In Amenas : quelles conséquences pour la sureté des groupes pétroliers au Sahel ?
Arthur MESSEMACKERS
Analyste sur l’Afrique de l’Ouest dans une société française de sécurité privée
La prise d’otages sur le site gazier de Tiguentourine, près de la localité d’In Amenas (sud-est de l’Algérie), est un incident sécuritaire majeur pour les compagnies pétrolières présentes au Sahel et en Afrique de l’Ouest. Alors que les réserves prouvées en hydrocarbures ne cessent de s’accroître dans la région – qualifiée en 2011 « de nouvel Eldorado » par le directeur Afrique du Nord de Total [1] – Cette prise d’otages rappelle la menace sérieuse qui pèse sur les industriels du secteur présents dans la zone.
Les premières conséquences de l’opération terroriste pour les compagnies et leurs sous-traitants se sont très rapidement manifestées. Au lendemain de l’attaque et alors que les militaires algériens tentaient de libérer le site gazier, des compagnies pétrolières étrangères commencent à rapatrier leurs personnels non essentiels présents en Algérie. Ainsi, la britannique British Petroleum (BP), la norvégienne Statoil et l’espagnole CEPSA annoncent officiellement, le 17 janvier, l’évacuation d’une grande partie de leurs équipes locales par mesure préventive de sécurité [2]. La veille, le groupe pétrolier italien ENI publie un communiqué pour annoncer la restitution au gouvernement malien d’une importante concession au nord du pays, dans le bassin de Taoudenni près de la frontière algérienne [3].
La situation est telle que, quelques jours après l’incident d’In Amenas, deux nouvelles attaques contre des intérêts énergétiques en Algérie sont signalées. C’est d’abord la plateforme gazière de Hassi Moumène, près d’In Salah (environ 1200 km au sud d’Alger), qui est touchée : un groupe d’hommes armés parvient à voler des véhicules 4×4 des compagnies pétrolières qui exploitent le gisement [4]. Aucune victime n’est à déplorer mais le site est forcé de stopper sa production après le départ de 250 expatriés qui quittent alors le pays. Quelques jours plus tard, le 27 janvier au soir, des gardes algériens chargés d’assurer la protection d’un pipeline près de la ville de Djebahia (environ 80 km au sud-est d’Alger) sont attaqués par un groupe lourdement armé [5]. Au moins deux gardes sont tués et sept autres blessés, dans une zone traditionnellement investie par les derniers maquis d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) présents dans le nord de l’Algérie. Face à cet accroissement de l’insécurité, le PDG de la Sonatrach (compagnie nationale algérienne) annonce, le 29 janvier, que son groupe va renforcer les mesures de protection des sites pétroliers et gaziers en Algérie, en collaboration avec les services de sécurité du pays [6].
La prise d’otages d’In Amenas, inédite dans l’histoire du terrorisme mais également dans celle de l’industrie pétrolière, soulève toute une série de questions. Est-ce que la sécurité des sites énergétiques en Algérie et dans le reste de la région est bien assurée ? D’autres opérations terroristes sont-elles à prévoir contre les infrastructures pétrolières au Sahel ? Enfin, de nouvelles mesures doivent-elles être prises par les compagnies face à l’augmentation d’une menace terroriste régionale, dont on commence seulement à mesurer l’ampleur et les capacités ?
Avant d’apporter des éléments de réponse à ces questions, il est indispensable de comprendre pourquoi les islamistes ont attaqué un site gazier au sud-est de l’Algérie. Car si la prise d’otages d’In Amenas a surpris l’ensemble de la communauté internationale, le choix du site par les terroristes n’est en rien le fruit du hasard. En réalité, cette opération audacieuse est la concrétisation d’un objectif historique de la mouvance d’Al-Qaïda, qui cherche depuis les origines de sa création à frapper les intérêts pétroliers à travers le monde.
