Guerre nucléaire : est-ce encore impensable ?
Michael BRENNER
L’impensable devient pensable : la guerre nucléaire.
Les provocations des États-Unis en sont la principale raison. Désespérant de rester la suprématie mondiale, nos élites des Affaires étrangères se sont lancées dans une aventure de plus en plus dangereuse. En se livrant à un mano a mano avec la Chine et la Russie, dans une vaine tentative de préserver sa position hégémonique contre les marées de l’histoire, l’Amérique se met en danger et met en danger le reste du monde.
Alors que les scénarios de conflit envisageant la perspective d’une guerre entre puissances nucléaires font fureur, une réflexion sérieuse s’impose. Voici une série de faits sur la question nucléaire qui méritent d’être pris en considération.
1. L’avènement de l’ère nucléaire a entraîné un changement fondamental dans notre façon de concevoir la guerre et la confrontation stratégique. À la fin des années 1960, la quasi-totalité des personnes réfléchies et responsables avaient fini par accepter deux préceptes clés qui se recoupaient.
a) La seule utilité des armes nucléaires est de dissuader une autre puissance dotée de moyens similaires – en tenant compte de considérations politiques aussi bien que strictement militaires.
b) Le calcul des risques dans les relations entre puissances nucléaires conduit à la conclusion qu’il faut exclure tout choix politique comportant ne serait-ce qu’une ou deux chance sur cent de conduire à l’explosion de bombes nucléaires, puisque la valeur négative de cette éventualité est infinie. Cette logique s’applique également à ce que l’on appelle les armes nucléaires tactiques (ANT), étant donné que leur utilisation à des fins de combat sur le champ de bataille ou à proximité comporte un risque élevé d’escalade. Inexorablement, le théâtre des opérations s’étendra jusqu’aux échelons arrière. Les centres de population ne seront pas épargnés. Il n’y a pas de point de rupture clair sur l’échelle de l’escalade[1]. Il est compréhensible qu’une extrême prudence ait été prise pour éviter d’être confronté à des choix à forts enjeux qui pourraient soulever cette option.
Ces dernières années, ces principes ont été implicitement modifiés par les responsables et les analystes américains n’ayant pas l’expérience de la gestion des relations délicates ayant existé entre les superpuissances pendant la Guerre froide, croyant qu’un nouveau jour stratégique se levait lorsqu’ils s’engageaient eux-mêmes dans les grandes questions internationales. Ils ont été par ailleurs enhardis par le triomphalisme qui a prévalu après 1991, leur faisant penser que les États-Unis dirigeaient le monde. La notion qu’ils ont des questions nucléaires est influencée par des objectifs géopolitiques globaux et dogmatiques, par l’approche agressive et proactive de la politique étrangère américaine à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Ils en sont venus à ignorer les dangers apocalyptiques intrinsèques aux armes nucléaires. Ils sont enclins à ignorer la sagesse acquise selon laquelle on ne joue pas lorsque des armes nucléaires sont potentiellement en jeu ; on ne bluffe pas ; on ne parie pas que l’autre partie bluffe ; on évite comme la peste de prendre ses désirs pour des réalités ; et on résiste assidûment aux illusions des mondes imaginaires qui sont des tentations faciles. Pourtant, aujourd’hui, aux États-Unis, des personnes influentes oublient ces principes et font tout le contraire.
2. Les liens de sécurité tissés entre la Russie et la Corée du Nord suscitent de vives critiques à Washington. Ils ont valu à Pyongyang une place dans la dernière liste des pays de l’Axe du mal : Russie, Chine, Irann Corée du Nord. C’est une belle aventure pour cet État isolé dans le nord-est de l’Asie. Il est d’ores et déjà considéré comme une menace immédiate pour les États-Unis en raison de l’expansion de ses capacités nucléaires et d’un antagonisme implacable. La sagesse populaire veut que l’étreinte militaire de Moscou et l’association renouvelée avec la Chine aggravent le danger auquel Washington est confronté et augmentent l’urgence de faire quelque chose à ce sujet.
