Le monde à la croisée des chemins ?
Alain RODIER
Les deux conséquences les plus importantes de cette déstabilisation sont la situation anarchique dans laquelle se trouve la Libye et la montée en puissance de l’Etat islamique (EI) qui a proclamé le califat couvrant l’Irak et la Syrie. Dans ces deux cas, les Occidentaux en général, et les Américains en particulier, portent une lourde responsabilité dans le déclenchement de ces crises même si rien ne vient prouver qu’elles n’auraient pas aussi eu lieu tant la lassitude des populations vis-à-vis de leurs pouvoirs dictatoriaux était grande. Pour les Etats-Unis, les échecs sont patents : l’Irak et la Syrie sont à feu et à sang, l’Afghanistan tombera dans l’anarchie après leur départ à la fin de l’année et ils sont obligés de retirer leurs personnels de Libye (l’ONU aussi). Parallèlement, le problème de Gaza redouble d’intensité, l’Egypte et la Tunisie courent à leur ruine économique, l’Ukraine est déstabilisée pour une longue période, etc.
Les erreurs des pays occidentaux
Ces erreurs sont essentiellement dues à la manière dont fonctionnent les Etats démocratiques occidentaux. Les hommes politiques n’ont pas de vision à long terme car ils sont totalement accaparés par la gestion de l’instant présent qui conditionne le succès de leur parti aux prochaines élections. Il leur faut donc apporter une satisfaction immédiate au plus grand nombre d’électeurs potentiels. L’idéologie « droit de l’hommiste » qui a remplacé la culture judéo-chrétienne puis le marxisme, est considérée comme porteuse car sa philosophie est simple : elle partage le monde entre deux camps, celui du bien (les démocraties) et celui du mal (tous les autres Etats).
Washington, depuis le déclenchement de la « Guerre contre le terrorisme » suite aux attentats du 11 septembre 2001, en a fait son credo. Les Etats-Unis, où le phénomène religieux est intimement lié à la politique, se sont donnés pour « mission » quasi divine de porter la bonne parole de par le monde de manière à en chasser les « méchants dictateurs » – il est vrai, peu recommandables, mais pas moins que certains despotes moyen-orientaux considérés comme leurs « alliés » – pour imposer la « démocratie ». Cela a eu pour conséquence de propulser sur le devant de la scène les islamistes radicaux (particulièrement les Frères musulmans) et des nationalistes extrémistes car ils constituaient les seules forces politiques relativement organisées, les dictateurs n’ayant pas laissé se développer d’opposition réellement démocratique (c’est aussi dans leurs gênes).
Il n’est pas venu à l’idée des nouveaux « évangélisateurs » de vérifier si l’application du concept de « démocratie à l’occidentale » était vraiment adapté aux populations ainsi « libérées ». Il faut dire que les dirigeants occidentaux étaient influencés par leurs précieuses « sources » d’informations : des opposants aux régimes honnis, souvent réfugiés politiques dans les capitales occidentales où ils sont soutenus par l’intelligentsia locale[1], ou des pantins téléguidés par Téhéran dans le cas irakien. Dans ce dossier, il faut se souvenir que les Iraniens se considérant menacés par les Etats-Unis ont été ravis de les aider à s’embourber en Irak tout en se débarrassant de leur ennemi intime, Saddam Hussein.
Le pire, c’est que l’Occident a totalement manqué de « respect » à l’égard des dirigeants étrangers, même s’il est vrai qu’ils étaient (ou sont) d’odieux personnages. Cette manière de procéder a ligué contre lui des populations entières qui se sentent agressées dans leur chair, mais aussi dans leur honneur.
Si on se place sur l’unique plan de la « morale », la culture occidentale provoque davantage le rejet des civilisations étrangères qui plongent leurs racines dans l’Histoire que leur approbation, car beaucoup que considèrent notre « modèle » comme l’expression d’une déchéance sociétale, une sorte de fin de l’Empire romain en quelque sorte. Après, les Occidentaux viennent s’étonner de ne pas être « aimés ». Ce serait risible si ce n’était pas dramatique.
Le crime organisé, un acteur majeur non pris en compte
Un facteur primordial semble être négligé : le crime organisé et sa capacité à profiter de toutes les situations de chaos pour étendre ses tentacules. D’ailleurs, les relations discrètes, mais bien vivantes, qui existent entre le monde du crime organisé et les différents mouvements djihadistes, comme avec d’autres mouvements d’émancipation, semblent encore aujourd’hui, ne pas être prises en compte à leur juste mesure.
