Affaire ALSTOM : où en sommes nous ?
Loïk LE FLOCH-PRIGENT
Ancien PDG de Rhône-Poulenc, d’ELF Aquitaine,
de Gaz de France et de la SNCF
De temps à autre, les articles de presse font allusion à ALSTOM en reprenant des commentaires divers : commandes chez ALSTOM Transport ; compressions d’effectifs à Belfort chez ALSTOM Transport encore ; retombées de l’Assemblée générale où le PDG a indiqué que finalement c’était bien ALSTOM qui paierait l’addition de l’amende américaine mais que cela ne coutera pas aussi cher qu’on le dit ; actions gratuites distribuées aux cadres méritants ; dot de sortie du PDG… et il en reste encore bien d’autres dans les cartons !
Ainsi, petit à petit, grâce à ces indiscrétions distillées ça et là, nous en sommes arrivés à faire oublier l’essentiel : les énormes mensonges, la perte d’un fleuron industriel et finalement une affaire d’Etat.
Les mensonges, d’abord, sont nombreux. Ils émanent aussi bien de la direction de l’entreprise que du gouvernement sur la situation réelle de l’entreprise. Le diagnostic n’a jamais été effectué. Incompétence ? Non, plutôt enfumage généralisé. « Il n’y a pas le feu » avait dit le PDG, mais il décide fin avril 2014 l’inverse de ce qu’il avait dit en janvier… et nous passons sous silence les problèmes judiciaires de l’entreprise aux Etats-Unis, avec un haut cadre incarcéré et abandonné par son entreprise ! Désormais, il parait clair que le PDG de l’entreprise a conclu un accord avec le département de la Justice américain et qu’une de ses conséquences a été l’annonce, fin avril, de la vente de 70% de son entreprise à General Electric !
D’après les documents de la justice américaine, comment comprendre, en effet, qu’un seul cadre ait été incarcéré pendant 14 mois alors qu’il n’était concerné que par 2% des affaires en cause, que le PDG et l’ensemble de la Direction, dans tous les secteurs d’activité, sont impliqués jusqu’en 2012 et qu’ils ont plaidé coupables ! Il ne s’agit donc pas d’affaires anciennes ! Comment ont pu être entamées des discussions avec General Electric au sommet de l’Etat, sans qu’au préalable ait été exigée la libération de ce cadre ? Or rien n’a été fait ! Ces problèmes judiciaires ont été oubliés alors que tous les interlocuteurs – direction de l’entreprise, gouvernement français, responsables de General Electric et département d’Etat américain – les avaient en tête à chaque instant. Ahurissant !
A coté de ce mensonge énorme, toutes les autres bassesses sont dérisoires, y compris celle de l’AMF qui refuse obstinément de vérifier s’il y a eu ou non manipulation des cours !
Deuxième mensonge, celui du ministre du Redressement productif qui annonce l’accord final comme une alliance entre General Electric et ALSTOM et non une absorption, avec, grâce à l’argent recueilli par la vente de la branche énergie, le sauvetage d’ALSTOM Transport. Les deux affirmations sont fausses et tout le monde le sait ! Il y a bien absorption et les 50/50 présentés par le ministre sont des 50+1/50-1 au profit de General Electric. Mieux, l’un d’entre eux, celui concernant la vapeur (charbon-nucléaire) est devenu un 80/20 ! Par ailleurs, après avoir dit pendant dix ans que compte tenu de ses activités cycliques, ALSTOM ne pouvait vivre qu’avec trois départements – l’énergie, le transport et les réseaux -, comment un ALSTOM Transport pourrait vivre tout seul ? Rien n’a changé en dix ans, surtout pas le caractère cyclique de cette activité. On a donc menti sciemment, à la fois sur les raisons de cet accord et sur sa réalité, et ceci à tous les niveaux avec, cerise sur le gâteau, une absence totale de réaction syndicale au sein d’ALSTOM, mais aussi dans les entreprises EDF et SNCF et dans les fédérations et confédérations syndicales sensées défendre les salariés ! Une « omerta » troublante…
Deuxième considération, on abandonne un fleuron de l’industrie française en racontant qu’on le sauve en l’adossant à un grand groupe international qui va préserver l’emploi, mais cela commence avec les réductions d’effectifs à Belfort chez ALSTOM Transport ! Et ce n’est pas fini ; cela va se poursuivre car les synergies annoncées par General Electric portent sur plus d’un milliard d’euros, il y aura donc des compressions d’effectifs. Les Français peuvent seulement espérer ne pas être en première ligne… du moins dans les mois à venir.
