Comment le salafisme takfiriste adapte son discours et sa stratégie pour exploiter la crise du COVID-19 ?
Dr Abderrahmane MEKKAOUI (Maroc)
Les djihadistes takfiristes semblent profiter de la crise sanitaire en mobilisant leur machine de propagande et de désinformation, laquelle tourne à plein régime, notamment sur les réseaux sociaux. Cela constitue une menace aussi sérieuse pour la communauté humaine que la pandémie du coronavirus.
Un appel à la guerre sainte a d’abord été lancé contre la Chine, foyer du COVID-19, au début de l’épidémie. Daech et consorts ont considéré que la maladie était une malédiction et un châtiment divins, conséquence du génocide chinois contre la minorité musulmane ouighours, réprimée, torturée et en cours d’éradication. Dorénavant, cet appel à la guerre pseudo-religieuse concerne tous les pays occidentaux et leurs alliés touchés par la pandémie.
La désinformation djihadiste soutenue par le salafisme mondial[1] est fondée sur un discours religieux mobilisateur engendrant la peur, l’intolérance et la haine. Pour ses stratèges, le COVID-19 est une opportunité et l’illustration de la vengeance divine visant la destruction de l’Occident mécréant. Cette intoxication islamiste en corrélation avec la pandémie se fonde sur des textes sacrés musulmans (Coran et Hadiths), interprétés et cités hors contexte. C’est pourquoi, il convient d’étudier l’évolution du discours salafiste takfiriste et sa vision stratégique et militaire dans le contexte de la crise sanitaire. Le décryptage et l’analyse de ce message et de la communication djihadiste nous permettront de mettre en lumière l’instrumentalisation des textes religieux afin de justifier leur déclaration de guerre à la planète entière. La communauté internationale ne doit en aucun cas baisser les bras face au terrorisme auquel elle a déclaré la guerre depuis le 11 septembre 2001, car le salafisme djihadiste est toujours actif et la menace n’a pas diminué depuis janvier 2020.
Le discours djihadiste relatif au COVID-19
Si le COVID-19 constitue une menace certaine pour l’humanité, le terrorisme en est une autre, comme le virus, invisible, imprévisible et insaisissable Depuis la déclaration de l’épidémie par l’OMS début janvier 2020, le djihadisme takfiriste a conçu un discours simple et basique afin d’exploiter les circonstances actuelles et appelé ses partisans à passer à l’action sur tous les théâtres d’opération. On a ainsi pu observer des attaques terroristes en Afrique, au Moyen-Orient et en Europe.
Al-Qaïda et le groupe Etat islamique présentent tous deux le COVID-19 comme un soldat de Dieu, d’Allah, dont la mission est de punir les mécréants éloignés du droit chemin. Cette désinformation met à l’honneur le prophète Mohammed qui a incité les musulmans à se confiner durant la peste noire qui a frappé le Moyen-Orient au VIIe siècle. Pour cette idéologie radicale, l’isolement est une recommandation prophétique illustrant la vérité de la religion islamique.
En réalité, l’enfermement est une occasion leur permettant de transmettre leurs messages via les réseaux sociaux avec des taux d’écoute et de vue significatifs, accroissant l’endoctrinement et l’hyper religiosité. Malgré le confinement (hajr), la propagande djihadiste a été très active, grâce à l’utilisation de nouvelles applications sur les réseaux sociaux (Zoom, Skype…) facilitant la manipulation à distance.
Parmi éléments du discours les plus diffusés par le salafisme combattant, on trouve la sourate 74 (« Le revêtu du manteau ») dans laquelle le nombre 19 est cité et le coronavirus est assimilé à Al-Nakour[2]. En manipulant le texte sacré, les salafistes propagent l’idée selon laquelle la pandémie actuelle était prophétisée. Plusieurs hadiths sont également diffusés qui évoquent l’efficacité des mesures préconisées par le Prophète dans la gestion des maladies contagieuses. En particulier, deux hadiths relatifs à la pandémie de Assahihine Al-Boukhari et Muslim sont cités : « le prophète Mohammed a dit : si vous entendez parler d’une flambée de peste dans un pays, ni entrez pas ; mais si la peste éclate dans un endroit pendant que vous y êtes, ne quittez pas cet endroit ». Le Messager a également déclaré : « ceux qui souffrent de maladies contagieuses doivent être tenus à l’écart de ceux qui sont en bonne santé ». Mais il s’agit là d’une manipulation des textes ayant pour but de mettre en exergue la supériorité de la communauté musulmane et appelant à adhérer à Al-Qaïda et Daech.
Un autre hadith (dit faible) cité dans la désinformation takfiriste est « La propreté fait partie de la foi », rapporté par l’érudit musulman Al-Tarmidi. Selon Aïcha, épouse du Prophète, celui-ci considérait que chaque pandémie était un châtiment envoyé par Allah à ceux qu’il avait choisi de punir. Par ailleurs, il en faisait une occasion de miséricorde pour les croyants et de mort en martyr pour les victimes. Pour de nombreux exégètes musulmans de toutes les époques, le confinement a été toujours été une occasion d’appeler à la mobilisation des djihadistes et une alerte en cas de menaces d’un groupe ennemi. Dans le contexte de l’Arabie du VIIe siècle, pendant la prophétie du Messager d’Allah, cette mesure – dont l’objectif était la protection et le renforcement de la cohésion des troupes face à la propagation de la peste touchant la région – s’expliquait. Aujourd’hui, il est nécessaire de voir comment Al-Qaïda et Daech – qui appellent à la multiplication de « La prière de la peur » pendant le confinement – interprètent les textes sacrés et la tradition musulmane.
