consolidation des États tels qu’ils existent aujourd’hui. Nous avons besoin de consolider les souverainetés du Maroc, du Mali, du Niger, de l’Algérie et de la Libye, et nous pouvons le faire en aménageant des autonomies pour les sahraouis comme pour les touarègues, l’avenir étant l’autonomie dans la souveraineté et non l’émiettement et l’affaiblissement des États. D’ailleurs, nos amis espagnols menacés par le séparatisme catalan ne commencent-ils pas à s’en rendre compte ? »[29]. En ce sens, le fait nouveau pourrait s’appuyer sur la mise en place d’une nouvelle forme d’administration de ces territoires aux particularités inscrites dans le temps long de l’histoire, une décentralisation avancée ou autonomie aménagée avec des gouverneurs de province élus par les administrés dans chaque grande région, suivant un découpage qui tienne compte des spécificités locales. Le nombre des provinces et leur délimitation ainsi que les compétences des gouverneurs doivent faire l’objet d’un règlement politique global. Un tel compromis pourrait fonder un ordre régional plus souple et mieux équilibré pour l’ensemble de la zone de conflit qui concerne les Touaregs, les Toubous et les Sahraouis.
Séparatismes touareg, sahraoui et autres ne sont qu’une manifestation de la crise de l’ordre post colonial qui a atteint ses limites. L’Afrique doit former un concept de règlement constitutionnel à l’échelle africaine : reconnaitre l’autonomie de ces provinces dans le cadre de la souveraineté nationale. Or, jusqu’à présent, le continent reste captif d’un concept déphasé, celui de l’Etat national centralisé niant la réalité historique des nations pré-coloniales. Il incombe impérativement à l’Union africaine d’encadrer cette évolution et de favoriser l’émergence d’un consensus sur cette problématique. Faute de quoi, c’est la voie ouverte à une recolonisation ne disant pas son nom.
Il est temps d’aller vers la régionalisation bien comprise et le respect des ensembles homogènes sur la base des nations historiques ayant précédé le découpage colonial. Sans innover, sans s’interroger sur des formes plus souples de territorialité transcendant les lignes de fracture et les clivages du passé, le problème touareg et d’autres ne pourront pas être surmontés sur le long terme. Une nouvelle philosophie de l’Afrique s’impose !
La guerre du Mali signifie aussi, au-delà de la question touareg, la nécessité de mettre fin à l’impasse politique, économique et stratégique dans la région. La mission confiée à M. Romano Prodi, Envoyé spécial des Nations unies pour le Sahel, ne saurait se limiter au règlement du conflit inter-malien. Elle doit s’étendre au règlement d’ensemble du système de conflits caractérisant le Sahel et le voisinage maghrébin. Le cadre de règlement pourrait être élaboré sous l’égide des Nations-Unies, associant les parties concernées et l’ensemble des riverains. L’opération de maintien de la aix[30] approuvée le 25 avril 2013 par le Conseil de sécurité (Résolution 2100) et la création du Fonds International pour les Pays du Sahel annoncé le 14 février 2013 par M. Prodi, constituent un point de départ. Le cadre de règlement doit assurer la cohérence des initiatives destinées à la stabilisation et à la restructuration de la région. Il s’agit d’esquisser la vision d’un avenir commun basé sur un Partenariat stratégique entre Méditerranée, Maghreb et Sahel : tel est le véritable chantier de l’avenir !
Enfin, parallèlement aux structures nationales de consultation et de réconciliation, une structure de consultation régionale permettrait de mieux maîtriser les enjeux à l’abri des calculs extérieurs et des velléités hégémoniques. L’espace sahélien, certes travaillé par des rivalités intestines, possède un fort potentiel de corrélation, de complémentarité et d’intégration. Sur cette base, à l’image du Dialogue 5+5 établi en Méditerranée occidentale, et compte tenu de l’interdépendance accrue entre le Maghreb et le Sahel, il faudra œuvrer à la mise en place d’un 5+5 associant les cinq pays du Maghreb et le Mali, le Niger, le Tchad, le Burkina Faso et le Sénégal. Un continuum sécuritaire serait ainsi établi entre les deux espaces en miroir que sont la Méditerranée occidentale et l’océan sahélien.
Si cette vision et cette structure existaient déjà, nous n’en serions pas là actuellement ! De même, afin de surmonter les tensions entre national et transversal, entre centre et périphéries, entre riverains et sahariens, entre nomades et sédentaires, il conviendrait de se référer aux règles du droit maritime tout en les adaptant aux spécificités de l’océan sahélien. Comme le souligne l’Amiral Jean Dufourcq, « de nouvelles formules sont aujourd’hui nécessaires que le droit maritime pourrait inspirer (pendants à la mer territoriale, aux zones économiques exclusives, les ZEE, le transit inoffensif, la solidarité dans la sauvegarde, la lutte collective contre la piraterie, les trafics humains, etc.) »[31].
