FPR ET FSPRT : quel fichier pertinent pour le suivi des radicalisés ?
Alexis DEPRAU
Docteur en droit (Université Paris II Panthéon-Assas), spécialiste du droit public du renseignement et de la sécurité nationale
Après chaque attentat ou tentative d’attentat, les médias expliquent que l’auteur de l’attaque était un fiché S, pour « sûreté de l’Etat ». La fiche S est une des sous-catégories du fichier des personnes recherchées (FPR), créé en 1969, et contenant environ 642 000 fiches pour 580 000 individus[1]. Cette fiche S est en toute logique toujours d’actualité. Pour exemple, elle a encore été récemment évoquée, le 5 janvier 2020, dans le cas de l’agression au couteau à Metz, où un individu s’est jeté sur des policiers en criant « Allah Akbar », avant d’être neutralisé.
Mais il s’avère que la fiche S n’est pas spécifiquement destinée au suivi des individus radicalisés. Elle a une vocation plus « généraliste ». Il en va différemment du Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT).
Le FPR, un fichier à caractère généraliste
Le FPR comprend 21 catégories, dont la célèbre fiche S pour sûreté de l’Etat, c’est-à-dire concernant les individus susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale. Mais ce fichier comprend également d’autres types de fiches, comme M pour les mineurs en fugue, ou IT pour « interdiction du territoire ».
Même si le FPR a été créé en 1969, sa légalisation a été tardive, puisqu’elle n’est intervenue que le 15 mai 1996[2]. Elle a été mise à jour par le décret du 28 mai 2010 relatif au Fichier des personnes recherchées. Comme son nom l’indique, ce fichier « a pour finalité de faciliter les recherches et les contrôles effectués, dans le cadre de leurs attributions respectives, par les services de la police nationale, les unités de la gendarmerie nationale et les agents des douanes exerçant des missions de police judiciaire ou des missions administratives »[3].
Pour autant, le recueil des informations n’était toujours pas facilité en 2015, en raison d’une rétention volontaire des informations par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), aboutissant à une méconnaissance totale des informations indispensables à la lutte contre le terrorisme par les autres services. En effet, il semblerait que la DGSI ait toujours eu « beaucoup de réticences à faire circuler ses informations au sein de la communauté du renseignement, et notamment ses fiches dites ‘S’. Sur fond de fortes menaces terroristes sur le territoire national, plusieurs services déplorent la trop grande étanchéité de ces informations. La DRPP, la Police judiciaire via la SDAT, ainsi que les services rattachés à Bercy, la DNRED et Tracfin, s’en plaignent depuis les attentats de janvier à Paris. La DGSE est elle aussi affectée par cette rétention d’informations, et ce, alors même qu’une cellule de liaison du service est installée au siège de la DGSI à Levallois-Perret. (…) Lors des attentats de janvier à Paris, plusieurs services ont appris les noms des personnes soupçonnées d’être des complices des frères Kouachi par la presse et par des transferts d’informations de leurs homologues… américains »[4].
Ce fichier de traitement de données est d’une importance car il permet le signalement des individus fichés souhaitant quitter le territoire national, même si cette surveillance n’est pas automatique si le radicalisé se déplace au sein de l’espace Schengen…
La difficulté réside dans la surveillance des individus fichés S et leur suivi, ce qui fut le cas pour Ismaël Mostefaï, qui a pu quitter le territoire français et a été signalé par les services de sécurité turcs au renseignement intérieur français. Ce signalement de la présence d’Ismaël Mostefaï par les services turcs a d’ailleurs été pointé par le rapport parlementaire de Georges Fenech et Sébastien Pietrasanta. Ainsi, lors des auditions, « il a été confirmé à la commission, qu’Ismaël Omar Mostefaï n’avait fait l’objet d’aucune surveillance avant le 13 novembre 2015, bien qu’il faille garder à l’esprit que la surveillance des français en zone syro-irakienne est une manœuvre particulièrement complexe »[5]. Malheureusement, il est impossible d’assurer un suivi de chaque individu, non seulement parce que cela n’est pas nécessaire, mais aussi parce les services de renseignement n’ont pas les moyens humains pour assurer la surveillance de tous ces individus.
