La France, le Sud-Caucase et la nouvelle Facilité européenne de paix
Laurent LEYLEKIAN
L’Union européenne vient de se doter d’une « Facilité européenne de paix », un nouvel instrument visant à élargir sa capacité en termes de missions et d’opérations extérieures. La présente note tente de faire le point sur la pertinence de la mise en œuvre d’un tel instrument au Sud-Caucase, à la possible initiative de la France.
La France prendra la présidence de l’Union européenne le 1er janvier 2022. Suivant les vœux de l’exécutif, cette présidence sera placée sous l’égide du triptyque « relance, puissance, appartenance ». Pour être peut-être attendue, cette devise n’est pas totalement anodine.
« Relance, puissance, appartenance »
Le premier terme entend évidemment répondre à la crise de la COVID-19 qui a lourdement affecté les économies européennes. Le plan de relance définitivement adopté par le Conseil européen de décembre 2020 prévoit déjà un budget de 750 milliards d’euros – sous forme de subventions et de prêts garantis par la Commission – qui viendra en supplément du budget régulier de plus de 1 000 milliards d’euros prévu par le cadre financier pluriannuel 2021-2027. Le terme de « relance » sous l’égide duquel la France entend placer une partie de son action indique que l’effort en la matière sera maintenu et peut-être accru.
Il est vraisemblable que la notion d’ « appartenance » entende pour sa part apporter une réponse à la crise de confiance qui détériore la relation entre l’Union européenne et ses citoyens. Tout à la fois accusée de saper les structures sociales des Etats-membres par le biais de politiques ultralibérales, d’étouffer la démocratie par un carcan de règlements et de directives échappant au contrôle des élus, et de concourir au dessaisissement des citoyens quant au choix des politiques publiques, l’Union européenne doit effectivement travailler au rétablissement de la confiance. On peut penser que la Conférence sur l’avenir de l’Europe, lancée début mai 2021, et les consultations qui s’ensuivront constitueront la première étape d’une politique visant à favoriser le sentiment d’appartenance des Européens, politique qui devrait se poursuivre et s’amplifier sous présidence française.
Mais la présente note entend se concentrer sur les vœux de « puissance » formulés par la future présidence française. Le terme fortement polysémique peut être diversement interprété mais il recoupe clairement les préoccupations d’autonomie économique – la crise de la COVID-19 ayant dramatiquement mis en relief les dépendances critiques de l’Union –, de leadership politique et de sécurité militaire. Si les différentes politiques de l’Union mettent en tant que de besoin l’accent sur tel ou tel aspect, leurs interactions apparaissent désormais patentes dans un monde de plus en plus complexe et où l’avance technologique se traduit souvent en suprématie politique. Les actuels débats sur une clause d’exclusion d’Israël, du Royaume-Uni et de la Suisse des projets de haut niveau technologique en matière quantique et spatiale constituent la traduction directe de cette nouvelle préoccupation de l’Union.
Un arc de crise rapproché
Pour ce qui relève plus précisément des préoccupations de défense et de sécurité, on note également un certain nombre de nouveautés, afférentes à la Politique de défense et de sécurité commune (PDSC). Ces nouveautés semblent en grande partie suscitées par le rapprochement désormais indéniable de l’arc de crise qui ceinture l’Union européenne, qui témoigne également d’une certaine forme d’échec de la Politique Européenne de Voisinage (PEV). A moins de mille kilomètres des frontières de l’Union, on trouve maintenant cinq foyers de crises majeures que sont la Libye, la Méditerranée orientale (y compris Chypre), le Proche-Orient – avec la Syrie mais également Israël et le Liban –, le Sud-Caucase avec le conflit ravivé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, et la zone Crimée-Donbass. Si ces différentes zones de tension ont chacune leur histoire et leurs dynamiques propres, elles mettent toutes aux prises le déploiement de puissance des deux acteurs régionaux que sont la Fédération de Russie et la Turquie.
Or l’attitude de l’Union européenne diffère singulièrement face à ces deux acteurs. On peut dire que l’Union adopte des positions relativement unies face à la Russie alors qu’elle agit plutôt en ordre dispersé face à la Turquie. Ceci ne signifie pas que la problématique turque soit jugée avec moins d’acuité que la question russe, bien au contraire, mais que les défis que posent les nouvelles ambitions d’Ankara sont plus récents et n’ont pas encore trouvé une réponse politique concertée au niveau européen.
Néanmoins, l’Union européenne semble avoir pris la mesure du problème comme en attestent les conclusions du Conseil de décembre 2020 qui pointe explicitement et abondamment le rôle de la Turquie dans la dégradation de la situation en Méditerranée orientale, pour ne rien dire des vertes récriminations formulées dans la résolution adoptée par le Parlement européen le 17 mai 2021.
