La sécurité économique internationale en question
Mario SANDOVAL
Vice-président de l’Association internationale francophone d’intelligence économique (AIFIE).
Un nouvel indicateur de l’intelligence économique ?
Depuis toujours, la sécurité économique a constitué pour les Etats et les gouvernements un facteur de puissance de politique nationale et internationale. A l’échelle mondiale, des alliances associant sécurité internationale et économie ont été créés [1], car le risque de perturbations du flux de ressources économiques (personnes, marchandises et produits de base stratégiques) peut engendrer des défis pour la sécurité [2]. Celle-ci est liée à la fois étroitement au développement, à la coopération, la cohésion sociale et aux investissements des secteurs publics et privés dans un territoire donné.
Ainsi, au-delà de l’intérêt géopolitique, de rapports de forces, ou des relations diplomatiques que la sécurité économique internationale (SEI) apporte aux Etats, aux gouvernements et aux acteurs en général, plusieurs experts de l’intelligence économique introduisent aujourd’hui dans leur analyse cette variable dans le processus de l’aide à la décision; mais pour autant, constitue-t-elle un indicateur à part entière ; est-elle un facteur clé pour maîtriser les activités opérationnelles et de planification de l’intelligence économique ?
Ce sujet est devenu un enjeu majeur dans un contexte complexe de compétitivité mondialisée, de guerre économique tous azimuts, et constitue un pilier essentiel des politiques publiques de puissance. La communauté internationale la reconnaît comme l’un des composants essentiels de la sécurité humaine [3]. Aux Etats-Unis, elle « est identifiée comme levier de la relance économique et sociale » [4] en tant que stratégie, tandis qu’en France, l’ancien député Bernard Carayon a proposé la création d’un Conseil de sécurité économique [5].
Pour le professeur Deblock, « Keynes était préoccupé par la sécurité économique car pour lui cela voulait dire deux choses: d’une part, que la sécurité économique soit assurée sur la scène économique internationale pour que celle-ci puisse être réalisée dans un cadre national, et d’autre part, que soit transposé sur la scène internationale des mécanismes institutionnels de régulation analogues à ceux que l’on pouvait retrouver dans un cadre national » [6]. Malgré quelques rejets, les britanniques, les américains, de nombreux libéraux et économistes ont contribué à faire évaluer rapidement ce projet.
Ainsi selon cet universitaire canadien, la sécurité économique internationale va s’articuler autour de quatre grands principes [7] dans lesquels, selon la définition de la sécurité économique « les Nations doivent coopérer entre elles sur le plan économique dans le cadre du système de l’ONU dans le but de supprimer toutes les causes économiques de friction internationale, de réduire les facteurs d’instabilité sur les marchés internationaux, de réaliser le plein-emploi et de favoriser le développement des ressources productives de tous les États membres, etc. ». Une vision relativement large de la sécurité économique internationale s’est imposée de même que s’est instaurée l’idée de coopération économique sur une base multilatérale.
Par ailleurs, diverses organisations internationales l’ont traitée selon leur champ d’action.
- Pour l’Alliance atlantique « la sécurité économique est un aspect déterminant des priorités que l’OTAN s’est fixées avec les Alliés et ses partenaires dans le monde », « la collaboration économique internationale est une condition sine qua non de la stabilité et de la sécurité » [8] en s’appuyant sur l’article 2 du traité de l’Atlantique Nord qui précise que les parties «… s’efforceront d’éliminer toute opposition dans leurs politiques économiques internationales et encourageront la collaboration économique entre chacune d’entre elles ou entre toutes. »
- Lors du processus d’Helsinki (1973-75) de la CSCE-OSCE [9], les états participants ont réaffirmés leur conviction que la coopération dans les domaines économique, de la science, la technologie ou l’industrie, contribue au renforcement de la paix et de la sécurité en Europe et dans le monde [10].
- L’Organisation internationale du travail (OIT) constate dans un rapport de 2004 que « la sécurité économique, non seulement favorise la tolérance et confère un sentiment de bien-être, mais encore est bénéfique pour la croissance et la stabilité sociale » [11]. Tandis qu’un nombre considérable des habitants de par le monde ne jouissent pas de cette sécurité.
- Du point de vue humanitaire « le CICR en œuvrant pour la sécurité économique, veut permettre aux communautés et aux ménages touchés par un conflit ou d’autres situations de violence armée de subvenir à leurs besoins essentiels et de conserver ou de retrouver des moyens d’existence stables ». Les activités déployées pour promouvoir la sécurité économique sont étroitement liées aux programmes mis en œuvre dans les domaines de la santé, de l’eau et l’habitat [12].