Mais il y a plus grave, General Electric a souhaité, à juste titre, éliminer un concurrent dans les turbines à gaz tout en absorbant la partie maintenance de ce concurrent, activité à forte marge. Rien à dire, c’est son intérêt et cela aurait été la démarche de tout industriel sérieux type Siemens ou Mitsubishi. L’erreur d’ALSTOM dans les turbines à gaz est ancienne, il fallait trancher. Mais cette partie du département énergie n’était pas l’essentiel ; elle portait sur des produits « catalogue » où ALSTOM ne brillait pas et où General Electric excellait ! En revanche, sur la vapeur, (chaudières charbon et turbo-alternateurs nucléaires), sur l’hydraulique et sur les réseaux (grids et smart grids), General Electric n’a jamais excellé car ce sont des métiers plutôt du type « clés en mains », spécifiques pour chaque commande, « taylor made », ou EPC pour lesquels les Américains n’ont jamais eu une grande compétence. Il y a sept ans, ils ont d’ailleurs abandonné l’hydraulique pour cette raison ; ils ne sont pas dans les chaudières charbon, n’ont pas d’EPC et sont lilliputiens dans les réseaux alors que les concurrents sont déjà bien installés aux Etats-Unis.
Par conséquent, cette absorption par General Electric n’a pas de sens industriel. Ce qui avait un sens c’était de garder une hégémonie ALSTOM sur ces secteurs avec une majorité et une direction française, d’autant plus que le turbo-alternateur Arabelle est un constituant essentiel du nucléaire français et que l’on comprend mal pourquoi la maintenance de nos 58 réacteurs doit demain devenir américaine. On abandonne donc un fleuron sans perspective d’avenir avec une perte d’indépendance évidente et sans véritable « gagnant ». Ce n’est pas l’intérêt de la France, pas celui de General Electric non plus, car cette entreprise n’a pas les hommes pour mener une politique gagnante dans ces secteurs qui ne l’ont jamais intéressé. Nous avons donc mené une opération « perdant-perdant » sauf si l’on considère que les problèmes judiciaires étaient les phares de cette affaire.
Et c’est ainsi que l’on en arrive finalement à une affaire d’Etat ! Il est de l’intérêt de la France d’avoir la maitrise de son secteur énergétique et particulièrement de son secteur nucléaire. La transition énergétique – c’est-à-dire la généralisation sur les réseaux des énergies renouvelables « intermittentes » (éolien, solaire), de l’appel, intermittent aussi, de la recharge des voitures électriques, la montée des effacements et la nécessité de satisfaire les clients – va voir la montée en puissance des compteurs intelligents, des investissements sur les réseaux et des smart grids. Or, la France est un des leaders de ce domaine, ainsi que la compagnie européenne ABB. Nous avions un leader industriel incontesté, ALSTOM, et nous sommes en train d’abandonner cette pépite industrielle sur laquelle ont travaillé aussi bien les laboratoires publics qu’EDF, et bien sûr ALSTOM ! Au profit de qui ? De personne. Aujourd’hui, aucune politique industrielle n’est définie, aucune perspective n’est donnée. Non seulement 17 000 personnes travaillent dans ce secteur chez ALSTOM, mais également des milliers tout autour. Quel est l’avenir de cette activité fondamentale ? Dans le débat actuel sur la transition énergétique, il n’y a pas un mot ni à l’Assemblée nationale, ni au Sénat, ni bien sûr au gouvernement !
Nous avons, avec ALSTOM le leadership mondial des turbines hydrauliques et des chaudières charbon, que voulons-nous en faire ? La seule réponse a été gouvernementale : le charbon est sale, nous ne voulons plus exporter de centrales au charbon. Cela veut-il dire que l’activité chaudières charbon – qui pèse un millier d’emplois directs en France et beaucoup plus en cas d’installation -, est vendue aux Américains en leur demandant de tout fabriquer en dehors de France ? Quelle hypocrisie, quelle cécité ! Nous pourrions aussi exporter nos chercheurs et nos laboratoires publics… mais dans 150 ans il y aura toujours des chaudières charbon et il est dans l’intérêt du monde, et accessoirement de la France, que ces centrales soient propres. Or, les solutions d’ALSTOM sont en avance par rapport à la concurrence. Tout cela est lamentable et montre un amateurisme majeur dans notre société française soumise aux foucades ou aux idéologies. L’Etat montre ainsi ses dysfonctionnements et l’affaire ALSTOM, dans ses dimensions judiciaires et industrielles, montre une absence totale de vision et de préparation de l’avenir.
Il n’est pas trop tard. Il est encore temps de réagir. C’est l’intérêt de la France, d’ALSTOM et de General Electric.