La fin du « paradigme » américain
Tawfik BOURGOU
Les relations entre les nations ne sont ni fraternelles, ni désintéressés. Elles n’ont rien d’éternel. Malgré quelques exceptions, ni les amitiés, encore moins les intérêts ne s’inscrivent dans le temps long. Les slogans construits autour de la « fraternité » et des « liens historiques » sont creux et ne servent qu’à enjoliver des rapports inégalitaires, foncièrement. Envisager autrement les choses relèverait d’une naïveté abyssale.
Chose rare, mais qui mérite d’être étudiée, nous assistons certainement à un moment de césure. Prend fin devant nos yeux, ce que nous appelons le « moment américain ». Celui-ci a démarré après la Première Guerre mondiale qui fut la matrice du monde actuel.
Commencé par un slogan, « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » de Wilson, ce moment américain se termine aujourd’hui en cette fin du premier quart du XXIe siècle, sous nos yeux. Non pas que les Etats-Unis seraient déclinants ou en déliquescence. Il n’en est rien. Les Etats-Unis restent puissants avec des marges d’action considérables. Mais les Etats-Unis, après avoir réussi à alimenter des « illusions collectives », dont celle de la « fin de l’histoire » d’un Fukuyama qui s’est perdu dans la défense de l’islamisme, ne sont plus en capacité de relancer pour le reste du monde un « paradigme », un modèle, voire de nouvelles « illusions collectives » dont les bienfaits théoriques, supposés, seraient étendus au reste du monde par la force du verbe, du Soft Power, dans le cadre d’un nouvel ordre mondial inventé par et pour les Etats-Unis et régenté par eux.
L’ordre qu’ils avaient contribué à installer, au moins dans la période post-Guerre froide, s’est retourné contre le modèle dont ils nous ont assuré qu’il était au bénéfice de tous et qu’il allait prodiguer la paix, la sécurité, le respect du droit des gens et la souveraineté des États, libre-échange et démocratie. Le paradigme américain est arrivé à sa limite finale. Nul besoin d’être versé dans les arcanes de la diplomatie pour le voir. L’actualité tragique de ces derniers jours nous le souligne.
Symptomatique de cette usure devant nos yeux, est le naufrage en direct des grandes universités américaines, dont la prestigieuse Harvard, gangrénée par le « wokisme » au point que l’ex-Président Obama s’est cru obligé de défendre la présidente de cette université engluée dans l’indéfendable au point de s’armer d’arguties du droit quand une simple analyse morale des choses aurait dû suffire. A travers cet exemple on mesure que l’universalisme américain est arrivé au bout de son chemin. Au nom de ce même universalisme de « la côte est », des pays comme la Tunisie ont été démolis et livrés à l’axe qataro-frériste, islamiste et terroriste.
Malcolm X, qui n’a jamais été notre référence avait dit à l’occasion d’une tragique circonstance : « Les poules finissent toujours par rentrer au poulailler » pour dire que parfois le stratagème posé aux autres peut se retourner contre son auteur. Voilà que cet universalisme construit par la reconnaissance et le financement occulte de segments minoritaires (y compris dans les pays occidentaux), fondé sur la négation des spécificités des États – voire leur destruction – et des sociétés – cibles de leur ingérence – s’est retourné contre le paradigme américain du monde vieux de cent cinq ans.
La fin de ce moment n’atteint pas que le volet transformationnel des États les plus faibles, dont la Tunisie, par exemple, cible et laboratoire d’abord de l’islamisme sous protectorat washingtonien et plus récemment du wokisme et de l’afrocentrisme encouragé par des lobbies américains. L’usure du paradigme atteint les relations avec les grandes puissances, les rivaux comme les alliés des Etats-Unis.
Ainsi en est-il des relations sino-américaines. Les administration Trump puis Biden se sont retournées contre le système des échanges que leurs prédécesseurs avaient mis en place, depuis la fondation de l’OMC jusqu’à l’intégration de la Chine lors du Doha Round en décembre 2001. L’apparition d’un challenger dans la mondialisation occidentale centrée sur les Etats-Unis a très vite amené les Américains à vouloir réviser les contours du modèle qu’ils défendaient fermement et auquel ils ont converti amis et vassaux. Dans une récente déclaration, une grande responsable de la FED a dit ceci : « La mondialisation économique se doit être réservée à ceux qui partagent les mêmes valeurs » ; sous-entendu : les mêmes valeurs politiques.