- Lors du Forum sur « La Nouvelle économie de la sécurité» qui a eu lieu à Paris en décembre 2002, l’OCDE a analysé l’impact de la sécurité dans les économies des pays membres, décrit les sources de risques sociaux et privés, et proposé une politique optimale de sécurité. L’enjeu est de « trouver le moyen de satisfaire le besoin apparent de renforcement de la sécurité sans entraver inutilement l’efficience économique et les droits des citoyens des sociétés libérales » [13].
- Au sein de l’ONU plusieurs initiatives ont été présentées pour créer un Conseil de Sécurité Economique : le président Chirac en 2002, puis en 2004, la Belgique et l’Allemagne et finalement Angela Merkel en 2009 ont proposé de transformer l’ECOSOC en un Conseil de sécurité économique (social et environnemental).
Tous les spécialistes s’accordent sur le fait que, d’une part la sécurité économique est une variable essentielle pour un environnement économique sûr, les innovations et investissements, et d’autre part, la sécurité (individuelle ou collective) face à des risques et menaces, peut être envisagée en tant que valeur, objectif, droit [14], fonction… [15]. Ainsi les membres du G8, principale enceinte d’orientation et d’impulsion au plan international, s’intéressent-ils entre autres domaines à la sécurité internationale et à l’économie mondiale, s’efforçant d’identifier ensemble des mesures à prendre sur les grandes questions touchant aux enjeux politiques de la sécurité et de la mondialisation.
Aujourd’hui l’école française d’intelligence économique est devenue un modèle de référence à l’international. Il revient donc à ses experts de s’emparer de ce sujet afin de préciser quelle est l’approche d’étude de la SEI, ses objectifs, ainsi que sa place dans les autres variables d’analyses, et de répondre à la question suivante : quel est, in fine , le rôle de la SEI ? Ces premières définitions pourraient lui donner la dimension et l’impulsion nécessaire, via l’identification de nouveaux indicateurs de l’intelligence économique.
La Conférence de Sécurité et Coopération Européenne et l’échange d’informations économiques : sources de l’intelligence économique en Europe ?
Tous les experts sont d’accord pour reconnaitre le rôle essentiel joué par la CSCE dans les domaines de la sécurité, le désarmement, les mesures de confiance et la coopération [16] en Europe. Mais on oublie souvent que simultanément à ces piliers, l’ancêtre de l’OSCE a initié très tôt des actions dans d’autres domaines, comme l’information économique, le partage des connaissances en sciences et techniques, la culture, la dimension humaine, les relations sociales, …et d’autres thèmes encore non systématisés.
En effet, en pleine période de la guerre froide, 34 pays se sont mis d’accord en 1972 pour entamer des dialogues et des négociations entre l’Est et l’Ouest, sur des sujets touchant la sécurité, le contrôle d’armement, le domaine humanitaire, le commerce ou encore la liberté. L’agenda thématique a été organisé autour de trois grands chapitres, appelés corbeilles [17], respectant un code de conduite présenté selon dix principes intangibles [18] .
Les analyses concernant l’accès à la connaissance scientifique, technologique ou industrielle, l’information économique et commerciale, les relations humaines, la culture, la coopération tous azimuts, les liens sécurité-économie, entre autres, ont été à l’ordre du jour des 44 rencontres qui ont eu lieu dans diverses capitales européennes entre 1972 et 1992. Trois séminaires spécifiques en particulier se sont tenus : le forum scientifique à Hambourg du 18 février au 3 mars 1980; le forum de la culture à Budapest du 15 octobre au 25 novembre 1985; le forum de l’information à Londres du 18 avril au 12 mai 1989, entre autres réunions spécialisées [19].
Il est notable que plusieurs variables et indicateurs faisant partie intégrante de l’intelligence économique version 2013 ont été inclues dès cette époque dans la feuille de route issue des deux documents fondateurs du processus d’Helsinki [20] et ont été traités par la suite parmi les autres 22 documents. Dans ces derniers, l’information, la coopération et la sécurité sont les dénominateurs communs de tous les sujets abordés, en utilisant une méthodologie que des nombreux experts définissent aujourd’hui comme « mutualiser et favoriser le développement des pratiques, des dialogues et d’engagement citoyen », favorisant ainsi la connaissance par l’interaction sociale.