L’industrie pétrolière, une cible historique du terrorisme islamique
Dans le djihad international lancé par les fondateurs d’Al-Qaïda au début des années 1990 contre les Etats-Unis et leurs alliés (Israël, les pays du Golfe, l’Europe), les cibles pétrolières constituent un objectif primordial. En effet, les compagnies pétrolières (étrangères ou nationales) constituent à la fois un objectif symbolique pour les djihadistes qui luttent contre « l’impérialisme » occidental, mais également une cible vulnérable, à la portée des groupuscules implantés dans les pays producteurs (Moyen-Orient, péninsule arabique, Maghreb, Afrique de l’Ouest).
Lorsqu’ils s’attaquent à des installations des groupes pétroliers, les islamistes cherchent à entraver les sources d’approvisionnement en hydrocarbures (destruction de pipeline, arrêt de la production d’un site, attaque d’une route commerciale) et provoquer ainsi un sentiment de panique sur les marchés financiers, qui anticipent une baisse conjoncturelle de la production. Dans les faits cependant, aucune attaque terroriste – pas même celle d’In Amenas – n’a engendré de mouvement spéculatif significatif sur le cours du baril, qui reste beaucoup plus sensible à l’évolution de la demande chinoise qu’aux opérations ponctuelles de groupes djihadistes contre des sites de production.
Cependant, les précédents en matière d’attaque terroriste contre des intérêts pétroliers (salariés, usines d’extraction, pipelines) sont nombreux, en particulier au Moyen-Orient d’où provient la plus grande part de la production mondiale d’hydrocarbures. Constatant que l’intervention des Etats-Unis en Irak en 1990 était principalement motivée par la protection des champs pétroliers koweitiens et la sauvegarde de la stabilité d’une région stratégique, les idéologues du djihad international ont rapidement compris que le pétrole était une cible de choix dans la lutte contre l’Occident.
Certaines opérations terroristes emblématiques ont ainsi marqué l’industrie pétrolière au cours de la décennie passée : en février 2002, une embarcation remplie d’explosifs est lancée sur le tanker français MV Limburg au large du Yémen, tuant un membre d’équipage et déversant l’équivalent de 90 000 barils de pétrole en mer. L’opération est revendiquée par Al-Qaïda, dont le chef Oussama ben Laden lance un appel le 16 décembre 2004 pour encourager les partisans de son organisation à « concentrer les opérations sur le pétrole, en particulier en Irak et dans le Golfe » [7]. Il justifie cette nouvelle forme de djihad en expliquant que les Etats-Unis exploitent les ressources énergétiques des pays arabes à un prix dérisoire, avec la complicité de la famille royale d’Arabie saoudite : « [les Américains] s’emparent du pétrole, dont les prix ont chuté plusieurs fois […]. Alors déployez des efforts pour les empêcher de s’en emparer [8] » . Deux ans plus tard, et alors que les attaques contre les installations pétrolières se multiplient en Irak, Al-Qaïda tente un attentat audacieux en Arabie saoudite : faire exploser un véhicule piégé dans la raffinerie d’Abqaiq, l’une des plus importantes du pays. L’objectif est de s’attaquer au centre névralgique du géant pétrolier saoudien, depuis longtemps ciblé par Al-Qaïda pour ses liens militaires et économiques privilégiés avec les Etats-Unis. Neutralisés par des gardes armés à l’entrée du site, les deux kamikazes à bord du véhicule aux couleurs de la Saoudi Aramco (compagnie nationale saoudienne) étaient sur le point de provoquer des dégâts matériels et écologiques considérables.
Mais le djihad contre le pétrole ne se limite pas au Moyen-Orient et, dès 2007, Al-Qaïda publie un communiqué pour encourager ses « moudjahidines » à s’en prendre aux intérêts énergétiques américains dans d’autres pays : « Les installations pétrolières dont bénéficient les Etats-Unis doivent être attaquées dans toutes les régions (du monde), et pas seulement au Moyen-Orient » [9]. Implicitement, l’Afrique du Nord et la région sahélienne sont aussi visées par l’organisation, qui bénéficie, à partir de 2006, de l’appui local d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Avant la création de ce groupe « franchisé », les islamistes du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) s’en étaient déjà pris aux installations pétrolières en Algérie. Dès 2003, la katiba de Mokhtar Belmokhtar – alors principal logisticien du GSPC et émir de la « 9e région », celle du Sahara – attaque et enlève des salariés de la Sonatrach, de Sonelgaz et d’ENTP, qui exploitent des hydrocarbures dans la région d’Hassi’r Mel (sud-algérien) [10]. Plusieurs dizaines de personnes seraient mortes au cours des attaques du groupe de Belmokhtar, qui enlevait ou égorgeait les travailleurs sur les routes reculées menant aux sites d’extraction.
