La force des psyops de Daesh. Leurs méthodes analysées a l’aune du phénomène neuropsychologique « d’adhésion émergentiste » : Quelles perspectives de lutte ?
Yannick BRESSAN
Docteur en sciences humaines, chercheur en neuropsychologie cognitive
et en cyber-narration, Strasbourg[1].
Une lame de fond des plus efficientes travaille nos sociétés occidentales et ce, avec un peu plus de vigueur depuis une vingtaine d’années. Ce travail de sape régulier depuis l’attentat du RER B à Paris, en 1995, jusqu’à celui de Copenhague en 2015, marque profondément nos imaginaires, notre psychisme et la façon dont se construisent nos sociétés contemporaines.
Il s’appuie sur une des règles fondamentales de la guerre : l’effritement moral de la cible (une armée, un pays, une entité morale, etc.) par des actions psychologiques offensives.
Nous avons aujourd’hui face à nous des groupes d’individus déterminés et cohérents dans leur logique annihilatrice de ce que sont les sociétés occidentales contemporaines. L’un de ces groupes jouit d’un appui technique et financier particulier et fait spécialement parler de lui. « L’Etat islamique » ou Daesh n’est certes pas qu’un simple conglomérat de sauvages analphabètes agissant par pur fanatisme et pour le simple plaisir de la violence et de l’horreur. Les activités et les éléments actifs de Daesh répondent à un impératif et à une vision éminemment politiques, sous couvert de religion, qui a pour vocation de happer les plus faibles, les plus instables ou les plus malades. Son objectif est de s’inscrire durablement dans le temps, et pour ce faire, si les recrutements de combattants sont importants, attirer des recrues féminines est plus essentiel encore.
La fragilité psychique des candidats, recrues et autres « aventuriers », s’inscrit aussi dans le cadre d’une problématique identitaire qui s’établit dans les sociétés occidentales depuis de nombreuses années, avec un éclat paroxystique à partir du 11 septembre 2001 et qui s’accélère aujourd’hui.
Après des années d’attentats d’Al-Qaïda et de « frappes » parfois massives – comme en 2001 – sur les esprits des populations mondiales, mais aussi sur les esprits des musulmans en Occident, tous se sont retrouvés dans un « état d’inconfort » face à cette mise en scène élaboré par Ben Laden qui préparait déjà un terrain pour passer à la vitesse supérieure. Le cran supplémentaire dans la réalisation concrète des objectifs des « penseurs » du jihad contemporain – tels Ben Laden ou Ayman al-Zawahiri – est la conquête de l’Occident par une forme d’islam radical. Cette conquête passe, et le choix du présent n’est pas fortuit, par une déstabilisation profonde des nations et des sociétés identifiées comme objectif.
Une attaque frontale, conventionnelle ne serait pas sérieuse et surtout ne porterait pas les fruits escomptés. Elle se livre, certes, avec les forces au sol de l’Etat islamique afin d’assoir une souveraineté territoriale apportant ressources financières et reconnaissance géopolitique. Les succès relativement importants des attaques et des avancées spectaculaires des djihadistes en Irak et ailleurs en sont une preuve quotidienne, même si les dernières semaines les ont vu affaibli de-ci de-là depuis le point de rupture de la bataille de Kobane remportée par les combattants kurdes appuyés par l’aviation de la coalition.
Mais nous ne gagnerons jamais cette guerre qui pourrait s’éterniser si nous ne comprenons pas concrètement que celle-ci se livre dans les esprits. Or, en la matière, les forces de Daesh sont passées maitre et ont une sérieuse avance. Les succès quotidiens des nouveaux recrutements sur le terrain ou dans les propos qui sont tenus par certains de nos compatriotes en sont le triste et l’inquiétant témoin.
Il n’est bien évidemment pas question de livrer ici précisément les méthodes que nous préconisons pour tenter de lutter contre ce fléaus mais bien de mieux comprendre le phénomène d’adhésion de certains à de telles « valeurs » barbaress dans une perspective neuropsychologique et de dessiner les contours d’une réaction possible.
Faisons une rapide incursion dans l’univers des neurosciences cognitives et de la neuropsychologie afin de mieux comprendre les enjeux d’un phénomène fondamental qui nous permettra de bien prendre la mesure du travail des Psyops de Daesh sur l’esprit de certains de nos concitoyens et plus largement sur nos sociétés.
