L’armée yéménite entre tribalisme et confessionnalisme
Dr Abderrahmane MEKKAOUI (Maroc)
Dr Abderrahmane Mekkaoui (Maroc)
Professeur à l’université Hassan II de Casablanca
et professeur-associé à l’université de Bourgogne (Dijon).
Spécialiste des questions sécuritaires et militaires.
L’évolution du Yémen, après sa réunification, ne semble pas se faire loin des pressions tribales et confessionnelles. Cette lame de fond spécifique se retrouve jusqu’aux divers bataillons de l’armée, sans doctrine moderne. La guerre civile et l’offensive militaire de Ryad n’ont fait que renforcer davantage une telle singularité, rendant cauchemardesque la vie au sein de la Felix Arabia.
S’il y a une armée arabe qui a une longue histoire derrière elle, c’est bien celle du Yémen. Voilà une armée qui a été créée en 1919, au lendemain du Premier conflit mondial. A l’époque, le Yémen était sous la coupe du royaume moutawakkilite[1]. La partie septentrionale de ce pays arabe était soumise nominalement à l’Empire ottoman jusqu’en 1918. L’imam des Zaydites[2], Yahia Mohamed Hamid, était le commandant en chef de cette armée embryonnaire composée des grandes tribus. En signant des traités de défense avec l’Italie, le Yémen a pu maintenir ses frontières sauves malgré une défaite militaire contre l’Arabie saoudite. En 1948, Ahmed, fils de l’imam assassiné, devenu roi, a pactisé avec le bloc soviétique. Les juifs yéménites ont joué un grand rôle dans la formation et l’armement des troupes équipées en matériel acquis aussi bien auprès de Moscou que de ses satellites. Ce royaume yezidite recrutait parmi les chiites houthis et chaque tribu avait son propre bataillon dont le chef était nommé par l’imam lui-même. Une telle situation rappelle, à bien des égards, celle qui avait prévalu dans le royaume chérifien lors des XVIIIe et XIXe siècles avec ses terres Makhzen et ses terres Siba. La monarchie chiite (imamat) devait disparaître en 1962, date qui marque le début de la guerre civile entre républicains d’un côté et monarchistes de l’autre. Le coup d’Etat militaire du 27 septembre 1962 – qui donnera le nom de République arabe du Yémen – a été mené par des officiers sunnites soutenus par les forces armées égyptiennes fortes de 70 000 hommes (dont 26 000 trouvèrent la mort dans les opérations). La guerre civile qui a duré jusqu’en 1972 a opposé, par délégation, l’Egypte nassérienne à l’Arabie saoudite. Elle prendra fin avec la reconnaissance de la République arabe du Yémen en 1970 par les puissances occidentales.
Pour ce qui est de la partie méridionale du Yémen, elle correspondait à l’ancienne colonie britannique établie autour du port stratégique d’Aden. Le départ des Anglais allait donner naissance à un nouvel Etat indépendant appelé République populaire du Yémen du Sud qui prêta allégeance à l’Union Soviétique. C’est sur le modèle soviétique que l’armée de ce nouvel Etat allait être formée, au même titre qu’un très efficace service de renseignement formé par les officiers du KGB. Malgré le caractère marxiste du régime en place, le pays allait s’enfoncer dans la pauvreté, poussant les commerçants à s’exiler à Oman et dans le nord de l’Arabie. Mais les structures tribales restées en place et la doctrine militaire de cette armée, idéologisée de force, n’ont pas brisé les liens de sujétion aux chefs des tribus puissamment armées.
Devant cette situation catastrophique, les dirigeants marxistes menés par Ali Salem Albid allaient opérer un tournant décisif dans l’évolution de l’histoire du Yémen du Sud, proclamant la réunification en 1990. Celle-ci amena l’armée du Nord à investir le Sud et à phagocyter les bataillons marxisés sur la base des ramifications tribales et non plus sur une quelconque doctrine nationale.