Cependant, aucune de ces opérations terroristes n’est comparable à la prise d’otages d’In Amenas, qui reste un coup de force majeur des islamistes implantés au Sahel. Il convient à cet égard d’analyser cet événement afin d’en mesurer les conséquences pour la sûreté des groupes pétroliers présents dans la zone.
In Amenas, un électrochoc pour la sûreté des groupes pétroliers
Dans la nuit du 15 au 16 janvier 2013, entre 30 et 40 islamistes armés appartenant à la katiba Al Mouakaoun be dam (« Les signataires par le sang ») de Mokhtar Belmokhtar investissent le site gazier de Tiguentourine, situé à une quarantaine de kilomètres d’In Amenas (sud-est de l’Algérie). Le groupe ouvre d’abord le feu sur un convoi de salariés expatriés, dont l’escorte de sécurité parvient à repousser l’assaut. Les terroristes se dirigent ensuite vers la base-vie du site de production, où environ 600 travailleurs algériens et plus de 150 salariés étrangers sont présents. Après quelques échanges de tirs avec les gardes de sécurité, les terroristes prennent le contrôle de la base-vie, des salariés et de l’usine de production. Ils menacent de faire sauter le site gazier et de tuer les otages étrangers – les Algériens sont laissés libres même s’ils ne peuvent quitter le site – si leurs revendications ne sont pas satisfaites, à savoir la libération d’une centaine d’individus détenus en Algérie et de deux autres incarcérés aux Etats-Unis, ainsi que la cessation immédiate de l’intervention militaire française au Mali.
L’armée algérienne se déploie très rapidement autour du site et engage des pourparlers avec les ravisseurs, dirigé par Abderrahmane El Nigéri [11], un des lieutenants de Belmokhtar. En réalité, le commando terroriste est déterminé à aller jusqu’à la mort dans cette opération, conscient que les autorités algériennes n’accepteront pas ses revendications. Le lendemain, les ravisseurs tentent une sortie de force avec plusieurs otages à bord de trois 4×4, mais les hélicoptères algériens réagissent et détruisent la colonne, tuant une grande partie des occupants (otages et terroristes). Le 20 janvier au matin, après quatre jours de « siège », les forces spéciales algériennes lancent l’assaut final sur l’usine de Tinguentourine. Le bilan de la prise d’otages est lourd : environ 37 otages et 29 terroristes ont été tués. Plusieurs centaines de salariés ont été libérés, dont 107 étrangers. 5 salariés et 3 terroristes n’ont cependant pas été retrouvés, ce qui pourrait laisser penser qu’une petite partie des otages est désormais aux mains de groupes islamistes ou criminels présents dans la région.
Jamais un groupe terroriste n’était parvenu à mener une opération d’une telle envergure contre les infrastructures pétrolières et gazières du Sud-algérien, véritable poumon économique du pays (40 à 45% du PIB est généré par les exportations d’hydrocarbures [12]). Durant les années 1990, les terroristes des Groupes islamiques armés (GIA), puis du GSPC, s’en prenaient régulièrement à des pipelines, mais aucune attaque contre un site de production comme celui de Tiguentourine n’avait pu être réalisée.
Comment une telle opération a-t-elle pu être menée contre un site gazier en Algérie, pays rompu à la lutte antiterroriste et qui avait renforcé sa présence militaire dans le sud depuis le déclenchement du conflit malien ?
