Russie, munitions guidées : stop ou encore ?
Olivier DUJARDIN
Comparé avec ce que font les Occidentaux lors de leurs interventions militaires, la Russie a tiré, au début de son invasion de l’Ukraine, relativement peu de missiles de croisière et de missiles balistiques contre les infrastructures militaires ukrainiennes, l’armée russe ayant franchi les frontières à peine quelques heures après les premières frappes. De plus, on a pu observer rapidement des tirs de missiles Tochka-U russes – pourtant officiellement retirés du service en 2019 – et, de manière plus surprenante encore, des tirs de missiles antinavire KH-22 – eux aussi officiellement retirés du service – viser des cibles terrestres. Dès lors que l’on voit les forces russes utiliser en Ukraine des matériels « périmés », il peut paraître logique d’en déduire que les stocks russes de munitions de précision, principalement les missiles, sont épuisés. D’autant que les sanctions occidentales devraient avoir eu pour effet de réduire les capacités de production de l’industrie de l’armement russe. La Russie en serait alors réduite à recycler avec plus ou moins de bonheur des « vieilleries » dormant dans ses dépôts. Néanmoins, on observe que ces armes anciennes sont utilisées parallèlement aux munitions guidées depuis plusieurs mois. Qu’en est-il donc réellement ?
La Russie n’a pas tout utilisé
Selon des estimations, la Russie aurait probablement utilisé en Ukraine environ 40%de ses missiles de croisière ou balistiques modernes (famille des missiles Iskander, Kalibr, KH-101, KH-47M2, KH-59 etc..). Le stock total dont elle disposait avant la guerre n’est pas connu avec précision mais est estimé autour de 5 000 unités. 2 000 auraient donc été consommées en six mois, ce qui est important, surtout pour ce qui se veut n’être qu’une « opération spéciale ». Pour autant cela ne signifie pas que la Russie ne dispose plus de missiles modernes. L’état-major russe est sans doute conscient de la nécessité d’en garder en réserve dans l’éventualité d’un hypothétique affrontement avec l’OTAN ou autre.
Missile hypersonique KH-47M2 ayant vu sa première utilisation opérationnelle en Ukraine
Concernant les lance-roquettes multiples, il semble que la Russie n’a que très peu utilisé ses BM-30 Smerch ; elle préfère utiliser les anciens et moins performants BM-27 et BM-21 – elle possède aussi des versions modernisées de ces matériels, mais peu vus en Ukraine. Pourtant elle peut compter sur plus de 300 de ces engins et dispose de dizaines de milliers de roquettes de 300 mm dont la portée peut, selon les versions, atteindre 130 kilomètres. Certaines de ces roquettes sont guidées, d’autres utilisent des sous-munitions guidées antichar et une version emporte même un drone de reconnaissance à 70 km. C’est une dizaine de versions différentes de roquettes qui peuvent donc être utilisées. Moscou dispose aussi de quelques dizaines d’exemplaires du 2A52-4 Tornade qui se présente comme un BM-30 allégé avec seulement 6 tubes de lancement contre 12 pour le BM-30. Ce système est très semblable au HIMARS américain.
M142 HIMARS
2A52-4 Tornade
Côté artillerie, l’armée russe possède probablement, sans qu’on en connaisse le nombre exact, plusieurs dizaines de milliers d’obus guidés 2K25 Krasnopol de 152 mm, en dotation depuis le milieu des années 1980. La version originale et modernisée (version M) utilise un guidage laser semi-actif, tandis que la version D, la plus récente, utilise la navigation par satellite. Le stock d’obus de 152 mm disponible dans l’armée est estimé à plusieurs millions, toutes versions confondues.
Les réserves russes en matière de munitions de précision restent ainsi conséquentes même si leur consommation a sans doute été bien plus importante que prévue pour ce type d’opération militaire, ce qui oblige certainement l’état-major russe à les économiser.