Sans avoir une connaissance du phénomène d’adhésion émergentiste et de ses ressorts neurologiques et psychologiques, les spécialistes en opérations de communication de Daesh emploient, intuitivement et empiriquement, les techniques de mise en action de ce phénomène et mesurent chaque jour un peu plus l’efficience et la puissance de cette véritable « bombe atomique » neuropsychologique !
Le principe d’adhésion émergentiste est le moment ou un individu va adhérer à une réalité construite de toutes pièces au point que sa réalité quotidienne va s’effacer au profit de la réalité émergente. Nous pouvons vivre quotidiennement l’expérience de ce phénomène lorsque nous somme touchés par une fiction cinématographique ou théâtrale au point d’en être affectés, émus au rire ou aux larmes, « comme si s’était vrai ». Nous sommes alors soumis à ce principe qui a été délibérément construit par le metteur en scène, le réalisateur ou l’homme politique qui souhaite nous « happer » dans son discours, son œuvre ou sa vision d’un monde. Sans ce phénomène, l’œuvre, le discours, la représentation n’a pour nous aucun intérêt. Nous n’y adhérons pas.
Perspective neuropsychologique et neurocognitive de l’adhésion : le « principe d’adhésion émergentiste »
Une expérience[2] réalisée en 2007-2008 à Strasbourg (LINC-CNRS) a mis en évidence les premiers corrélats neuronaux et physiologiques relatifs à ce phénomène. Sans s’étendre ici sur la méthode et les résultats précis, l’équipe scientifique a identifié les activations cérébrales liées à l’adhésion émergentiste. L’un des résultats les plus troublants est le lien entre l’adhésion émergentiste et un état de « désinvestissement de soi » du sujet ou, plus clairement, un état hypnotique du sujet-adhérant. Cet état répond significativement (pour 79 % des sujets) à un ensemble d’éléments construits par le « metteur en scène » en amont de la représentation ou du message délivré. Le concept de manipulation n’est ici plus très loin !
Des travaux ont été et sont menés depuis pour envisager et construire des applications à partir des résultats scientifitques obtenus. Celles-ci recouvrent des champs disciplinaires variés, comme la transmission des savoirs (« mise en scène pédagogique ») ou le domaine médical avec la « mise en scène thérapeutique » (en psycho-oncologie ou dans le cadre de la neuro-communication intégrative).
En outre, il tombe sous le sens que le phénomène d’adhésion émergentiste, qui est le degré supplémentaire à la « simple » adhésion, peut avoir des répercussions et des applications dans le cadre des opérations de communication et/ou de contre-propagande.
De fait, l’adhésion émergentiste est un phénomène neuropsychologique et cognitif qui s’active suite à un fort engagement, une adhésion ou une implication d’un sujet-adhérant. Ce n’est pas parce que j’adhère à des propos politiques ou religieux, par exemple, que ma réalité de fond va être bouleversée. Or, suite à ce premier phénomène-racine, le sujet est amené à se repositionner face à sa réalité quotidienne, suite à une « dissonance cognitive », afin d’en faire émerger une autre qui pourra totalement ou en partie se substituer à la première. L’ « individu dissonant » trouvera ainsi, dans la réalité émergente qui a été construite à cet effet et qui lui est proposée, une forme de (ré)confort dont l’esprit humain a besoin pour fonctionner correctement.
La « dissonance cognitive[3] » est l’un des éléments clé de l’adhésion émergentiste. En psychologie sociale, elle est une théorie selon laquelle, lorsque les circonstances amènent une personne à agir en désaccord avec ses croyances ou la logique narrative de son existence, cette personne éprouvera un état de tension inconfortable appelé dissonance. Le sujet en inconfort (en dissonance) tendra à le réduire par une modification de ses attitudes, croyances et perceptions[4].
Pour des raisons d’extrême sensibilité qui peuvent tomber sous le sens, je ne m’étendrai pas plus ici sur les détails phénoménologiques, techniques et scientifiques liés au principe d’adhésion émergentiste.
Applications concrètes du phénomène par Daesh
Voyons maintenant ce phénomène dans une approche psychologique qui la rendra plus parlante, en analysant l’utilisation empirique mais efficace qu’en font les Psyops de l’Etat islamique. Que cherchent-elles à faire ? Les djihadistes construisent des messages propagandistes sur Internet, créent un « univers » politico-religieux qui soutient et consolide leur réalité (et leurs objectifs) ou mettent en scène certaines opérations qui ont un intérêt stratégique plus ou moins discutable mais qui ont un impact psychologique important comme, par exemple, le saccage du musée de Mossoul.