L’intervention extérieure ne saurait être la règle. La relation de confiance, le sens commun de la menace, l’impératif de stabilité régionale dictent des mesures collectives. Les Etats riverains doivent prendre en charge leur sécurité : constituer, à l’instar des forces navales en Méditerranée, une force militaire pan-saharienne chargée d’effectuer des patrouilles afin de dissuader les pirates et autres acteurs malveillants et de créer un climat propice à un développement intégré de la région. L’éradication des groupes armés criminels et terroristes est à ce prix. Conçue comme une force de réaction rapide, cette force prépositionnée serait dotée d’équipements modernes pouvant être octroyés par les grandes puissances et mobilisable rapidement sur la base d’un dispositif politique intégré. Le dispositif pourrait être complété par un PC et un centre de prévention et de gestion des conflits dotés d’un Early Warning System.
Parallèlement, le déploiement d’un groupe naval multinational sous l’égide des Nations unies permettrait d’endiguer la montée en puissance de la piraterie au large du golfe de Guinée et de neutraliser les routes aériennes et maritimes empruntées par les narcotrafiquants latino-américains. Il s’agit de cerner et de contrôler l’axe des trafics remontant du golfe de Guinée (la côte atlantique) vers le Maghreb et l’Europe en traversant la bande sahélo-saharienne. La sécurité reste la condition première de toute dynamique de développement économique, social et humain.
Il convient enfin, en s’inspirant des pratiques anciennes propres à la région, de promouvoir un « Conseil des Sages, tiers bienveillant imprégné des réalités du terrain » en mesure de jouer le rôle de médiateur et de facilitateur par l’apaisement des tensions et la quête d’un consensus privilégiant le règlement des différends entre Sahéliens.
En définitive, la crise malienne ouvre la voie à une nouvelle ère au Sahel, au Maghreb et en Afrique de l’Ouest où les réalités géographiques et historiques prévaudront et où l’Occident se donne un nouveau destin.
- [1] http://fr.mg41.mail.yahoo.com/neo/launch#/minty/page/inbox, 5 septembre 2012, consulté le 6 septembre 2012.
- [2]Bernard Lugan, communiqué Afrique Réelle, 9 février 2013.
- [3] Notamment les tensions et la méfiance entre la Mauritanie et le Mali.
- [4]Ensemble de 17 minerais, dits « or vert », objets d’une vive rivalité entre les pays de l’Union européenne, les Etats-Unis, le Japon et la Chine. Ces minerais sont au cœur des technologies de la communication, des énergies renouvelables et des armes de pointe.
- [5] Isabelle Lasserre, « Guerre contre Kadhafi, une victoire tactique mais un échec stratégique », Le Figaro, 10 octobre 2013, http://www.lefigaro.fr/international/2013/10/10/01003-20131010ARTFIG00568-guerre-contre-kadhafi-une-victoire-tactique-mais-un-echec-strategique.php, consulté le 11 octobre 2013.
- [6]Jean Dufourcq, « L’enjeu méditerranéen », septembre 2012.
- [7] GICL : Groupe islamique des combattants libyens.
- [8] Communiqué Bernard Lugan, Afrique Réelle, 6 octobre 2013.
- [9] Libéré le même jour après quelques heures de captivité.
- [10] Bernard Lugan, L’Afrique Réelle, n°46, octobre 2013, p.2.
- [11] A titre illustratif, 50 tonnes de cocaïne, soit environ 15 à 20% de la production mondiale, transitent annuellement par le Sahel à destination de l’Europe devenue le premier marché en termes de consommation (marché estimé en 2012 à 33 milliards de dollars). La région offrant aux criminels d’innombrables opportunités et facilités, le trafic de drogue constitue pour les analystes de l’ONUDC un facteur majeur de déstabilisation de l’Afrique de l’Ouest, du Sahel et du Maghreb. La cocaïne est le produit générant le plus de valeur ajoutée alimentant ainsi les circuits de la corruption et de la prédation généralisée : « achetée entre 2 000 et 3 000 euros le kilogramme dans les zones de production (essentiellement Colombie, Pérou et Bolivie), elle en vaut 10 000 euros dans les villes de la façade atlantique, 12.000 dans les capitales du Sahel, 18 000 à 20 000 dans les grandes villes d’Afrique du Nord et entre 30 000 et 45 000 euros dans les villes européennes »[11]. À l’échelle du Sahel, ce trafic aurait généré, en 2012, 900 millions d’euros de bénéfices alors que le budget annuel d’un pays comme la Guinée-Bissau n’a pas dépassé les 177 millions d’euros[11]. Route de la cocaïne en provenance d’Amérique Latine et route de l’héroïne en provenance d’Asie centrale se rejoignent, érigeant le Sahel en véritable hub du narcotrafic.