Toutefois, à la réflexion, on peut soutenir de manière convaincante qu’une Corée du Nord qui sort de son isolement pour s’engager dans des échanges avec la Russie et la Chine est une évolution positive qu’il convient de saluer. Afin d’expliquer un tel jugement, contraire aux idées dominantes, il faut préciser ce que nous craignons exactement de la part de la Corée du Nord. Il est évident que la capacité de Pyongyang de frapper le continent américain avec des armes nucléaires constitue une menace existentielle. Mais comment et pourquoi cette menace latente pourrait-elle se concrétiser ? Le régime de Kim Jong-un est qualifié « d’État rouge sous l’emprise d’un tyran excentrique au comportement imprévisible ». De plus, l’homme serait paranoïaque. Ne pourrait-il pas interpréter les paroles ou les actes de Washington – peut-être en conjonction avec ceux émanant de Séoul – comme le signal d’une attaque planifiée par ses ennemis déclarés ? Par conséquent, ne devrions-nous pas nous inquiéter d’une décision irréfléchie de sa part de lancer ses missiles balistiques intercontinentaux ? Il est également possible que Kim devienne totalement déséquilibré et qu’il se déchaîne impétueusement dans un dernier cri suicidaire.
Dans l’un ou l’autre de ces scénarios, les chances que ses actions se produisent sont accrues par l’isolement extrême de la Corée du Nord – et de Kim – sur le plan politique et personnel. Il s’ensuit que plus il est engagé avec d’autres puissances et d’autres dirigeants, mieux c’est. En effet, ces derniers ont une prise plus sûre sur la réalité. Ils sont pleinement conscients des risques graves inhérents à toute confrontation avec les États-Unis. Ils peuvent faire la différence entre les menaces réelles et imaginaires qui pèsent sur la sécurité de la Corée du Nord. Ils peuvent potentiellement servir de modérateurs d’angoisse et de médiateurs entre Pyongyang et ses ennemis.
La coopération russo-coréenne dans le domaine nucléaire présente un autre avantage pratique. Les Russes apportent probablement des conseils techniques sur les mécanismes de commandement et de contrôle. Ces mécanismes, tels que les Permissive Action Links (PALS), jouent un rôle essentiel dans la réduction des risques d’activation accidentelle ou non autorisée des armes nucléaires. Tout le monde a intérêt à les sécuriser. C’est pourquoi les États-Unis ont aidé clandestinement la France à installer de tels mécanismes au début des années 1960 sur son arsenal nucléaire embryonnaire, alors même qu’ils se distançaient publiquement de leur développement.
La question de la coopération en matière de sécurité entre Moscou et Pyongyang doit être replacée dans un contexte stratégique plus large. La collaboration entre les quatre États membres de l’Axe du mal a été renforcée par la profonde hostilité des États-Unis à leur égard. Un apaisement des tensions croissantes entre Washington, d’une part, la Russie et la Chine, d’autre part, favoriserait une plus grande transparence et une meilleure compréhension mutuelle des plans nucléaires de toutes les parties. Cependant, tout conflit militaire augmenterait les risques d’escalade au niveau nucléaire ; dans ce cas, la Corée du Nord pourrait devenir le joker qui compliquerait le défi de la gestion de crise.
L’attitude américaine constante à l’égard de la Corée du Nord est qu’aucun accord n’est envisageable en raison de l’antipathie de Kim Jong-un. L’histoire récente ne confirme pas cette hypothèse. En effet, par le passé, deux accords provisoires ont été négociés : d’abord sous l’administration Clinton en 1994, puis sous l’administration Trump. Le premier s’est desagrégé principalement en raison de la lenteur de Washington à respecter ses engagements. Le second a été victime des machinations de l’« État profond » américain qui a torpillé cet accord nuancé élaboré lors de la rencontre entre Trump et Kim à Singapour en 2018,qui prévoyait une série de mesures réciproques à adopter par étapes. En l’espace de quelques semaines seulement, il a été rendu caduc par des déclarations américaines unilatérales selon lesquelles la Corée du Nord devait exécuter ses engagements avant que toute réciprocité américaine n’ait lieu. Le conseiller à la Sécurité nationale, John Bolton, et d’autres hauts fonctionnaires s’étaient farouchement opposés à l’accord paraphé par Donald Trump. Ils ont simplement imposé leur propre jugement à un président distrait et incapable.
3. Dans la mesure où nous prenons au sérieux les exigences techniques et psychologiques de la dissuasion, la logique nous dit que la stratégie la plus efficace pour dissuader est celle d’empêcher un événement que l’on ne veut absolument pas voir se produire en cas d’hostilités : un facteur déclenchant ou un engrenage vers l’apocalypse. C’est pourquoi le développement des missiles balistiques lancés par des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) a apporté une grande stabilité à la dissuasion.