Des centaines de livres, de manuscrits et d’œuvres assyriennes antiques des bibliothèques et du musée de Mossoul ont été détruits par Daech. Le tout a été orchestré, réalisé et filmé afin de diffuser sur Internet cet acte inqualifiable qui a blessé voire choqué (fait dissoner !) une partie du monde, comme l’avait fait avant Mossoul la destruction des bouddhas géants de Bamyan par les talibans, en 2001.
Il est bien entendu que l’intérêt purement militaire de tels actes et de tant d’autres depuis près de 20 ans reste très discutable. Outre le fanatisme et une probable « bêtise crasse » de la plupart des exécutants de tels actes, quel pourrait vraiment être les objectifs des commanditaires sinon d’entretenir un « bruit de fond » de terreur, de violence et d’inconfort cognitif pour l’ensemble de la planète ?
Ces types d’opérations sont d’autant plus efficientes lorsque l’on observe à quel point les médias du monde entier se chargent (c’est aussi leur travail) de relayer l’information et par là-même de faire office de « caisse de résonnance ». Les experts indignés succédant aux responsables atterrés, l’opération psychologique prend alors une importante charge symbolique.
Notons que nous avons plus entendu parler des destructions des œuvres assyriennes de Mossoul que de l’assassinat des vingt et un coptes décapités le 15 février 2015 par les djihadistes libyens ayant fait allégeance à Daesh.
L’effet de ces destructions massives du patrimoine de l’Humanité est d’autant plus fort que ces types d’actes s’inscrivent dans un ensemble d’opérations terroristes islamistes qui s’enracinent dans notre inconscient collectif depuis plus de vingt ans. Le terrain est travaillé, le terreau est dorénavant fertile et certaines personnes dans les populations visées et les cibles désignées (l’Occident) sont prêtes à entendre le message de Daesh, à changer de réalité et à y contribuer de façon plus ou moins active.
Analysons plus précisément encore les ressorts de l’adhésion ainsi que leur maitrise par les Psyops de Daesh.
En premier lieu, l’un des objectifs principaux de Daesh est l’élargissement de son influence, du musulman-adhérant aux thèses de l’Etat islamique vers le musulman vivant paisiblement sa foi pour tenter de le faire adhérer. Cette action psychologique puise ses racines dans une rhétorique qui a été fort pertinemment analysée[5].
Prenons en particulier l’exemple du message du 26 janvier 2015 d’Al-Adnani, porte-parole de l’EI, relayé abondamment pour une large diffusion auprès des publics visés. Ce message a pour vocation première de brouiller les frontières entre les statuts de combattants, non-combattants et civils. En effet, il est clair que le message radio d’Al-Adnini n’appelle pas les mujahidin – en d’autres termes celui qui s’engage pour le jihad ou « celui qui lutte pour le compte de l’islam[6] » -, mais tous les muwahhidin (celui qui « unifie » Allah par sa soumission et qui applique le tawḥīd, le dogme fondamental de l’islam).
Ce brouillage des frontières est beaucoup plus retors qu’il pourrait sembler au premier abord, dans le sens où il fait de chaque « citoyen pratiquant » un combattant en puissance, sans nécessairement que celui-ci n’en ait conscience et ne se définisse comme un mujahidin. Ce brouillage identitaire est saupoudré d’imageries galvanisantes très crues, violentes, ou parfois même très « sexy », comme pour le nazisme en son temps. On y voit des hommes torse nu et muscles bandés, sabre au clair et regard farouche. Ce brouillage voulu par Al-Adnini induit surtout une dissonance fondamentale dans l’esprit de celui qui peut entendre ces propos. Il obtient ainsi un « temps de cerveau disponible » afin d’asséner son message.
Il spécifie alors que c’est en effet n’importe quel musulman qui doit tenir compte de son appel. Avec cet appel, muwahhidin, musulmans et mujahidin deviennent semblables. Ici les musulmans doivent être envisagés comme des musulmans « appropriés » comme le définit l’islam salafiste de l’État islamique. En effet, Daesh prononce takfir or, si l’on considère qu’un takfir est « une déclaration que quiconque ne se soumet pas à leur lecture rigoriste de l’islam est un incroyant (kafir) » cela conduit à la référence dans les textes islamiques de dénonciation d’Etats aux régimes (murtaddin) apostats[7] qu’il convient selon eux de combattre. Le piège se referme ainsi sur les « esprits dissonants », fragilisés, prêts à adhérer. C’est « appel d’air cognitif » est à rééquilibrer et certains ont entrepris de s’en charger méthodiquement pendant que nos démocraties se voilaient la face !