D’après les éléments de l’enquête révélés par les autorités algériennes, les terroristes auraient bénéficié d’importantes complicités à l’extérieur et à l’intérieur du site gazier de Tinguentourine. Plusieurs jours (voire semaines) avant l’attaque, des salariés travaillant sur l’usine d’extraction auraient « préparé le terrain dans la durée » [13] : des armes auraient été cachées et des renseignements opérationnels livrés aux terroristes par des sources sur place. Parti du Nord-Mali, le commando islamiste aurait également reçu une aide logistique (des véhicules, peut-être des armes) en Libye, à une soixantaine de kilomètres d’In Amenas. Si elles se révèlent vraies, ces informations confirment que le dispositif de sécurité du site gazier présentait des failles, largement connues et exploitées par les terroristes. Bien qu’il soit facile de déplorer les éventuels manquements une fois la crise terminée, les responsabilités sont à priori partagées entre les autorités algériennes et les prestataires de sécurité privés sur le terrain. Les premiers ont failli dans leur mission de sécurisation des frontières et des sites stratégiques du pays. Les deuxièmes ont certainement sous-estimé les répercussions de la crise malienne sur la situation sécuritaire régionale et n’ont pas détecté la présence de complices des terroristes au sein des équipes dont ils avaient la charge.
En plus de l’impact médiatique pour le terroriste Mokhtar Belmokhtar et son groupe, cette prise d’otage est avant tout un message terrible envoyé au reste du monde : les intérêts énergétiques au Sahel sont menacés, y compris dans les zones de prospection jusqu’ici considérées comme sûres. En effet, la région recèle des réserves en hydrocarbures importantes et les contrats d’exploration/production se multiplient dans les pays de la zone. Outre les ressources déjà exploitées en Algérie et en Libye, la plus grande partie des réserves prouvées ont été découvertes dans le bassin de Taoudenni, partagé entre la Mauritanie, l’Algérie et le Mali. D’autres ressources importantes auraient également été localisées dans le Graben de Gao et le bassin de Nara (Mali), mais également dans celui du Tamesna et des Lullemeden au Niger [14]. Malgré la faible présence des compagnies pétrolières sur ces bassins – seules l’italienne ENI et l’algérienne Sonatrach (via sa filiale internationale Sipex) ont effectué les premiers forages en 2006 sur le bassin de Taoudenni au Mali – les projets industriels se multiplient. L’un des plus ambitieux a été baptisé le Trans-Saharian Gas Pipeline (TSGP, gazoduc transsaharien) et doit permettre d’ici 2018 d’acheminer le gaz nigérian directement au sud de l’Europe, en passant par l’Algérie et le Niger [15]. Long de plus de 4000 km, ce pipeline traverserait des zones aujourd’hui sous influence des groupes terroristes et criminels sahéliens. Malgré l’enthousiasme affiché par le gouvernement nigérian, qui a décidé d’investir 400 millions de dollars dans le projet en 2013 [16], le gazoduc transsaharien pourrait être retardé et son coût final sensiblement augmenté du fait de l’insécurité au Sahel.
L’état de la menace terroriste régionale et les risques pour les compagnies pétrolières
Quatre groupes terroristes représentent aujourd’hui une menace directe pour les compagnies pétrolières présentes au Sahel et en Afrique de l’Ouest : Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), la secte islamiste nigériane Boko Haram et sa branche dissidente Ansaru. Tous ont d’ailleurs spécifiquement menacé les intérêts occidentaux dans la région, en particulier les infrastructures énergétiques et les salariés des compagnies pétrolières qui, comme on l’a vu précédemment, sont les cibles privilégiées des terroristes. Nous n’incluons pas les Touaregs islamistes d’Ansar Dine dans cette liste, non parce qu’ils ne représentent pas de menace spécifique, mais parce que leur lutte est avant tout liée à des revendications territoriales au Nord-Mali et qu’une majorité d’entre eux a choisi l’idéologie salafiste par pur opportunisme.