La dissuasion repose sur deux éléments : la certitude des représailles et l’incertitude totale (par exemple, l’état d’esprit de l’adversaire). La certitude peut prendre la forme de facteur déclenchant : par exemple, des armes nucléaires tactiques déployées en Europe sur le champ de bataille qui, presque à coup sûr, dégénéreraient en échanges stratégiques intercontinentaux. La certitude peut prendre une autre forme : le « lancement sur alerte ». En d’autres termes, dès que des missiles en approche sont détectés – quel que soit leur nombre, quelle que soit leur trajectoire – les ICBM et les SLBM sont activés et lancés. Cela permet également d’éviter le risque qu’une frappe imminente ne « décapite » les dirigeants de l’État visé, le laissant paralysé pour réagir. Le fait de savoir que de telles dispositions sont en place devrait constituer l’ultime moyen de dissuasion contre une première frappe intentionnelle. Toutefois, en cas de lancement accidentel ou limité, les deux parties se suicideraient. Le gouvernement américain n’a jamais déclaré qu’il avait mis en place un tel dispositif établissant un lien direct entre le système d’alerte et le lancement de missiles balistiques intercontinentaux, mais il est régulièrement affirmé que ce dispositif existe depuis l’époque de Jimmy Carter.
Il existe une solution à cette énigme : parvenir à un abaissement du seuil nucléaire tout en conservant inchangés les plans d’urgence plus conservateurs et la disposition des forces. Telle semble être la tactique suivie par les Russes. Medvedev a mis en garde à plusieurs reprises contre le fait que la poursuite de l’implication de l’OTAN dans le conflit ukrainien pourrait facilement conduire à un recours aux armes nucléaires (ce que Poutine a réitéré plus discrètement), et des exercices militaires incorporant des armes nucléaires sont menés. Pourtant, rien n’indique que le Kremlin soit téméraire au point de se préparer à un recours relativement rapide aux armes nucléaires, compte tenu des scénarios probables.
Un État nucléaire « faible » peut-il dissuader un État nucléaire « fort » de lancer directement des attaques conventionnelles contre lui ? Nous ne disposons pas de beaucoup de données à ce sujet, d’autant plus qu’il n’existe aucun cas où l’État « fort » aurait tenté de le faire. Un Iran doté d’un arsenal nucléaire rudimentaire serait-il en mesure de dissuader une attaque américaine ou israélienne comme celle ayant eu lieu contre l’Irak en menaçant les concentrations de troupes et/ou les forces navales dans le golfe Persique ? Tout ce que l’on peut dire, c’est que la prudence sera renforcée. Exemple actuel : la perspective d’introduire des troupes de l’OTAN (américaines) en Ukraine sera-t-elle annulée par la crainte qu’en cas de succès, la conséquence pourrait être un accroissement du risque de voir la Russie recourir aux armes nucléaires ? Les États-Unis ou la Chine seraient-ils dissuadés de recourir à l’option nucléaire en cas de défaite lors d’une guerre conventionnelle autour de Taïwan ?
Ce qui différencie ces deux scénarios des crises de la Guerre froide, c’est que les parties sont en hostilité directe. Logiquement, cela devrait renforcer les forts instincts de prudence hérités du passé. Cependant, il existe aujourd’hui des soi-disant stratèges qui imaginent sérieusement des scénarios dans lesquels on joue avec des armes nucléaires. Bien entendu, la vérité incontournable est que toute guerre avec la Chine anéantira Taïwan. Le sort de quelques millions de Taïwanais n’a pas plus de poids dans l’équation que celui de quelques millions d’Ukrainiens. Si l’État nucléaire « faible » (par exemple la Corée du Nord) a la capacité de lancer une arme nucléaire contre l’État « fort », la prudence augmente de plusieurs crans.
4. L’État nucléaire peut-il fournir un parapluie de dissuasion crédible à un allié qui est conventionnellement inférieur à un ennemi (cf. l’Europe occidentale face à l’Armée rouge) ? L’expérience de l’OTAN et de la Corée du Sud permet de répondre par l’affirmative, si l’enjeu est très important pour l’État qui fournit le « parapluie nucléaire », par exemple l’intégrité de l’Europe occidentale ou du Japon. Cette logique ne s’applique toutefois pas à une éventuelle garantie de défense OTAN/États-Unis à une entité étatique ukrainienne. En effet, l’Ukraine n’est pas membre d’une alliance de défense mutuelle assortie d’engagements et d’obligations juridiques, ni d’un accord bilatéral avec les États-Unis, comme c’est le cas pour le Japon. En outre, l’Ukraine n’a pas la même importance intrinsèque pour les États-Unis.