Dans ce contexte renouvelé, l’Union européenne et ses membres ont perçu la nécessité d’adapter leur architecture de sécurité et ils ont initié dès juin 2020 un processus visant à conférer à l’Union une « boussole stratégique ». Ce processus fondé sur une analyse des menaces et un dialogue avec les Etats-membres devrait aboutir en mars 2022, sous la présidence française. Se voulant complet, le processus englobe les dimensions instrumentale et opérationnelle. Il semble que les derniers affinements aient résulté d’une position conjointe présenté par l’Autriche, la Belgique, Chypre, la République tchèque, l’Allemagne, la Grèce, la France, la République d’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, la Slovénie et la Suède dans un non paper publié fin avril 2020. Comme on le voit, ce non paper initié par la France rassemble un peu plus de la moitié des Etats-membres et indique une claire ligne de fracture géographique : ce sont les pays du Sud et de l’Ouest de l’Union qui en perçoivent la nécessité, sans doute en raison de leur proximité accrue avec l’arc de crise et peut-être parce qu’ils sont moins sensibles aux vertus de l’Alliance atlantique que les Etats de l’Est européen. C’est sans doute cette position forte et commune de quatorze pays de l’Union qui a conduit le Conseil à entériner le principe d’une facilité européenne pour la paix (FEP).
Dès juillet 2021 : la Facilité européenne de paix
Dans ses conclusions du 10 mai dernier, le Conseil Sécurité-Défense précise en effet qu’il « se félicite de la mise en place de la facilité européenne pour la paix (FEP) et de la contribution qu’elle apportera au renforcement du rôle de l’UE en tant que garant de la sécurité mondiale, en offrant aux partenaires un vaste soutien militaire et en matière de défense et en comblant les lacunes existantes dans le domaine du renforcement des capacités, notamment par la fourniture d’équipements militaires dans le respect du cadre fixé ».
La FEP constitue en vérité un nouvel instrument qui pallie les limites de l’Union européenne en matière d’engagement opérationnel en termes de sécurité et de défense. Elle résulte très clairement d’un compromis : d’une part, ne relevant pas du budget de l’Union, elle permet d’en financer les futures missions et opérations militaires sans déroger à l’article 41.2 du Traité de l’UE ; d’autre part, elle permet au Conseil de confier à certains Etats ou groupes d’Etats lesdites missions en vertu de l’article 44 du Traité. On peut donc considérer qu’il s’agit d’un premier pas, mais d’un pas significatif, pour européaniser les entreprises militaires de l’Union sans pour autant les soumettre à d’impossibles consensus communautaires.
Doté d’un budget de 10,5 milliards sur la période 2021-2022, la FEP vient donc en complément des autres capacités extérieures de l’Union qu’elle n’est pas appelée à financer, telles que notamment l’instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale (IVCDCI) qui reste financé sur le budget général de l’Union. Cet IVCDCI reste plus que jamais considéré comme « essentiel pour soutenir, dans toute la mesure du possible, les actions liées au développement et à la coopération dans les domaines de la paix et de la sécurité, notamment par l’utilisation de ses piliers et de ses modalités, en particulier l’aide au renforcement des capacités des acteurs militaires à l’appui du développement et de la sécurité pour le développement (CBDSD) ».
Les conclusions du 10 mai indiquent également que « la FEP a une portée géographique mondiale » à la différence de la Facilité africaine de paix qu’elle remplace. Dans l’esprit de ses promoteurs cependant, il semble que l’Afrique reste néanmoins le premier champ de mise en œuvre de ce nouvel instrument. Peut-être la France à l’initiative de cette nouvelle facilité souhaite-t-elle trouver par ce biais un soutien financier communautaire aux lourdes opérations dans lesquelles elle est engagée. Quoi qu’il en soit, l’Union européenne semble pressée de mettre en œuvre cet instrument – peut-être à divers emplois – puisque le Conseil a appelé à « une opérationnalisation rapide de la FEP » en invitant les Etat-membres et le Haut Représentant avec le concours du Service Européen pour l’Action Extérieure (SEAE) « à présenter des propositions de mesures d’assistance, en tenant dûment compte des priorités d’action de l’UE définies par le Conseil européen et le Conseil, afin que les premières mesures d’assistance soient mises en œuvre à partir de juillet 2021 ».
Le Sud-Caucase comme possible premier cas d’application ?
La question vient naturellement de savoir quelles propositions formuleront en la matière les Etats-membres et la Commission. Les cas d’application ne manquent évidemment pas. Outre l’assistance sécuritaire à divers Etats sahéliens confrontés à la menace terroriste, les différentes zones de conflits de l’arc de crise précédemment mentionné peuvent théoriquement être concernées. Toutes présentent cependant des spécificités et des difficultés. Par exemple, on imagine mal les mécanismes de la FEP être déployés à Chypre, c’est-à-dire tout à la fois sur le territoire légitime d’un Etat-membre et face à un Etat théoriquement candidat à l’adhésion. De même, il paraît difficile dans les circonstances actuelles de prendre pied au Proche-Orient ou sur le théâtre ukrainien (Crimée, Donbass). Dans un cas comme dans l’autre, ce serait sans doute franchir des lignes rouges avec Israël ou la Syrie d’une part, avec la Russie de l’autre et il est probable que dans chacun des cas, l’Union européenne souhaite mobiliser d’autres modalités d’action.