Le champ d’action de ces groupes terroristes est variable, mais l’attaque d’In Amenas a montré que malgré les opérations militaires au Mali et le renforcement des dispositifs de sécurité dans les pays voisins, les islamistes sont toujours capables de frapper vite et loin, là où on ne les attend pas. Ils créent ainsi un sentiment de vulnérabilité chez leurs adversaires qui ne parviennent pas à anticiper leurs mouvements dans les vastes étendues désertiques du Sahara. Par ailleurs, les liens entretenus entre ces différents groupes islamistes et les bandes criminelles des pays de la région rendent la menace terroriste diffuse et étendue. Ainsi, des rapts de travailleurs étrangers peuvent être « sous-traités » à des criminels dans des zones reculées, comme par exemple les champs pétroliers à l’ouest de la Mauritanie où le groupe français Total exploite plusieurs concessions offshore et onshore.
Au Nigéria, premier producteur de pétrole en Afrique, la menace terroriste s’est sensiblement accrue depuis le début de l’intervention française au Mali, à laquelle les autorités d’Abuja apportent un soutien politique et militaire. Ainsi, après avoir reçu des menaces directes de groupes terroristes nigérians, les autorités françaises ont conseillé le 28 janvier 2013 à leurs ressortissants présents au Nigéria de quitter le nord pour rejoindre les villes de Lagos et de Port Harcourt (sud), moins exposées aux opérations des islamistes radicaux de Boko Haram. Quelques jours avant, le PDG de Total annonçait publiquement le rapatriement des expatriés du groupe de la capitale Abuja, ville considérée comme « la plus à risque » [17], vers les Etats pétrolifères du sud. Bien que touchées par une insécurité d’origine criminelle, les régions du sud étaient jusqu’à présent hors de portée de la secte islamiste Boko Haram et de sa branche dissidente Ansaru, historiquement implantées dans les Etats du nord. Cependant, l’intervention militaire française contre les groupes islamistes du Nord-Mali – avec lesquels Boko Haram entretient des liens idéologiques et probablement opérationnels – fait peser le risque d’une extension de la menace terroriste vers les Etats du sud, là où les intérêts pétroliers occidentaux se concentrent. A cet égard, les islamistes nigérians pourraient tenter de « sous-traiter » leurs opérations terroristes (enlèvements, attentats) à des groupes criminels implantés au sud, tels que le MEND ( Movement for the Emancipation of the Niger Delta ) ou l’OPC ( Oodua Peoples Congress ) [18]. Bien qu’aucune information tangible ne permette aujourd’hui d’affirmer que de tels relais opérationnels existent entre le nord et le sud du pays, la menace doit être prise en compte par les compagnies pétrolières présentes au Nigéria.
D’autres pays ouest-africains sont également touchés par la mouvance islamiste sahélienne, qui tente par tous les moyens de mettre en place des cellules plus ou moins autonomes à travers la sous-région. C’est le cas notamment du Bénin, du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire, de la Guinée-Conakry et du Sénégal, tous menacés par AQMI et le MUJAO pour le soutien politique et militaire qu’ils apportent à l’intervention armée au Nord-Mali. En outre, la présence de cellules « dormantes » et de sympathisants de la mouvance islamiste sahélienne est connue au Sénégal, pays où la population est à 90% musulmane. Le risque d’incursion d’islamistes sur le territoire sénégalais serait d’ailleurs plus élevé au nord, à la frontière mauritanienne (longue de plus de 800 km). En effet, des combattants djihadistes ainsi que des leaders idéologiques de la mouvance salafiste sont présents depuis plusieurs années en Mauritanie, où une grande partie de la classe politique et religieuse est fermement opposée à l’intervention française au Mali. L’arrestation, le 5 juillet 2012, dans la région de Matam (frontière mauritanienne, nord-est) d’une dizaine d’individus venus de Mauritanie et soupçonnés de terrorisme atteste de l’existence d’une menace sérieuse au Sénégal [19]. D’autre part, une cellule d’activistes liés à AQMI aurait été mise en place en juillet 2012 dans la ville de Pikine (région de Dakar, ouest), sous couvert d’ouverture d’un centre islamique légal [20]. Cette cellule aurait bénéficié du soutien idéologique, financier et logistique d’une organisation appelée Daarul Athaar, implantée en Gambie dans la ville de Serrekunda (ouest). Officiellement impliquée dans des activités caritatives légales, Daarul Athaar serait en réalité une cellule islamiste chargée de former et de soutenir les terroristes volontaires pour des opérations au Sénégal. A l’heure où d’importantes ressources pétrolières offshore ont été localisées dans ce pays, la présence de militants islamistes sur le territoire sénégalais est une menace sérieuse pour les compagnies étrangères qui y investiront.