Analyse de cas
La France est une cible privilégiée de cette entreprise islamiste, ce n’est un secret pour personne. Outre les dizaines de jeunes (et moins jeunes) rejoignant les rangs des combattants de Daesh, des idées nauséabondes traversent en profondeur notre société. Pour compléter les abondantes sources audiovisuelles accessibles sur internet aux apprentis djihadistes – candidats fraichement convaincus ou individus en « mal-être » général – et pour déverser la haine de notre culture et l’impérieuse nécessité de la mettre à bas, quelques piqures de rappels sont parfois nécessaires. C’est ce dont se charge (entre autres) le journal de Daesh en langue française : Dâr al-Islâm.
Le numéro 2 est très explicite quant aux cibles privilégiées de Daesh et à la volonté de faire adhérer les populations musulmanes à leurs thèses vivant en France.
La couverture présente la tour Eiffel vue de dessous avec en titre « Qu’Allah maudisse la France » ! Ce type de diatribe pourrait prêter à la peur, au désintérêt ou au mépris, mais si l’on prend le temps d’ouvrir ce « magazine » et de l’analyser, la première chose qui saute aux yeux est l’incontestable qualité graphique et le professionnalisme avec lequel il a été réalisé. L’habillage est de prime abord séduisant.
Posons une première analyse un peu plus poussée de ce cas concret d’instrument pouvant conduire (c’est l’objectif) certains de nos concitoyens à adhérer aux thèses de Daesh. Comprenons le travail des Psyops qui ont conçu cet outil. Relevons tout d’abord quelques grandes lignes générales :
Il est important de noter la relativement bonne qualité générale de la publication dans ses textes, ses images et sa mise en page. Ne continuons pas à reproduire les mêmes erreurs en méprisant les gens que nous avons en face de nous. Ce sont des professionnels, de l’horreur, certes, mais des professionnels et leurs unités de Psyops en particulier. Il faut noter dans ce « magazine » combien le contenu comporte clairement ou en filigrane, de la propagande religieuse. Celle-ci incite au passage à l’acte notamment par une légitimation en s’appuyant sur des versets du Coran. La chose est à peine déguisée, voire pas du tout, et induit une dichotomie troublante entre le support très proche des codes habituels et de l’esthétisme des grands magazines « tendance » et le contenu au champ lexical très guerrier.
Là encore, chez le lecteur, un mélange de malaise peut se disputer à une forme (pour certains) d’admiration, ou tout du moins un certain accord avec les théories complotistes et les modèles proposés (Merah, les frères Kouachi).
Il convient aussi de noter que dans ce type de « littérature grand public » les articles sont nettement moins tourné « fiches pratiques » par rapport à Inspire[8], plus orienté opérationnel
L’objectif reste néanmoins le même et incite le lecteur (« bon musulman ») au jihad violent de façon auto-radicalisante. Pour remporter l’adhésion du plus grand nombre, il s’agit d’inciter les hommes à rejoindre les combattants de l’EI ou à défaut, à agir d’eux-mêmes sur le territoire français et de pousser les femmes à rejoindre Daesh. Les exemples cités ci-dessus sont mis en avant pour illustrer la marche à suivre en mettant en scène, là encore, une théâtrologie de la mort et du martyre. Les idées politico-religieuses de Daesh viennent ainsi se cristalliser « avec succès » dans les actes des « célébrités » présentés et mise en scène dans une quasi télé-réalité mortifère !
Le fait de ne pas avoir proposé de contenu pro-opérationnel dans ce Dâr al-Islâm numéro 2 contraint les futurs candidats à l’imitation, d’où peut-être l’emploi récurrent des exemples des martyres et les références récurrentes au conflit israélo-palestinien.
A ce sujet, il faut insister sur le fait que l’antisémitisme est un quasi fil rouge et qu’une fois de plus, le conflit israélo-palestinien en général, mais surtout la haine des juifs en particulier, sert d’élément fédérateur. On relèvera, à titre d’exemple, une rhétorique emprunté aux années intifada et ce, dès l’introduction : « Nous avons des hommes qui aiment la mort comme vous aimez la vie ».