Lorsque le 2 août 1990 l’Irak investissait le Koweït, le Yémen réunifié, très dépendant du commerce et de l’aide irakienne, exprimait une opinion favorable à Saddam Hussein. Rien de plus normal puisque l’Irak équipait l’armée yéménite composée de 70 bataillons forts de 401 000 hommes (sans compter les réservistes au nombre de 450 000). Mais le pays recevait aussi beaucoup d’aide de l’Arabie saoudite pour contrer les desseins du Baath irakien. Ainsi le Yémen sera le seul pays arabe à voter contre l’envoi des troupes arabes, au sein de la coalition internationale, pour protéger l’Arabie saoudite face à l’Irak, attitude exprimée aussi au sein du Conseil de sécurité de l’ONU. La position de Sanaa allait pousser Riyad à expulser un demi-million de yéménites, ce qui favorisa ainsi l’explosion de la deuxième guerre civile, le 7 juillet 1994. Le Yémen du Sud a alors tenté vainement de faire sécession mais n’est parvenu qu’à exacerber davantage les passions. Cette situation allait conduire à la démobilisation de l’armée du Sud Yémen et, plus grave, à déposséder la population de ses biens.
L’armée yéménite n’a jamais cessé d’être tribale et confessionnelle : 21 bataillons constituent la Garde républicaine et 5 autres forment les forces spéciales et la Sécurité centrale. Tous ces bataillons ont une seule mission : la protection du régime du président déchu Ali Abdallah Saleh. Les 2 milliards de dollars de budget annuel (pour 50% en provenance d’Arabie saoudite) étaient consacrés aux fournisseurs traditionnels : Russie, Chine, Corée du Nord, Bulgarie.
Depuis 1962, cette armée a connu six guerres contre les chiites d’Ansar Allah, dépendant d’Al-Houti, qui ont réussi à décimer le 1er bataillon d’infanterie, fer de lance de l’armée régulière yéménite. Le « Printemps arabe » a fait éclater l’armée en plusieurs entités d’obédiences diverses. La garde républicaine est restée fidèle au Président déchu, la seule bien formée et dotée d’armes sophistiquées (dont des missiles balistiques, des avions de combat et des frégates). Quant au reste des troupes régulières, elles ont fini par se fondre dans le magma tribal. Les manifestations de Sanaa et Taaz, paraissant pacifiques, étaient en réalité autant de démonstration de force entre loyalistes et rebelles. Pas moins de 40 millions d’armes sont entre les mains de la population. Déjà pauvre, la contestation populaire de 2011 allait coûter très cher à ce pays hautement stratégique : 2 000 morts, 25 000 blessés. Cette révolution s’inscrit dans un contexte international dans lequel les Frères Musulmans et Al-Qaida s’engouffrèrent. Malgré les dizaines de millions d’armes en circulation dans le pays et la violente répression qui y sévit, un des mots d’ordre était le pacifisme, AK 47 en mains.
L’affrontement entre les diverses fractions de l’armée était inévitable. Devant le chaos, les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG), soutenus par les Occidentaux, ont dicté une solution de sortie de crise qui a été rejetée par la Garde républicaine, commandée par Ahmed Abdallah Saleh, fils du Président déchu, et par les miliciens houthis. Ces derniers ont profité de l’aide iranienne pour s’emparer du pouvoir et retourner au système de l’imamat moutawakkilite. L’insurrection des Houthis est l’une des facettes de la troisièmeme guerre que le Yémen a connue et dans laquelle de puissants acteurs régionaux croisent le fer. Les conséquences stratégiques de l’échec saoudien au Yémen et le retour des chiites sur la scène montrent l’importance géostratégique de ce pays et la confrontation entre le chiisme et le sunnisme dans tout le Moyen-Orient. L’alliance entre Ahmed Abdallah Saleh et Abdelmalek Al-Houthi, considérée comme une déclaration de guerre contre Riyad, a forcé l’Arabie saoudite à mobiliser une coalition arabe pour riposter. Un quatrième cycle de la meurtrière guerre yéménite pointe à l’horizon. Abdelmalek Al-Houthi, jeune chef de guerre des milices qui dominent la scène deviendra-t-il un jour l’homme fort du Yémen ? La doctrine de cette milice, relayée par la propagande iranienne et irakienne, revendique son identité Yézidite (un tiers de la population) au grand dam des Chaffiites, les sunnites majoritaires. Quant à l’Arabie, puissance régionale dont l’ingérence a marqué l’histoire du Yémen, les Al-Saoud jouent un rôle plus complexe qu’il n’y paraît. Réussiront-ils à tirer leur épingle du jeu du bourbier yéménite et à moindre frais ?