Les intérêts pétroliers (salariés, usines de production, raffineries, pipelines, points de distribution, plateformes offshores, navires) de la Mauritanie au Tchad et de l’Algérie au Nigéria sont désormais exposés à une menace terroriste sérieuse. Le risque d’attaque armée, d’enlèvement ou d’attentat n’est plus restreint au Sahara mais s’étend progressivement en Afrique de l’Ouest, où d’importantes ressources en hydrocarbures sont déjà exploitées ou en passe de l’être. Ainsi, l’enlèvement le 19 février dernier d’une famille de sept français à la frontière nord entre le Cameroun et le Nigéria illustre ce phénomène d’extension de la menace, dans des pays jusqu’à présent épargné par le terrorisme islamiste. Face à cette situation, plusieurs compagnies ont d’ailleurs décidé d’ajourner leurs activités dans la zone, jugeant la menace trop importante pour leurs salariés. C’est le cas notamment de la britannique BP, qui a fait part officiellement le 28 janvier (peu après l’épisode d’In Amenas) de son hésitation à poursuivre son programme de forages en Libye, en dépit des mesures de sécurité prises par les autorités pour protéger les installations énergétiques dans le sud et l’est du pays. En effet, la Libye est désormais une base arrière des groupes islamo-criminels de la région, et le message d’alerte émis le 24 janvier par le Foreign Office britannique, sur une menace terroriste imminente contre les Occidentaux à Benghazi, illustre la détérioration de la situation dans le pays. En plus de ces retards engendrés par la crainte d’une nouvelle attaque, les compagnies pourraient être confrontées dans les mois à venir à une série de surcoûts liés à l’exploitation des hydrocarbures dans la région : augmentation des tarifs d’assurance et de réassurance des projets énergétiques, revalorisation des primes d’expatriation en zone à risque, amélioration des dispositifs de sécurité aux abords des sites pétroliers…
Cependant, malgré les risques encourus, les revenus générés par la production de gaz et de pétrole justifieront toujours les coûts supplémentaires liés à la sécurisation des infrastructures et des salariés. Il faut donc imaginer les meilleurs moyens pour parer la menace terroriste et assurer la protection des biens et des salariés des compagnies.
A cet égard, l’attaque d’In Amenas suscite un vif débat en Algérie, où la question de la sécurité des infrastructures énergétiques est un enjeu stratégique et une cause nationale. Ainsi, plusieurs responsables militaires algériens seraient favorables à ce que l’armée se charge seule de la protection des installations gazières et pétrolières, très exposées aux groupes islamistes de la région [21]. Cependant, depuis les années 1990, l’armée n’est autorisée qu’à se déployer dans un périmètre compris entre 10 et 30 km à l’extérieur des usines, afin d’éviter que d’éventuels affrontements à l’arme lourde n’endommagent gravement des installations sensibles. La protection des abords des sites a jusqu’à présent été confiée à des gendarmes algériens et des agents de sécurité privée, généralement équipés d’armes légères. L’attaque d’In Amenas a montré que ce type de dispositif ne pouvait rien contre un commando terroriste entraîné et lourdement armé. Dès lors, le renforcement de la présence militaire pour protéger les sites énergétiques de la région est certainement une mesure à prendre dans l’immédiat, mais elle ne suffira pas à empêcher un nouvel incident grave comme celui d’In Amenas. Pire, en cas de nouvelle attaque terroriste, des échanges de tirs nourris pourraient provoquer des dégâts considérables aux infrastructures pétrolières ou gazières dont dépend tant l’économie nationale.
