Suppression des défenses sol/air par l’armée azerbaïdjanaise
Olivier DUJARDIN
Depuis le 27 septembre 2020, début du conflit dans le Haut-Karabakh, suite à l’offensive de l’Azerbaïdjan contre la République autoproclamée d’Artsakh, les deux protagonistes diffusent sur internet et dans leurs médias des images des affrontements. Chaque camp veille, bien entendu, à ne produire que des vidéos qui lui sont favorables. Toutefois, ces images sont assez révélatrices de certaines tactiques employées. Ainsi, il apparait clairement que l’usage des drones devient de plus en plus important. C’était déjà une tendance lourde, qui ne fait que se confirmer au fil du temps et des conflits, même sur des théâtres a priori secondaires. Que ce soit en Syrie, en Libye et maintenant dans le Haut-Karabakh, on constate que les drones sont aussi de plus en plus utilisés pour la destruction des systèmes sol-air adverses (mission SEAD[1]). En Syrie, on a découvert comment les Israéliens utilisaient leurs drones suicides Harop et Harpy pour détruire les systèmes sol-air syriens par des attaques de saturation. En Libye et en Syrie, on a découvert comment les Turcs utilisaient la combinaison brouilleurs et drones Bayraktar TB2 pour détruire les défenses sol-air adverses[2]. Dans le conflit qui oppose l’Arménie à l’Azerbaïdjan, une nouvelle tactique de suppression de défenses antiaériennes ennemies est mise en œuvre par les forces azerbaïdjanaises, ce qui leur aurait permis de détruire une trentaine de systèmes sol/air arméniens, dont un système S-300 (information non confirmée).
La tactique de l’appât
Plusieurs vidéos des forces arméniennes montrent des avions Antonov AN-2 azerbaïdjanais se faire abattre par la défense antiaérienne adverse[3]. Compte tenu des moyens dont dispose la force aérienne azerbaïdjanaise, on peut se demander quel est l’intérêt pour elle d’utiliser un appareil d’âge canonique dans un tel conflit alors qu’elle dispose de plusieurs drones de surveillance israéliens tout à fait modernes (Hermes 450, IAI Heron, IAI Searcher,Orbiter, etc.), certains sont même produits localement sous licence. Il s’avère qu’une soixantaine d’AN-2 auraient été succinctement « dronisés » avec l’aide de la société turque Baykar Defense[4]. Ces avions dronisés semblent servir d’appâts afin de localiser les systèmes de défense antiaérienne adverses pour ensuit, les détruire.
La tactique est simple, les AN-2 dronisés représentent de grosses cibles qui activent les moyens de la défense aérienne, permettant aux drones Harop ou Bayraktar TB2 qui les suivent de localiser ces moyens et de les détruire. Les drones dédiés à la destruction évoluent en arrière de l’AN-2, probablement à une altitude plus basse, afin d’être détectés le plus tard possible et d’être en mesure d’effectuer la destruction avant d’être eux-mêmes pris à parti. La signature radar d’un AN-2 étant relativement importante, cela en fait une cible bien visible qui attire facilement l’œil des opérateurs des systèmes de défense sol/air qui pourraient ainsi être tentés de moins faire attention aux petits échos représentant les drones d’attaque.
Cette tactique présente aussi l’avantage de détruire rapidement le système d’armes après qu’il ait été activé, l’empêchant ainsi de se déplacer. En effet, la mobilité de moyens de défense sol/air est leur meilleure protection contre les missions SEAD. Souvent la détection par les agresseurs ne permet pas un engagement immédiat et direct des cibles, comme dans le cas de la détection par satellite ou par des appareils ISR qui opèrent à grande distance par mesure de sécurité[5]. Bien entendu, cette tactique suppose d’accepter de sacrifier des plateformes pour remplir cette mission, d’où le recours à des appareils anciens ne présentant plus de capacités opérationnelles adéquates. Bien entendu, pour fonctionner, cette tactique implique aussi que l’appareil « appât » et les drones accompagnateurs aient des capacités dynamiques similaires (vitesse, altitude de vol, autonomie…), ce qui est tout à fait le cas pour l’AN-2 et les drones Harop ou Bayraktar TB2, qui sont tous les trois propulsés par hélice et qui évoluent dans un domaine de vol similaire.