Une question connexe se pose concernant l’hypothèse selon laquelle la Russie pourrait recourir à des armes nucléaires dans le cas improbable où elle serait sur le point de subir une défaite décisive en Ukraine. Étant donné qu’il n’existe pas de traité de défense entre le gouvernement de Kiev et l’OTAN – ou avec les États-Unis de manière bilatérale – la crainte d’une réponse nucléaire de Washington reste relativement faible. De plus, aucun intérêt sécuritaire fondamental américain ne serait en jeu. Il y aurait cependant pour Moscou des répercussions généralisées – ailleurs, au fil du temps, indirectes –pouvant infliger des dommages très importants à la position mondiale de la Russie, équivalents ou supérieurs à ce qui se produirait dans la guerre en Ukraine. La vague allusion de Poutine aux armes nucléaires ne doit pas être comprise comme une menace d’un éventuel recours aux armes nucléaires, mais plutôt comme un renforcement du message selon lequel tout conflit militaire ouvert entre des puissances nucléaires (les États-Unis et la Russie) comporte des risques cataclysmiques. Il l’a clairement indiqué lors de sa conférence de presse du 5 juin à Saint-Pétersbourg[2]. Washington est donc averti qu’il doit exclure d’emblée toute idée d’intervention armée. Le déploiement d’ANT en Biélorussie sert cet objectif de dissuasion en plaçant un parapluie nucléaire au-dessus d’un partenaire proche qui pourrait être pris pour cible par l’Occident.
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Qu’en est-il du tabou nucléaire ? Il n’existait pas à l’époque d’Hiroshima/Nagasaki, et ce pour deux raisons. Les effets dévastateurs des armes nucléaires n’avaient pas encore été démontrés ; nous étions en pleine guerre totale avec le Japon. Ce tabou existe encore aujourd’hui et inhibera toute personne qui serait tentée d’utiliser les armes nucléaires de manière impérieuse. Cependant, ce tabou s’est progressivement estompé ces dernières années pour les raisons évoquées dans l’introduction de cette tribune.
[1] Il existe une large gamme d’ANT en termes de puissance explosive et de vecteurs. Celles dont le rendement est le plus faible sont configurées pour être déployées sous forme d’obus d’artillerie ou de mines. Les puissances exactes sont classifiées. Pendant la Guerre froide, les plus petites étaient censées avoir une puissance inférieure à 1 kilotonne. Elles ont toutefois été désactivées par crainte qu’elles ne tombent entre les mains de terroristes. Les obus d’artillerie (par exemple de 155 mm) peuvent avoir une puissance de 10 à 20 kilotonnes. La bombe larguée sur Hiroshima, « Little Boy », avait une puissance de 20 kilotonnes. La portée de l’obusier qui les tire, le M777, est de 32 à 40 kilomètres. En tirant depuis l’arrière de la ligne de front, les troupes se trouveraient à une certaine distance de la détonation, avec un degré de protection incertain contre l’impact de l’explosion et les radiations (ces dernières dépendant de la direction du vent). Il faut ensuite tenir compte des frappes nucléaires tactiques de l’ennemi, qui n’aura peut-être pas la délicatesse de s’abstenir de vous incommoder.
Il existe également des bombes à neutrons dans l’inventaire des ANT : elles sont conçues pour tuer les créatures vivantes par radiation tout en causant relativement peu de dommages aux structures par leur effet de souffle. Ces éléments montrent à quel point il serait extrêmement difficile de limiter les effets de leur utilisation sur le champ de bataille ou à proximité. D’un point de vue réaliste, l’effet net final sera probablement l’anéantissement mutuel. Le seul avantage étant de disposer de quelques heures ou jours supplémentaires pour se préparer à rencontrer son Créateur. Une apocalypse plus douce…
[2] Poutine a abordé la question nucléaire de manière nuancée lors de sa conférence de presse du 5 juin (https://www.youtube.com/watch?v=nkexUN2rKnE, voir minutes 221 à 223).