Restent donc parmi les champs proches possibles, la Méditerranée orientale, la Libye et le Sud-Caucase où les conflits dit « gelés » (Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud, Haut-Karabakh) ont à nouveau attiré l’attention des Européens. Réunis à Lisbonne le 27 mai dernier, les ministres des Affaires étrangères de l’Union ont souligné le caractère imprévisible et potentiellement explosif de ces conflits, en s’appuyant sur l’exemple récent de la guerre arméno-azerbaïdjanaise au sujet du Haut-Karabakh. Ils ont notamment conclu au besoin d’un renforcement du dialogue avec la Russie – incontournable dans la région – et avec l’Organisation pour la Coopération et la Sécurité en Europe (OSCE). De surcroit, le Haut Représentant Josep Borrell a lui-même annoncé qu’un « groupe de ministres » se rendra en son nom dans les trois pays du Caucase du Sud, « afin de montrer que nous sommes prêts à nous engager davantage dans la région ».
Ce regain d’intérêt de l’Union pour le Sud-Caucase pourrait s’aligner avec les priorités de la France dont on rappelle qu’elle prendra la Présidence de l’Union début 2022. Au sein de l’Union européenne, Paris apparaît effectivement en pointe dans le combat contre l’expansionnisme turc et, à contrario, à la recherche d’un dialogue politique plus apaisé avec la Fédération de Russie (sans pour autant transiger sur les principes). En outre, Paris, tout comme Washington, souhaite revenir dans le jeu politique autour des négociations entre Arménie et Azerbaïdjan au sujet du Haut-Karabagh. La France et les Etats-Unis, en tant que coprésidents du groupe de Minsk de l’OSCE en charge avec la Russie d’aider les parties à conclure une paix définitive ont une légitimité théorique en la matière, ce qui n’est pas le cas pour les conflits abkhaze et ossète dont le règlement a été confié à l’ONU. Or la guerre de l’automne 2020 entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, le cessez-le-feu conclu sous l’égide de la seule Fédération de Russie et les tractations préalables de Moscou avec Ankara ont de fait expulsé les diplomaties occidentales du règlement de ce conflit et peut-être de la région.
D’une manière générale, les dossiers afférents sur lesquels la France s’est déjà engagée et pourrait s’engager encore plus ne manquent pas. Dans son allocution du 1er juin délivré à l’occasion de la réception à l’Elysée du Premier ministre par intérim Nikol Pachinian, le Président Macron a mentionné la question des prisonniers de guerres et des otages civils, de la délimitation pacifique de la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, du déminage de la région et de la protection du patrimoine culturel. Cette allocution renforce les positions déjà exprimées par l’Elysée le 13 mai, rappelant « l’attachement de la France à l’intégrité territoriale de l’Arménie et la nécessité d’un retrait immédiat des troupes azerbaïdjanaises du territoire arménien » ainsi que le souhait exprimé par Paris « qu’une résolution de la situation des tensions dans la région puisse être trouvée par le biais du Conseil de sécurité des Nations unies pour ramener la stabilité et la sécurité dans cette région ».
Il est possible que l’Elysée désire aller plus loin comme certains l’affirment avec insistance. Paris pourrait souhaiter dépêcher une mission logistique à visée sécuritaire, par exemple sur la question de la délimitation des frontières, sur celle des mines ou afin d’assurer une présence sécurisante pour les populations arméniennes, voire celles du Karabakh confrontées à la menace d’incursions d’azerbaïdjanaises. Il y a cependant loin de la coupe aux lèvres : d’une part, l’Azerbaïdjan a violemment dénoncé les dernières prises de position de l’Elysée jugées pro-arméniennes ; il faudra d’autre part convaincre la Russie de l’intérêt d’une présence sécuritaire tierce. Enfin l’Arménie, elle-même plus que jamais inféodée à Moscou, n’acceptera cette présence que si elle est assurée du blanc-seing de son encombrant allié.
Dans ce contexte, l’usage de la Facilité européenne de paix pourrait être une option. Elle pourrait permettre d’équilibrer la présence française par d’autres, jugées plus tolérables par Bakou. Il n’est en revanche par certain qu’un tel format européen convienne à Moscou qui entretient des relations plus exécrables que jamais avec les instances bruxelloises – comme en atteste le dernier échange téléphonique entre Charles Michel et Vladimir Poutine (7 juin) – et qui voit certainement d’un mauvais œil la consolidation politique ou militaire de l’Union. Il faudra alors donner des gages à Moscou. Reste à déterminer lesquels et surtout à s’assurer également que Paris souhaitera promouvoir dans ce cadre un instrument dont la France a pourtant été le principal instigateur. La Facilité européenne de paix reste pour l’heure à la recherche de son baptême du feu. La France voudra-t-elle et pourra-t-elle la tester au Haut-Karabakh ?