Enseignements
Premier enseignement : l’offensive militaire de l’Azerbaïdjan contre le territoire du Haut-Karabakh a été minutieusement anticipée et préparée, avec le soutien évident de la Turquie (livraison des kits de « dronisation » des AN-2 et des drones Bayraktar TB2).
Deuxième enseignement : la mise en œuvre de cette nouvelle tactique démontre clairement que les forces turques ont appris de leurs engagements en Syrie et en Libye et qu’elles en tirent des enseignements afin d’améliorer l’efficacité des missions SEAD. Nul doute que la tactique employée par l’armée azerbaïdjanaise est dictée par les Turcs et qu’ils observent attentivement les résultats afin d’en améliorer encore l’efficacité.
Troisième enseignement : l’apprentissage se fait dans la friction de conflits réels. Ces dernières années, les principales évolutions doctrinales observées l’ont été sur des engagements de moyenne à haute intensité. C’est particulièrement flagrant pour les forces armées russes qui, depuis l’engagement en Géorgie, n’ont cessé d’améliorer leurs tactiques (en Crimée, en Ukraine et en Syrie), ainsi que pour les forces turques qui n’hésitent pas à tester et expérimenter à chaque nouvelle occasion. C’est aussi vrai pour l’armée française qui a appris de ses engagements au Sahel ou au Levant, mais à une échelle moindre, compte tenu du type d’engagement.
Dernier enseignement : il est possible de valoriser des plateformes anciennes ne présentant plus forcément de capacités opérationnelles exploitables. Cela évite de devoir les détruire et offre des plateformes sacrifiables sans peser sur le budget global.
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Cette tactique de l’appât est très ingénieuse. De plus, elle est réalisée avec des moyens limités et assez peu onéreux. C’est indéniablement une piste intéressante pour lutter contre les bulles de déni d’accès (A2/AD)[6].
A partir de cette tactique, il est possible d’envisager notre propre interprétation du concept. Si nous ne disposons pas d’appareils anciens « dronisables », il serait tout à fait possible de créer une plateforme de grande endurance, assez imposante, avec peu de technologie, de façon à ce qu’elle soit très peu coûteuse mais en mesure d’emporter quelques drones suicides. Cette plateforme pourrait prendre la forme de Remote Carriers ou de drones autonomes. Les drones suicide se largueraient automatiquement pour aller détruire les défenses sol/air adverses dès que le drone principal serait engagé. En veillant à ce que les drones suicides soient d’assez petite taille et relativement « furtifs », il serait possible de prendre par surprise les moyens sol/air, sans être obligé de les saturer. Ce serait un moyen économiquement soutenable pour réaliser des missions SEAD, même dans des environnements très contestés. Mais pour cela, il faut d’abord accepter le principe de sacrifier une plateforme, ce qui n’est pas du tout dans la logique occidentale, laquelle privilégie souvent les matériels de haute technologie dans une logique industrielle. Il est plus intéressant, pour la base industrielle de défense d’un pays, de développer des équipements onéreux et technologiquement avancés que des matériels peu chers et technologiquement basiques. Toutefois, nul doute que ce qui se passe dans le Haut-Karabakh est très observé par de nombreux pays (Iran, Russie, Israël, Turquie, Chine…) qui ne manqueront pas d’en tirer leurs propres enseignements. A nous de faire de même.
[1] Suppression of Ennemy Air Defence.
[2] https://cf2r.org/rta/les-nouveaux-acteurs-de-la-guerre-electronique/
[3] https://www.youtube.com/watch?v=vGOnR5GDlqc&feature=emb_title ;
[4] https://www.youtube.com/watch?v=O4OViuvQ6PM
[5] https://cf2r.org/rta/deni-dacces-brouillard-de-guerre/
[6] https://cf2r.org/rta/comment-contrer-une-bulle-a2-ad/