Il s’agit là très clairement de s’appuyer sur une propagande du Hamas – qui a fait ses preuves -, du Hezbollah et aujourd’hui de Daesh. Cette action psychologique offensive est « injectée » dans les sociétés occidentales par la télévision satellite et internet et touche en priorité les jeunes (musulmans ou non) en quête de repères, de rachat d’une conduite ou simplement en recherche (mystique ?) post-adolescente. Peu importe, l’identification fonctionne, la victimisation, le sentiment d’injustice et la « dissonance cognitive » font le reste pour qu’un « savant de l’islam » en prison ou sur internet, dans son cercle d’amis ou à la mosquée, fasse émerger une nouvelle réalité auquel l’individu dissonant se raccrochera et adhèrera. Il pourra alors se (re)stabiliser psychiquement, ou tout du moins s’en donnera-t-il l’impression.
Pouvoir analyser un document tel Dâr al-Islâm est une chance. Il offre la possibilité de le prendre en exemple, comme nous venons de le faire brièvement, mais aussi de le déconstruire point par point.
Notons enfin que l’effort critique proposé dans le magazine par les auteurs pour « happer » l’esprit du lecteur et le faire adhérer à ses thèses est relativement correctement rédigé, certes, mais son niveau est à peine supérieur à celui d’un élève de lycée. Les socio-styles caractéristiques d’individus moins instruits, fragilisés et musulmans, avec des profils sociaux à souffrance sont ciblés prioritairement. La cible déjà en état de rupture psychique, sociale et/ou sociétale est plus facile à faire adhérer dans un court laps de temps. Les médias (télévision, internet) se chargeront de parfaire l’émergence de la nouvelle réalité qui pourra conduire l’individu à agir.
C’est ainsi que les Psyops de Daesh emploient une rhétorique dévastatrice car elle touche des individus déjà fragilisés. Or c’est « la simplicité fulgurante de la profession de foi musulmane (accompagnée d’une ablution) qui structure la parole d’action islamique ou islamiste[9] ». Cette rapidité et cette apparente simplicité confère au nouveau venu dans l’univers de Daesh qui émerge en lui, une forme de légitimité immédiate et irrévocable, une stabilité et un sentiment d’accompagnement de tous les instants (véridique ou fantasmé) en tant que « frère » ou « sœur ».
Et maintenant ?
Fort du constat de la puissance en action des Psyops de Daesh, par leur utilisation probablement involontaire, intuitive et empirique de l’adhésion émergentiste, que pouvons-nous faire ?
Il apparait qu’une collaboration interdisciplinaire pourrait s’avérer salutaire. En effet, le monde du renseignement – comme le font dans ce domaine certains esprits éclairés trop rares -, gagnerait en efficacité à faire appel à des ressources inhabituelles. Je vais pour être plus explicite donner une anecdote très récente.
Lors de l’attaque de Charlie Hebdo, alors que les assassins étaient encore en cavale et que personne ne savait qui ils étaient – mais qu’à la télévision circulait leur déambulation meurtrière dans la rue -, j’étais en contact avec une consultante canadienne spécialiste en neuro-communication intégrative.
Elle était désolée de ce qui se passait en France et, voyant en direct, chez elle, à la télévision, les mêmes images que moi, elle nota un fait étrange.
Elle me fit relever que les deux individus se déplaçaient curieusement et de manière identique. Je reconnaissais ne rien remarquer de particulier. Elle me dit : « Ces deux individus ont de toute évidence un réflexe Babinski non-intégré, avec le même degré, il y a de fortes chances qu’ils soient de la même famille et probablement des frères ! Regardes la position de leurs pieds que certains appelles «duck walk » leurs démarches, les pieds orientés postérieurement et leurs façon de tenir leurs armes (réflexe d’agripper) est trop similaire pour qu’ils proviennent de famille différentes. La composante du Babinski non intégré connote une composante génétique partagée évidente chez ces deux individus». On découvrira des heures plus tard qu’il s’agissait des frères Kouachi.
Quel temps gagné pour l’enquête et la neutralisation de ces individus si quelqu’un comme mon contact canadien avait été intégré à l’équipe d’enquête ou simplement avait pût collaborer avec la DGSI. J’ai eu concrètement et de façon indiscutable la preuve de l’efficacité remarquable de son travail appliqué au champ du renseignement.