En effet, sans le crime organisé, les financements des djihadistes seraient notablement diminués car ils ne pourraient plus se livrer à leurs trafics lucratifs : drogues, armes, êtres humains, pétrole, biens de consommation, etc. Il serait aussi bien plus difficile de faire franchir les frontières aux aspirants terroristes car les passeurs qui assurent, dans un sens, leur arrivée, et dans l’autre, l’exode de réfugiés, ne seraient plus présents au rendez-vous.
Dans le cas de l’Ukraine, haut lieu du crime organisé slave, il semble que les organisations criminelles transnationales (OCT) soient également réparties dans les deux camps.
L’agressivité des Etats-Unis
D’autres foyers d’instabilité se sont allumés récemment en Europe, notamment en Ukraine. Il est intéressant de voir comment Washington se montre agressif vis-à-vis de Moscou dans cette crise qui perdure. Sans vouloir jouer à « qui a commencé les hostilités[2] », il est utile de constater que la Russie en général, et Vladimir Poutine en particulier, sont désignés à la vindicte de l’opinion internationale par les Etats-Unis et leurs relais médiatiques et politiques.
Dans le cas de l’abominable catastrophe du vol des Malaysia Airlines MH 17 survenu le 17 juillet, les plus hautes autorités américaines ont immédiatement pointé du doigt la Russie avant même que la moindre enquête n’ait débuté. A ce jour, les preuves accablantes se font toujours attendre, à l’image celles qui devaient suivre l’attaque chimique perpétrée « par le régime syrien » en août 2013. Cette propension à désigner l’ennemi par les Etats-Unis est extrêmement inquiétante. En d’autres temps, on aurait dit qu’ils cherchent la bagarre. En résumé, les Etats-Unis se comportent fort peu diplomatiquement, voire comme des gougnafiers sûrs de leur toute puissance.
Plus dramatique encore, le suivisme observé par l’Europe en général et par la France en particulier. Les Européens semblent avoir perdu tout esprit critique, accueillant les renseignements fournis par leur allié américain sans se poser de questions. A croire les mensonges qui ont conduit à l’invasion de l’Irak en 2003 ont été passés aux oubliettes. Alors, peut-être que l’Europe a intérêt à suivre sans rechigner son grand allié américain. Si c’est le cas, la raison n’en n’est pas dévoilée au grand public qui constitue également la base électorale de tous les dirigeants politiques du vieux continent. D’ailleurs, le grand allié n’est pas commode et pas très sympathique avec ses vassaux : espionnage à grande échelle, condamnations record d’établissements bancaires (dont la BNP), concurrence économique déloyale, etc. Avec un « ami » de ce calibre, nous n’avons pas besoin d’ennemis…
Les sanctions décrétées par l’Union européenne contre Moscou constituent un exemple de ce qui ne faut pas faire, du moins sur le plan psychologique avec un Etat de l’importance de la Russie. Ses chefs des services de renseignement intérieur et extérieur (FSB et SVR) viennent d’être interdits de voyager en Europe. Cela prédit rien de bon pour la coopération interservices avec nos homologues dans les deux domaines qui constituent une menace majeure pour nos nations : le terrorisme et le crime organisé. Si les Américains peuvent se passer de cette coopération, ce n’est certainement pas le cas de l’Europe aujourd’hui. Le résultat risque d’être totalement désastreux !
*
Aujourd’hui, plus personne ne peut vraiment prévoir les catastrophes qui vont survenir[3]. Les Occidentaux, tels des moustiques attirés par la lumière, volètent en ordre dispersé, faisant beaucoup de bruit, donnant moult leçons de « morale[4] », mais semblant particulièrement inefficaces quand ils ne se tirent pas une balle dans le pied en agissant contre leurs propres intérêts. Pour la France, il serait utile de revenir à une véritable politique gaullienne d’indépendance, qui assure le lien entre l’Occident, la Russie et le reste du monde, musulman en particulier. Mais il est vraisemblable nous n’en n’avons plus ni les moyens ni la volonté.
- [1] Souvent gagnée aux idées des néoconservateurs américains, quelle que soit sa « couleur » politique.
- [2] Sous la supervision de Washington, depuis l’effondrement de l’URSS, l’OTAN grignote les marches de la Russie, d’où le retour d’un sentiment d’encerclement perçu par Moscou.
- [3] L’Amérique latine semble être très fragile et la tension monte progressivement en Extrême-Orient
- [4] Alors qu’ils sont loin d’être irréprochables, en particulier dans l’application des décisions des Nations Unies (cf. intervention en Libye, Israël, etc.).