La capacité de production
Une des conséquences attendues des sanctions économiques imposées à la Russie est de ralentir, voire stopper sa capacité de production d’armes et de munitions. Beaucoup de composants électroniques utilisés dans les systèmes d’armes russes sont importés d’Occident et, déjà, les effets s’en font ressentir sur les chaînes de production. Il est signalé des arrêts ou des ralentissements de production sur certains systèmes sol/air, dans la production des chars, dans les secteurs naval et aéronautique. Il est vrai que certains éléments particuliers vont être difficiles à remplacer et il est probable que la gêne perdurera plusieurs mois. Néanmoins, cela devrait peu impacter la production de munitions guidées russes. Si les missiles peuvent être considérés comme des armes de haute technologie, leur production ne nécessite pas forcément une électronique de pointe. Beaucoup des composants nécessaires sont disponibles dans le civil et les substitutions de composants ne sont pas trop difficiles à faire. On l’oublie mais le moindre Smartphone est, en général, électroniquement bien plus élaboré et complexe (gravure plus fine) que les systèmes militaires dont l’électronique est prévue pour être plus robuste donc plus « rustique[1] ». Le moindre microprocesseur d’ordinateur portable est bien plus puissant que ce que l’on peut retrouver dans un avion Rafale par exemple. En conséquence, même si cela peut momentanément ralentir la production, cela ne devrait pas entraver réellement la capacité de la Russie à produire des missiles.
La capacité de production russe est évaluée entre 120 et 300 missiles par an, selon les modèles. Compte tenu de la consommation actuelle, c’est relativement peu et cela va obliger Moscou à économiser ses stocks et il est difficile de savoir si l’industrie russe se trouve en capacité d’augmenter significativement sa production, Par contre, le retour d’expérience peut l’amener à modifier les proportions de missiles produits afin de favoriser les missiles à trajectoire semi balistique et/ou hypersonique qui se montrent bien moins vulnérables à la défense sol/air.
Il n’y a pas de chiffres disponibles concernant spécifiquement la production des obus guidés Krasnopol, tout juste estime-t-on que la capacité industrielle théorique totale est d’environ 2 millions d’obus par an.
La reconversion de munitions anciennes
La guerre en Ukraine a déjà vu l’utilisation par les forces russes de munitions officiellement retirées du service, comme les missiles balistiques Tochka-U et les missiles antinavires KH-22. Si la Russie dispose de quelques centaines de Tochka-Umodernisés bénéficiant d’une meilleure précision, elle dispose, en réserve, de plusieurs milliers de ces missiles non modernisés.
Concernant les KH-22, un millier d’exemplaires serait disponible. Celui-ci présente l’avantage d’avoir une longue portée – 600 km – et une vitesse très élevée – 5 600 km/h – le rendant très difficile à intercepter par la défense sol/air, même si c’est un gros missile bien peu discret. Sa charge explosive d’une tonne lui permet de détruire des infrastructures durcies. Côté inconvénients, on notera : une faible précision (ECP d’environ 100 m de rayon autour du point ciblé), ce qui le destine à des cibles très imposantes ; et son incapacité, compte tenu de sa vitesse, à piquer sur sa cible. Ce missile réalise une descente progressive en altitude, ce qui fait qu’il peut être amené à percuter tout obstacle qui se trouve sur sa trajectoire (relief ou construction). Rappelons qu’il a d’abord été conçu pour attaquer des navires en mer et non des cibles terrestres.
La Russie pourrait aussi utiliser ses anciens missiles de croisière subsoniques KH-55 originellement conçus pour emporter une charge nucléaire. Les anciennes versions du KH-55 ont une portée de 2 500 km.
Le stock russe de missiles de croisière et balistiques d’ancienne génération est estimé à 7 000 missiles potentiellement utilisables[2].