Quoi qu’il en soit, c’est en raison de la lutte contre le terrorisme que le fichier des personnes recherchées a été élargi, avec la possibilité d’y inscrire les étrangers présentant une menace, les mineurs interdits de quitter le territoire, « les personnes disparues faisant l’objet de recherches pour prévenir des menaces graves pour la sécurité publique ou la sûreté de l’Etat »[6], mais encore d’autres personnes dont la recherche n’est pas liée au terrorisme. Ainsi, ce fichier a été considérablement élargi pour comprendre aussi les individus recherchés pour quelque raison que ce soit, de la psychiatrie, à la fuite, mais encore à la sûreté de l’Etat.
Des fiches S utiles pour la détection des menaces potentielles
Si les fiches S sont nécessaires pour évaluer les menaces potentielles, il s’avère qu’elles permettent aussi de savoir si des individus radicalisés sont proches des milieux de la sécurité et de la défense, ou travaillent dans la sécurité privée. Par exemple, des radicalisés travaillant dans des entreprises de sécurité privée seraient susceptibles de se retrouver au contrôle de l’entrée du ministère des Armées à Balard, ou encore à celle de l’Ecole militaire, enceinte qui regroupe de nombreuses structures militaires importantes (notamment l’Ecole de guerre formant les officiers supérieurs).
Pour illustration, l’exploitation des fiches S a permis d’écarter 82 agents de sécurité lors de l’Euro 2016[7]. En effet, ce fichier peut faire l’objet d’une consultation pour les enquêtes administratives de demande d’agrément des agents de sécurité[8].
En plus de la sécurité privée, ce fichier de traitement de données permet de détecter un autre danger : l’infiltration des fichés S chez les prestataires de marchés publics intervenant dans les installations de défense. Ainsi, quelques jours après l’attaque au couteau par Mickaël Harpon à la préfecture de police de Paris en octobre 2019, il a été découvert que le patron d’une société d’entretien chargé d’une prestation (avec marché public) au sein d’une caserne dans le 13e arrondissement de Paris, était un individu fiché S pour islamisme radical[9].
Pour autant, et étant donné le caractère généraliste du fichier des personnes recherchées, celui-ci n’est pas un outil spécifique à la lutte contre la radicalisation. Parce que « toutes les personnes faisant l’objet d’une fiche S ne sont pas des objectifs des services de renseignement »[10], mais aussi parce que ce fichier comprend aussi les individus en relation avec des les fichés S, quand bien même ces « relations » ne présenteraient aucune menace.
Il faut donc voir la fiche S, non pas comme un outil de suivi, mais une alerte. De ce fait, « y est adressée une conduite à tenir, c’est-à-dire les consignes adressées par le service prescripteur de la fiche aux services procédant aux contrôles, qu’il s’agisse d’un recueil de renseignement ou encore d’une invitation à contacter immédiatement le service prescripteur »[11].
Un nouvel outil de suivi des radicalisés : le Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT)
Il y avait 11 700 individus fichés S pour islamisme début février 2016[12], avec la possibilité pour tous les Etats membres de la Convention de Schengen, de pouvoir accéder à ce fichier afin de contrôler ces individus à la frontière.
Si le chiffre des fichés S s’est réduit de 20 000 en novembre 2015 à seulement 11 700 en février 2016, c’est en raison de la création d’un nouveau fichier dénommé Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Ce fichier est plus spécialisé que le PFR, car il ne concerne que les individus signalés pour radicalisation, soit quand même 19 000 inscrits, dont 12 000 actifs (c’est-à-dire faisant l’objet d’une surveillance active) en novembre 2017[13].
Animé par les groupes d’évaluation départementaux (GED) et par l’UCLAT (aujourd’hui rattachée à la DGSI), le FSPRT est alimenté pour un tiers, par des signalements extérieurs au Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation. Un second tiers provient des services territoriaux de l’Etat (services déconcentrés, associations, élus, Education nationale, etc.). Enfin, le dernier tiers provient du travail des services de renseignement.