A l’aune de ce qui avait été affirmé durant les années 1990, et même après le 11 septembre 2001, c’est un aveu de l’échec du modèle que les Etats-Unis avaient imposé au reste du monde et notamment à l’Europe occidentale, laquelle s’est « dépouillée » économiquement et industriellement au profit de la Chine promue usine du monde, afin d’asseoir le leadership américain sur la globalisation des années 1990 à 2000.
Les États-Unis ont récemment déclaré que les « nationalismes » seraient la principale menace contre l’ordre du monde. Or, nous pouvons dire que l’aiguillon du retour des nationalismes dans le monde sont justement les méfaits de la globalisation et son corollaire, l’interventionnisme politique et économique. Certes la pauvreté a reculé dans certains pays (en Chine et relativement en Inde) du fait de la globalisation et de l’accélération des échanges commerciaux. Mais il s’agit plus d’un transfert de richesses et de capacités de production qu’une extension homogène des bienfaits de la globalisation.
Ainsi, si on prend à titre d’exemple, le cas des pays de l’Afrique du Nord de la fin des années 1990, et spécifiquement le cas de la Tunisie – notamment ses capacités de production, liées aux relations d’association avec l’Union Européenne –, une grande partie de ces capacités vont se déliter en raison d’une globalisation et d’un transfert des demandes de produits à faibles teneurs technologiques au profit de la Chine. De fait, plus la globalisation « avalait » la Chine sous le prétexte que l’intégration économique changerait à terme le régime politique, plus les pays les fragiles voyaient leur économie se déliter. Ce n’est pas un hasard si la Tunisie ou l’Égypte entrent en crise économique et industrielle, à peine quatre ou cinq ans après l’entrée de la Chine dans l’OMC sous bénédiction occidentale et spécialement américaine. Paradoxalement, non seulement l’entrée de la Chine dans l’OMC a conforté son régime politique, elle en a fait un des challengers des Etats-Unis, mais en même temps, cela a affaibli les pays occidentaux alliés des Etats-Unis (Union européenne) et les périphéries qui étaient liées à l’espace européen par le jeu des systèmes de production.
L’usure a atteint aussi l’alliance occidentale. Les relations au sein de cette alliance, supposées homogènes et égalitaires en apparence, ont toujours été inégalitaires. Les griefs des Européens sur le plan économique contre l’administration Biden sont inédits, même s’ils sont atténués par la guerre contre la Russie et l’aide à l’Ukraine, mais on sait à terme, que les intérêts américains et européens seront divergents. Au sein même de l’Union européenne, il existe des fissures entre le cercle des fervents atlantistes, – notamment ceux de l’Est, comme la Pologne ou l’Allemagne dans une moindre mesure –et les autres, situés plus loin de la ligne de fracture que forme le front russo-ukrainien.
Plus craints qu’aimés, les États-Unis, après avoir poussé la France et les autres pays européens hors de leurs anciennes zones d’influence, notamment en Afrique (Afrique du Nord et Afrique subsaharienne), ne sont ni en capacité, ni en volonté de les remplacer. On voit apparaitre ici et là des situations qui nous rappellent étrangement la fin de l’Indochine française. Après avoir poussé dehors les alliés, dans l’incapacité de gagner le défi d’une opposition globale sur les lignes de fracture, les Américains finiront, comme au Vietnam, par abandonner ces pays. Venus y contrer Chine et Russie, ils y laisseront des régimes oblitérés et des pays en déliquescence. Le Niger, la République centrafricaine (RCA) récemment investis pour expulser Wagner et la Russie vont figurer dans la liste des marges géopolitiques ou dans les « friches » de l’interventionnisme démocratique… ou pas. La gestion des pays dits des « printemps » comme l’Irak le démontre amplement. Tous connaissent une descente aux enfers quand ils n’ont pas déjà rejoint la cohorte des zones grises.
Entre un moment finissant et un autre dont les contours sont nébuleux, prendront place toutes les mauvaises aventures. Pour l’heure, découplages, déconnexions et nationalismes semblent tenir lieu de contours possibles d’un monde forcément problématique.