L’opération Tempête de fermeté a atteint apparemment plus de 70% de ses objectifs en détruisant les armes qui menaçaient l’Arabie saoudite, surtout les missiles balistiques (Scud AS 200), outre les vecteurs fournis par l’Iran à Ansar Allah. Mais l’autre camp nie d’une manière absolue ces destructions assurant que son arsenal est toujours intact, enfoui qu’il est dans les grottes des montagnes du Yémen. Les 21 bataillons de la garde républicaine n’ont pas été décimés en totalité, comme le prétend la coalition. En tout cas, les objectifs politiques tels que définis par Ryad n’ont pas été réalisés, à savoir : le retour du président Mansour Hadi au pouvoir, la remise des armes lourdes, la libération des institutions de la république et l’engagement de s’asseoir à la table de dialogue supervisée par les pays du CCG. Les grandes tribus sunnites Chaffiites, les Hached et la Baakils, sont restées dans l’expectative malgré les promesses et menaces saoudiennes. Les Houthis et les fidèles de l’ex-Président s’attendent à une opération terrestre pour combler le déséquilibre des opérations et continuent à occuper les grandes provinces telles Aden, Taaz, Sanaa, Abien et Cheboua, sans oublier celle d’Al-Houdeida, sur la mer Rouge. Les désistements pakistanais et turc ont dissuadé, jusqu’à aujourd’hui, la coalition de toute invasion terrestre, estimée comme une aventure coûteuse à cause du terrain. Mais l’opération reste toujours sur la table et paraît inévitable car les escarmouches sont quotidiennes le long de la frontière, particulièrement à Najrane et Jezine. Quant au rôle de l’Iran, il se limite aujourd’hui à alimenter la rébellion houthie en armes par voie maritime.
En conclusion, l’histoire du Yémen reste jalonnée de conflits depuis l’Antiquité. La solution politique reste la seule issue pour un conflit qui profite à Daech et Al-Qaida, côté sunnite, et aux bataillons chiites iraniens Al-Qods et d’Abou Fadl Al-Abbas, légion internationale chiite[3]. Si la guerre par délégation déclenchée au Yémen a démarré, sa fin ne semble pas pour demain.
- [1] Le royaume mutawakalite était un Etat chiite conduit par un Imam pratiquant le Yazidiya.
- [2] Le zaïdisme est une branche du chiisme dont les adeptes reconnaissent Zayd Ibn Ali ibn Abi-Talib (gendre du prophète Mahomet) comme cinquième et dernier Imam. Les Zaïdites se trouvent de nos jours que dans le nord du Yémen (les Houtis ou Ansar Allah). Leur capitale est Sa’dah, située sur la frontière yémeno-saoudienne. Le chiisme compte plus de 60 branches dont le zaïdisme. Les Zaïdites seront récupérés par les Iraniens à partir de 2011(« printemps arabe ») malgré leurs différences dogmatiques et religieuses.
- [3] Abou Fadl Al-Abbas est le nom de la brigade chiite internationale. Créée par les officiers iraniens, notamment le général Kassem Soulaïmani, elle est présente en Irak (Hachd Chaabi), en Syrie (supplétive des Alaouites), en Iran (brigade Al Kodss), en Afghanistan (les Hazaras), au Liban (Hizb Allah) et au Yémen (Ansar Al Allah Al-Houtis).
La brigade internationale Abou Fadl Al-Abbas porte le nom de Fadl Ibn Abbas ibn Ali gendre du prophète Mahomet. Fadl Al-Abbas et son père périrent eux aussi à Karbala (ville chiite sacrée en Irak) en martyrs.