Ainsi depuis 1972 au sein de la CSCE différents thèmes ayant trait à l’intelligence économique ont été développés, comme par exemple :
- « Favoriser le développement d’échanges d’informations économiques et commerciales par l’intermédiaire de la coopération, des chambres de commerces et d’autres organismes »
- « Créer les conditions favorables à la coopération industrielles, scientifique, technologique, développer l’échange d’information dans ces domaines »
- « Mettre en place la formation des cadres dans les différents domaines d’activité économique »
- « Promouvoir la coopération de la culture et leur échanges d’expériences » « reflet de la richesse de l’identité culturelle commune des Etats participants »
- « Faciliter une diffusion plus libre et plus large des informations de toute nature »
- « Encourager la coopération dans les domaines de l’information sur la base d’accords» car « Information économique permet de prévoir l’évolution de l’économie, utile à la prospection… »
- « …l’influence, l’innovation, la cohésion sociale, les aspects juridiques…. »
Lors de l’acte final de la conférence d’Helsinki (1973-1975 [21]), les Etats participants ont réaffirmés leur conviction que la coopération dans les domaines du commerce, de l’industrie, de la science et de la technique, de l’environnement, de l’éducation et d’autres secteurs de l’activité économiques, contribuent au renforcement de la paix et de la sécurité en Europe et dans le monde entier [22].
Dans ce document, les experts ont insisté sur :
- le rôle majeur de l’information (économique commerciale, technique, scientifique, industrielle, juridique, culturelle…) dans le développement du commerce international, les relations culturelles, la sécurité et la coopération ;
- les échanges d’informations dans ces secteurs aident aux renforcements de mesures de confiance, l’extension des contacts entre les personnes. Faire partager des expériences est un élément essentiel dans ce sens ;
- l’information économique doit assurer une prospection commerciale appropriée, élaborer des prévisions, faciliter les échanges et une meilleure utilisation dans les activités du commerce.
Actuellement, les experts sont proches de l’état d’esprit des fondateurs de la CSCE car ils sont d’accord pour affirmer que la sécurité est un prérequis à niveau stratégique et opérationnel, un élément essentiel pour le développement économique. Comme eux, ils affirment que l’information, reconnue plus tard en tant qu’Intelligence Economique, participe à la coopération, l’influence, le développement, contribue à la cohésion sociale, l’innovation, l’importance de la veille scientifique, technologique, juridique, ou encore que l’Intelligence culturelle devient un facteur d’influence, etc.
Est-il donc aujourd’hui légitime d’affirmer que les initiatives de la CSCE ont été dès 1972 l’une des sources de la construction de ces disciplines, et de leur redonner toutes leurs lettres de noblesse ainsi que la place qui leur revient dans l’élaboration des politiques publiques d’intelligence économique actuelles ? A la communauté des experts de se saisir du sujet. A suivre.
- [1] Avant, pendant et après la Guerre froide.
- [2] Principes d’économie de la défense et de la sécurité (DES) de l’OTAN.
- [3] Taylor Owen in Les difficultés et l’intérêt de définir et évaluer la sécurité humaine . Revue Forum du Désarmement n° 3, 2004, UNIDIR, http://unidir.org/pdf/articles/pdf-art2147.pdf
- [4] « Etats-Unis vers une nouvelle stratégie de compétitivité et de sécurité économique? », Philippe Clerc, Président de l’AIFIE, mars 2011.
- [5] Rapport d’information 1664 sur la stratégie de sécurité économique nationale http://www.assemblee-nationale.fr/12/pdf/rap-info/i1664.pdf
- [6] Christian Deblock « La sécurité économique internationale : entre l’utopie et le réalisme », in Mondialisation et régionalisation , Presses de l’Université du Québec, Montréal, 1992, http://classiques.uqac.ca/contemporains/deblock_christian/securite_econo_internationale/securite_econo_inter.pdf
- [7] a) Le principe de l’égalité de traitement : la sécurité et le bien-être des peuples ne peuvent que dépendre du maintien de la paix dans un monde qui repose sur le respect mutuel, l’égalité de traitement et le respect de la parole donnée ; l’égalité de traitement et le principe de souveraineté doivent être reconnus à chaque Nation, de même que doivent être assurées l’intégrité territoriale et l’indépendance politique des Nations qui respectent les droits des autres ;
- b )Le principe de la sécurité collective : la création d’un monde pacifique demande l’établissement et le maintien d’un système de relations internationales organisées fondées sur l’existence et l’amélioration d’un code de droit international, des procédures appropriées pour régler pacifiquement les différends qui peuvent surgir entre les nations, et la participation collective de tous les acteurs pour éliminer les menaces à la paix et empêcher ou supprimer toute forme d’agression.