La stratégie takfiriste pendant la pandémie
Suite à l’analyse des communiqués des groupes takfiristes, on observe que Al-Qaïda pris deux positions contradictoires face à la pandémie, en se référant au même texte sacré.
La structure-mère basée en Afghanistan et en Iran, dirigée par le médecin égyptien Ayman Al-Zawahiri (spécialiste du paludisme), a publié un communiqué de deux pages dans lequel elle présente le COVID-19 comme un châtiment divin « qui frappe tous les mécréants et les hypocrites ».
Position contraire à celle de Mohammed Al-Joulani, représentant l’organisation en Syrie – renommée dernièrement Al-Nosra – a demandé à son réseau d’information Al-Ibaa de prendre les mesures sanitaires et militaires nécessaires afin d’assurer la propreté individuelle et collective de la population sous son contrôle. Parallèlement, il dénonce les efforts de la communauté internationale pour l’éradication du virus. Pour lui, le bilan des victimes en Occident reste largement en dessous du nombre des morts, blessés et des déplacés de la guerre civile en Syrie ; conflit ayant fait, selon lui, 400 000 morts.
Al-Nosra a toutefois pris des mesures draconiennes pour lutter contre le COVID-19, notamment dans la ville d’Idlib qu’il contrôle. Plusieurs observateurs ont noté que le groupe djihadiste a mis en place des mesures sanitaires, avec le soutien et l’aide de l’OMS, notamment un confinement plus contraignant que celui du gouvernement syrien. Selon le Washington Institute, les miliciens d’Al-Nosra prennent la température des voyageurs à la frontière turque et désinfectent maisons, écoles, mosquées avec de l’alcool, ainsi que leurs armes légères et lourdes avec un désinfectant fabriqué localement. Ces mesures prises par Al-Nosra relèvent d’un marketing politique visant à redorer son image auprès de l’opinion internationale et particulièrement auprès de la Russie. Ainsi, elle démontre une certaine capacité à gouverner les territoires sous sa domination.
Il est également intéressant d’étudier l’attitudes des groupes djihadistes ailleuirs dans le monde.
En Afrique, les renseignements venant du Sahel confirment l’augmentation spectaculaire du nombre de victimes du terrorisme. En attendant les rapports sécuritaires qui devraient confirmer ces faits, on a pu enregistrer une augmentation significative des attentats dans cette zone en l’espace de deux mois. Selon l’Observatoire espagnol d’études du terrorisme, les actions terroristes au Sahel ont provoqué 522 morts en mars 2020, contre 270 en février. Cette escalade de violence dans le Grand Sahara illustre clairement le non-respect du confinement par les djihadistes.
Du côté de l’Afghanistan, on constate que les talibans n’ont pas pris de mesures significatives pour lutter contre le COVID-19, mais ils se sont déclarés, prêt à remplacer le pouvoir en place incapable de lutter contre la maladie, accusant le régime de Kaboul de profiter de la propagation du virus pour détourner l’aide internationale à son profit. Pour les talibans, la lutte contre la pandémie vient après celle pour le pouvoir. Ils citent un hadith fort qui déconseille aux musulmans de voyager dans les zones infectées par le coronavirus (hadith diffusé par Daech sur ses réseaux sociaux).
L’International Crisis Group (ICG), qui a pris le soin d’analyser tous les communiqués des djihadistes takfiristes, note que tous les groupes utilisent les mêmes versets et hadiths et que l’annonce de l’annulation des voyages de leurs membres à l’étranger n’est que duperie. Cela est confirmé par les communiqués de Daech, publiés dans son bulletin hebdomadaire Al-Nabaa, selon lesquels cette organisation a appelé ses fidèles à multiplier leurs attaques contre les mécréants avec tous les moyens possibles et imaginables. En profitant du climat anxiogène, du relâchement sécuritaire et du confinement, ce mouvement cherche à mener des actions terroristes en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique. En pensant que l’Occident, à tort ou à raison, traverse désormais une phase de peur et d’inquiétude, il considère que la situation actuelle est propice à ses attaques. Les cas de la Tunisie et du Maroc en sont de bons exemples : les services de sécurité ont récemment démantelé plusieurs cellules proches de Daech, prêtes à passer à l’action. ICG appelle la communauté internationale à ne pas négliger les priorités sécuritaires d’hier car tout fléchissement dans la guerre contre le terrorisme durant la crise sanitaire pourrait avoir des conséquences fâcheuses.
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L’humanité doit apprendre à vivre avec le virus. Dépistage, traçage, distanciation, vaccination, visent à réduire la propagation du COVID-19 et son éradication. Cette méthode de lutte doit également s’appliquer contre les salafistes takfiristes. Si le confinement est une arme redoutable contre la circulation du virus, son point faible est qu’il créé des conditions favorables à l’endoctrinement par les réseaux sociaux, et donc au passage à l’acte.
La lutte contre l’extrémisme religieux doit se faire en élaborant contre-discours adapté, notamment en direction la communauté musulmane prise en otage. Mais l’arme la plus efficace contre le fondamentalisme reste le renseignement sous toutes ses formes. Il doit être complété par une couverture sécuritaire territoriale efficace et une meilleure coopération internationale. Car les menaces sont réelles. Aucun pays n’est à l’abri de ce phénomène mortifère. Le risque zéro n’existe pas.
[1] Le salafisme militant (prônant la violence) se divise entre salafisme djihadiste (Al-Qaida) et le salafisme takfiriste (courant ayant sa propre doctrine et sa stratégie fondées sur l’excommunion, l’allégeance et le désaveu).
[2] Mot qui signifie frayeur, agonie, apocalypse (V8, S74).