Il peut en être de même pour l’adhésion émergentiste. Cet outil de neuropsychologie cognitive est bien de construire des défenses autrement plus efficaces que quelques clips sur internet (vite détournés) ou de nombreux débats de spécialistes, raillés ou inaccessibles à la cible.
Néanmoins, de plus en plus d’articles ou de programmes télévisés, comme celui diffusée le jeudi 5 mars dans l’émission Envoyé spécial, grâce par exemple au travail de Dounia Bouzar[10] – s’interrogent et analysent avec une certaine pertinence la propagande djihadiste.
En regardant ce reportage à l’aune des éléments présentés dans cet article sur l’adhésion émergentiste, de nombreuses choses pourront apparaitre plus claires et plus explicables du point de vue des ressorts psychologiques de l’endoctrinement. C’est un exercice édifiant à faire afin d’illustrer le présent article !
Je suis conscient de l’infinie complexité du problème et je ne mésestime certainement pas les quelques tentatives faites pour enrayer ce fléau et gérer cette guerre dans laquelle nous sommes engagés. Mais, c’est cette même complexité qui me fait affirmer aujourd’hui l’importance cruciale de prendre en compte des approches nouvelles, inusitées, mais qui ont d’ores et déjà fait leurs preuves d’un point de vue scientifique, opérationnel et empirique.
- [1] Son travail aborde la question de la représentation et du rapport du sujet à sa réalité sous le prisme de la psychologie, de la neuro-esthétique et des sciences cognitives.Il a mis en évidence (2007-2008) le principe d’adhésion émergentiste lors d’une expérience interdisciplinaire qu’il a initié et dirigé à l’hôpital civil de Strasbourg (CNRS, Laboratoire d’Imagerie et Neurosciences Cognitives) en collaboration avec le Théâtre national de Strasbourg.
- [2] Y. Bressan, Le théâtral comme lieu d’expérience des neurosciences cognitives, Paris, L’Harmattan, 2013.
- [3] D.-C.-F. Vaidis, La dissonance cognitive, Paris, Dunod, 2011.
- [4] David Vaidis et Séverine Halimi-Falkowicz donnent un excellent exemple d’expérience à ce sujet (http://www.psychologie-sociale.com/index.php?option=com_content&task=view&id=366&Itemid=85)
« Dans les expériences sur la dissonance, on amène par exemple le sujet à donner des arguments en faveur de la peine de mort alors qu’il est contre (il réalise donc un acte dit « problématique »). La réalisation de cet acte l’amène à ressentir un état d’inconfort. On étudie ensuite les conséquences en termes d’opinions ou de comportements liées à cet inconfort : le sujet se prononcera par exemple, en définitive, comme étant moins défavorable à la peine de mort qu’il ne l’était auparavant (il ajustera son attitude initiale, de manière à la rendre davantage conforme à l’acte problématique réalisé).
Aussi étonnant que cela puisse paraître, lorsque nous sommes amenés à agir contrairement à nos convictions, nous avons ainsi tendance à justifier nos actions et à adapter nos opinions à nos comportements. Mais sans aller jusqu’à la peine de mort, nous sommes tous régulièrement confrontés, dans notre quotidien, à cet état d’inconfort qu’est la dissonance : quand nous venons de dire un petit mensonge, quand nous venons de faire un choix difficile, ou encore, quand ce qui nous paraissait évident s’avère être démenti, etc. La théorie de la dissonance cognitive présente une modélisation de ces phénomènes et nous explique finalement comment l’être humain réagit lorsqu’il possède à l’esprit deux éléments incompatibles l’un avec l’autre. » - [5] H. Lavoix, The Islamic State’s Psyops – Ultimate War, Red (Team) Analysis, February 9, 2015.
- [6] T. Stanley, « Understanding the Origins of Wahhabism and Salafism », Islam Daily, 25 October 2005.
- [7] A.-Y. Zelin, « Al-Qaeda Disaffiliates with the Islamic State of Iraq and al-Sham », The Washington Institute, 4 February 2014.
- [8] Inspire est un magazine (en ligne) en anglais publié par Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA). Il a été fondé en juillet 2010 à destination des jeunes Britanniques et Américains.
- [9] P-J. Salazar, « ISIS, puissance rhétorique du Califat » in Influences, février 2015.
- [10] Lien du reportage : http://www.francetvinfo.fr/replay-magazine/france-2/envoye-special/video-envoye-special-decrypte-les-codes-de-la-propagande-jihadiste-sur-internet_841037.html