- [12] Aymeric Chauprade, « Les intérêts géopolitiques des acteurs de la crise du Mali », Menaces en Afrique du Nord et au Sahel et sécurité globale de l’Europe, Ellipses, Paris, juin 2013, p.75.
- [13] Alain Chouet, « Qui veut faire du Sahel le nouvel Afghanistan ? », espritcorsaire, 5 juillet 2013, http://www.espritcorsaire.com/?ID=101/Alain_Chouet/Dossier_Sahel_:_Qui_veut_faire_du_Sahel_le_nouvel_Afghanistan_?, consulté le 1 octobre 2013.
- [14] Selon de nombreux observateurs de la scène malienne, les actes imputés à une application rigoriste de la Charia (lapidation, amputation, destruction de mausolées et autres) visent avant tout à détourner l’attention sur la multiplication des trafics, notamment du trafic de drogue.
- [15] Alain Chouet, « Qui veut faire du Sahel le nouvel Afghanistan ? », op. cit.
- [16] Alain Chouet, Au cœur des services spéciaux : la menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers. Paris, La Découverte, 2011, p.231.
- [17] Carlotta Gall, « Politically adrift, Algeria clings to its old ways », New York Times, 8 novembre 2013, http://www.nytimes.com/2013/11/09/world/africa/politically-adrift-algeria-clings-to-its-old-ways.html?_r=0, consulté le 12 novembre 2013.
- [18]Alain Chouet, Au cœur des services spéciaux…, op. cit.
- [19]Inter-Services Intelligence.
- [20]De nombreux travaux menés par des chercheurs algériens, britanniques, suisses et allemands évoquent cette thèse. Sur ce sujet, il est possible de consulter les ouvrages et études de Jeremy Keenan (The Dark Sahara, etc.) ou encore l’étude très pointue « Al-Qaida au Maghreb ou la très étrange histoire du GSPC algérien » menée par François Gèze et Sallima Mellah (22 septembre 2007).
- [21]Aymeric Chauprade, « crise au Mali : réalités géopolitiques », Realpolitik.tv, 20 janvier 2013, http://www.realpolitik.tv/2013/01/crise-du-mali-realites-geopolitiques-premiere-partie-par-aymeric-chauprade/.
- [22]Cf. Aymeric Chauprade, Crise du Mali, réalités géopolitiques, première partie, 20 janvier 2013 « Une réalité indicible dans nos médias, du fait de l’ampleur des intérêts économiques français en Algérie, de la collusion aussi des élites politiques françaises avec le régime algérien … mais une vérité pourtant depuis longtemps évidente en dehors de France : AQMI/Polisario, DRS algérien, le trafic de drogue saharien sont une seule et même organisation du crime ». http://www.realpolitik.tv/2013/01/crise-du-mali-realites-geopolitiques-premiere-partie-par-aymeric-chauprade/
- [23] « L’Algérie sous observation américaine », L’Expression, 19 novembre 2013, http://www.lexpressiondz.com/autres/de_quoi_jme_mele/184684-l-algerie-sous-observation-americaine.html, consulté le 19 novembre 2013.
- [24]Communiqué Bernard Lugan, Afrique Réelle, 9 février 2013.
- [25] Bernard Lugan, L’Afrique Réelle, n°39, mars 2013, p.12.
- [26] Ahmed Ounaïes, « Région maghrébo-sahélienne : un paysage politique en recomposition », Tribune Revue Défense Nationale, n°401, 8 juillet 2013.
- [27] Ancien Secrétaire Général de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), Président de la Fondation Pax Africana.
- [28] Edem Gadegbeku, « Le fédéralisme, remède aux épineuses questions africaines », Le Magazine de l’Afrique, n°31, Mars-Avril 2013, p.33.
- [29], « Discours d’Aymeric Chauprade à la tribune des Nations unies », 8 octobre 2013, http://www.realpolitik.tv/2013/10/discours-daymeric-chauprade-a-la-tribune-des-nations-unies/, consulté le 10 octobre 2013.
- [30] Déployée sur le terrain depuis le 1 juillet 2013 et devant atteindre les 12 600 hommes fin décembre 2013.
- [31] Communication de l’Amiral Jean Dufourcq, « Quelle sécurité durable pour l’espace saharo-sahélien ? », Bamako, 16 février 2013.