- c) Le principe du libre accès au commerce international : la meilleure façon de réaliser cet objectif consiste à créer les conditions qui assurent l’expansion et la stabilité relative de l’économie mondiale, notamment en levant toute forme de discrimination et en permettant à toutes les nations d’avoir les mêmes conditions d’accès aux ressources et aux marchés des autres, d’avoir les mêmes facilités de transport, d’avoir les mêmes opportunités d’investissement, etc.
- d) Le principe de la sécurité économique internationale.
- [8] Sécurité Economique Internationale. L’Alliance Atlantique: données et structures , service de l’information de l’OTAN, Bruxelles 1989.
- [9] Conférence de Sécurité et Coopération en Europe (CSCE) devenue OSCE le 1er janvier 1995.
- [10] OSCE. Sécurité et Coopération en Europe. Les textes officiels du processus d’Helsinki , Emmanuel Decaux, La Documentation Française, 1992
- [11] La sécurité économique dans le monde http://www.ilo.org/global/publications/magazines-and-journals/world-of-work-magazine/articles/WCMS_081499/lang–fr/index.htm
- [12] http://www.icrc.org/fre/what-we-do/ensuring-economic-security/overview-economic-security.htm
- [13] http://www.oecd.org/fr/prospective/37386620.pdf La nouvelle Economie de la Sécurité, OCDE, Paris, 2004
- [14] Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne (art 9). Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966.
- [15] Philippe Portier in Revue Juridique de l’Ouest , la sécurité, spécial 2002, Université Rennes 1.
- [16] Processus qui commence le 05 mai 1969 où la Finlande accepte d’accueillir une conférence traitant ces sujets, puis le discours du président Pompidou au Kremlin du 6 octobre 1970, l’accord quadripartite du 2 septembre 1971 sur le statut de Berlin, ainsi que la signature de l’accord Salt I du 26 mai 1972, et le sommet de l’Otan du 30-31 mai 1972
- [17] 1) Questions relatives à la sécurité en Europe; 2) Coopération dans le domaine de l’économie, de la science et de la technique, et de l’environnement, 3) Coopération dans les domaines humanitaires et autres. Les corbeilles sont devenues actuellement des dimensions.
- [18] Le décalogue : 1- Egalité souveraine, respect des droits inhérents à la souveraineté, 2- Non-recours à la menace ou à l’emploi de la force, 3- Inviolabilité des frontières, 4- Intégrité territoriale des Etats,
5- Règlement pacifique des différends, 6- Non-intervention dans les affaires intérieures, 7- Respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, y compris la liberté de pensée, de conscience, de religion ou de conviction, 8- Egalité de droits des peuples et droits des peuples à disposer d’eux-mêmes,
9- Coopération entre les Etats, 10- Exécution de bonne foi des obligations assumées conformément au droit international. - [19] Dix réunions d’experts sur divers sujets, un colloque sur le patrimoine culturel à Cracovie du 28 mai au 7 juin 1991 ; deux séminaires, l’un sur la coopération en Méditerranée à Venise du 16 au 26 octobre 1984 et l’autre sur les institutions démocratiques à Oslo du 4 au 15 novembre 1991
- [20] Document n°1, Recommandations finales des Consultations d’Helsinki du 22 novembre 1972 au 8 juin 1973.
- Document n°2 Acte final de la conférence d’Helsinki, qui s’est tenu en trois phases : du 3 au 7 juillet 1973, du 18 septembre 1973 au 21 juin 1975, et du 30 juillet au 1er août 1975. http://www.osce.org/fr/mc/39502?download=true
- [21] Document n°2 http://www.osce.org/fr/mc/39502?download=true : Acte finale de la conférence d’Helsinki, qui s’est tenu en trois phases : du 03 au 07 juillet 1973, du 18 septembre 1973 au 21 juin 1975, et du 30 juillet au 1er août 1975.
- [22] Sécurité et Coopération en Europe. Les textes officiels du processus d’Helsinki , Emmanuel Decaux, la Documentation Française, 1992