Il faut donc associer aux moyens opérationnels des mesures d’anticipation de la menace et d’amélioration du dispositif de renseignement au sein même des usines de production. Face au risque d’infiltration de sympathisants islamistes dans les équipes de travail, il devient indispensable pour les groupes pétroliers de connaître et de surveiller les personnes qu’ils emploient. Une collaboration plus étroite doit être mise en place entre les administrations compétentes, les compagnies pétrolières et leurs prestataires privés de sécurité, qui doivent travailler ensemble sur l’anticipation de la menace terroriste et la détection des signaux faibles. Enfin, la fonction sûreté doit devenir partie intégrante de tous les projets pétroliers dans les pays du Sahel et d’Afrique de l’Ouest. Ceci passe notamment par un travail plus poussé de formation des salariés expatriés aux règles de sécurité, afin de limiter le risque d’enlèvement dans les pays touchés par la criminalité et le terrorisme. A terme, il en va de l’efficacité des moyens d’anticipation et de prévention d’opérations meurtrières comme celle d’In Amenas.
- [1] Elisabeth Studer, « Quand le pétrole et le Qatar s’invitent au Mali et au Sahel », www.leblogdelafinance.com , 10 juin 2012.
- [2] « Algérie: inquiétudes pour l’industrie pétrolière et gazière après l’attaque », AFP , 18 janvier 2013.
- [3] « Mali: ENI a rendu une licence d’exploration, mais pas quitté le pays », AFP , 16 janvier 2013.
- [4] « Un site gazier du sud de l’Algérie à l’arrêt, à cause du départ des étrangers », RFI , 28 janvier 2013.
- [5] « Algérie: deux gardes d’un gazoduc tués dans une attaque », AFP , 28 janvier 2013.
- [6] « Algérie : Sonatrach envisage de nouvelles mesures pour sécuriser les sites pétroliers », AFP , 29 janvier 2013.
- [7] « Ben Laden désigne la cible pétrolière », Le Nouvel Observateur , 22 décembre 2004.
- [8] Ibid .
- [9] « Al-Qaida menace les fournisseurs de pétrole des Etats-Unis », Le Figaro (avec AFP) , 14 février 2007.
- [10] Alain Rodier et Eric Denécé, « Mokhtar Belmokhtar et la katiba « Al Mouakaoun be dam » », Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) , note d’actualité n°298.
- [11] « Abderrahmane El Nigéri dirigeait la prise d’otages », Le Temps d’Algérie , 19 janvier 2013.
- [12] « Algérie: inquiétudes pour l’industrie pétrolière et gazière après l’attaque », AFP , 18 janvier 2013.
- [13] Lila Ghali, « In Amenas : « Les terroristes avaient entreposé des armes à l’intérieur du site gazier » », Algérie 1 , 24 janvier 2013.
- [14] Jean-Philippe Rémy et Benjamin Augé, « Au Mali, « le pétrole est pour le moment un mirage » », Le Monde , 4 avril 2012.
- [15] « Demain, le pipeline transsaharien », Jeune Afrique , 18 juin 2007.
- [16] Younès Djama, « Malgré la menace sécuritaire, le gazoduc transsaharien conserve son attrait », Maghreb Emergent , 23 janvier 2013.
- [17] « Des terroristes nigérians menacent la France », Le Point , 28 janvier 2013.
- [18] Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Boko Haram et le terrorisme islamiste au Nigéria : insurrection religieuse, contestation politique ou protestation sociale ? , Centre d’études et de recherches internationales (Sciences Po), Questions de recherche n°40, juin 2012, p. 14.
- [19] « Menaces terroristes au Sénégal Des imams et des étudiants interpellés à Matam », Rewmi Quotidien , 6 juillet 2012.
- [20] « Menace terroriste au Sénégal : Des salafistes auraient siégé à Pikine », Sene News Actu , 8 juillet 2012.
- [21] « Algérie : après In Amenas, le casse-tête sécuritaire », Jeune Afrique , 29 janvier 2013.