Il se pourrait aussi que la Russie utilise des missiles antiaériens de systèmes S-300 pour frapper des cibles terrestres[3]. Cette information a d’abord été donnée par le gouverneur de la région de Mykolaïev mais, à ce stade, rien ne permet de le confirmer. Le système S-300 peut utiliser plusieurs types de missiles différents et le ou les modèles utilisés n’ont pas été précisés. Les images publiées sont peu convaincantes : elles montrent certes des restes de missiles, mais cela pourrait correspondre à de simples retombées de débris et non à des impacts directs au sol. De plus, techniquement parlant, il n’est pas possible pour un S-300 de viser des cibles terrestres, quel que soit le modèle utilisé. A la limite, on pourrait diriger le missile vers un point fictif et le laisser retomber, mais ce serait extrêmement imprécis (plusieurs centaines de mètres d’incertitude). Pour un tel résultat, il serait bien plus efficace et bien moins cher d’utiliser de simples roquettes de 300 mm d’une portée pratiquement identique. Toutefois, l’article précise que la Russie aurait modifié, avec un guidage par satellite couplé à la centrale inertielle, des missiles de première génération déclassés afin qu’ils puissent être utilisés en tant que missiles balistiques. Techniquement parlant, ce serait envisageable, mais aujourd’hui, aucun renseignement ne vient attester que de telles modifications aient effectivement eu lieu.
Si l’information se confirmait – les récents transfert d’importantes quantités de missiles pour S-300 sont, peut-être, un indice allant dans ce sens[4] –, cela signifierait que la Russie serait en mesure d’utiliser certains de ses missiles de la famille des 5V55 (les premiers développés pour le système S-300) pour frapper des cibles terrestres. Certes ils ont une charge militaire modeste (70 kg), mais pourraient toucher des cibles à plus de 100 km. Leur vitesse – Mach 5,5 – les rendrait particulièrement difficiles à intercepter. Si tel était le cas, cela offrirait à la Russie une réserve potentielle estimée à 28 000 unités.
IL serait alors possible d’imaginer que l’état-major russe décide de faire de même avec d’autres types de missiles déclassés, par exemple, avec la famille des missiles 5V21-5V28 et 5V28V, qui appartiennent au système sol/air de longue portée S-200 (SA-5 Gammon selon la terminologie OTAN). Ces gros missiles, de plus de 10 m de long et de plus de 7 tonnes, pourraient avoir une portée, en trajectoire balistique, dépassant les 500 km. Leur vitesse de 9 800 km/h et leur charge militaire de 217 kg en ferait des vecteurs dotés d’un important pouvoir de destruction, particulièrement difficiles à intercepter. Aujourd’hui, plusieurs milliers de ces missiles sont encore en stock et maintenus en état, car une petite dizaine de pays utilisent encore ce système d’armes et la Russie continue d’en assurer l’entretien, la maintenance et à leur fournir des munitions.
Missile 5V28
La mesure pourrait être étendue à d’autres types de missiles (P-15 Termit, P120 Malakit, etc.), ce qui représente un réservoir théorique de plusieurs dizaines de milliers de missiles potentiellement utilisables.
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Contrairement à ce qui est régulièrement annoncé dans les médias, il est peu probable que la Russie se retrouve à court de munitions guidées. Entre ses stocks, sa capacité de production, le potentiel de réutilisation de systèmes anciens et l’approvisionnement potentiel auprès de pays partenaires – l’Iran serait en passe de lui fournir des drones –, l’armée russe est en mesure de soutenir son effort de guerre pendant encore plusieurs mois. Néanmoins, elle ne peut pas se permettre de gaspiller ses munitions guidées et doit rationaliser leur emploi pour durer. Il est donc probable que l’emploi de missiles modernes va se raréfier au profit d’anciennes munitions modifiées pour l’occasion, ce qui serait aussi le signe que la Russie prévoir un conflit de long terme. Le retour d’expérience de cette guerre va aussi probablement l’amener à revoir ses besoins en matière de missiles, même si cela lui demandera du temps. Quoi qu’il en soit, Moscou devrait toujours être en mesure de menacer l’intégralité du territoire ukrainien et de détruire des objectifs stratégiques dans la profondeur, pour encore un bon moment.
[1] Pas besoin de composants gravés à 5 ou 10 nm qui, de plus, sont beaucoup trop sensibles aux problèmes de compatibilités électromagnétiques.
[2] https://babel.ua/en/news/81125-forbes-russia-has-more-than-two-thousand-old-missiles-left-they-can-be-enough-for-several-months-of-bombing
[3] https://defence-blog.com/russia-uses-soviet-era-air-defense-missiles-to-engage-ground-targets/
[4] https://www.pravda.com.ua/eng/news/2022/08/18/7363794/