Suite à leur inscription dans le FSPRT, les radicalisés font l’objet d’une surveillance par les services de renseignement, en fonction de leur niveau de radicalisation. Si le niveau est élevé (« haut du spectre »), la surveillance sera assurée par la DGSI. « Les personnes pour lesquelles la radicalisation religieuse est avérée mais qui présentent des signes faibles de radicalisation violente sont, pour la plupart, suivis par les services du renseignement territorial »[14]. Outre le renseignement intérieur et le renseignement territorial, le suivi est encore assuré par la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP), compétente sur son territoire, sans oublier le renseignement pénitentiaire étant donné la forte proportion d’individus radicalisés en prison. Enfin, la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) se voit quant à elle confier une mission de suivi des militaires radicalisés.
Tout l’enjeu du débat n’est donc pas le suivi des individus fichés S, mais des individus inscrits au FSPRT, soit 9 329 au total en 2018 (contre 12 000 en novembre 2017), selon différents niveaux, du « haut du spectre » jusqu’au niveau le plus faible. Sur ces 9 329 individus, 2 330 ne font pas l’objet d’une surveillance. A l’extrême inverse, 233 radicalisés de niveau 1 (ou « haut du spectre ») font l’objet d’une surveillance particulièrement suivie[15].
Au regard de cet enjeu de sécurité nationale, une nouvelle doctrine de suivi des individus signalés pour radicalisation a été mise en application, avec la circulaire du ministère de l’Intérieur du 14 décembre 2018. A cet effet, le suivi des radicalisés a été renforcé, notamment pour les radicalisés dont le dossier était « en veille », avec un suivi et une réévaluation de leur cas. Cette doctrine a été expliquée par circulaire diffusée en interne, dont nous n’avons pas pu avoir connaissance.
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En résumé, même si la fiche S est importante, il ne faut pas se focaliser sur elle en tant qu’outil de surveillance, mais plutôt sur l’inscription de l’individu au sein du FSPRT, plus utile pour le suivi des individus radicalisés.
Deux questions restent posées : il est difficile de savoir si ces individus dangereux feront toujours l’objet d’une surveillance et de connaître les critères selon lesquels les services estiment que celle-ci pourra être levée. Que va-t-on faire alors que l’on sait que la liste des individus à surveiller pourrait s’agrandir. A cet effet, des réponses fortes devraient être apportées pour lutter contre la radicalisation, comme l’expulsion des étrangers présentant une menace. Mais ce sujet relève du politique…
[1] https://www.cnil.fr/fr/fpr-fichier-des-personnes-recherchees.La différence entre ces deux chiffres est due au fait qu’un individu peut être inscrit dans plusieurs fiches
[2] Arr. du 15 mai 1996 relatif au fichier des personnes recherchées géré par le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Défense, JORF, n°115, 18 mai 1996, p. 7488.
[3] D. n°2010-596 du 28 mai 2010 relatif au fichier des personnes recherchées, JORF, n°123, 30 mai 2010, p. 9 765, texte n°8, art. 1.
[4] « Fortes tensions sur les fiches S », Intelligence Online, n°742, 9 septembre 2015.
[5] FENECH (G.) et PIETRASANTA (S.), Rapport relatif aux moyens mis en œuvre par l’Etat pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, Commission d’enquête, Assemblée nationale, n°3922, 5 juillet 2016, p. 149.
[6] D. n°2017-1219 du 2 août 2017 modifiant le décret n°2010-569 du 28 mars 2010 relatif au fichier des personnes recherches, JORF, n°180, 3 août 2017, texte n°11.
[7] http://www.atlantico.fr/pepites/euro-2016-dgsi-repere-82-individus-fiches-parmi-agents-securite-2723391.html
[8] D. n°2010-569 du 28 mai 2010 relatif au fichier des personnes recherchées, JORF, n°123, 30 mai 2010, p. 9 765, texte n°8, art. 1er al. 3.
[9] https://www.lexpress.fr/actualite/societe/employe-par-le-ministere-des-armees-le-patron-d-une-societe-de-nettoyage-etait-fiche-s_2109879.html
[10] BRAUN-PIVET (Y.), Rapport relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement, 11 avril 2019, p. 52.
[11] BRAUN-PIVET (Y.), op. cit., 11 avril 2019, p. 53.
[12] http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2016/02/04/les-11-700-fiches-s-pour-islamisme-mises-sous-surveillance_4859318_1653578.html
[13] https://www.liberation.fr/checknews/2017/05/03/combien-y-a-t-il-de-fiches-s-en-france_1652320
[14] Ibid.
[15] Ibid, p. 55.