Radars passifs, pour quelles applications ?
Olivier DUJARDIN
Un radar passif ne doit pas être confondu avec certains systèmes d’interception de guerre électronique dont la fonction est de déterminer la position d’une cible à partir de ses propres émissions électromagnétiques. Les YLC-20, DWL-002, Tamara, Vera... font partie de ces systèmes de guerre électronique improprement désignés « radars passifs ». Un radar passif n’émet aucun signal et peut détecter une cible qui n’émet aucune onde. Ce type de radar utilise une source de rayonnement non coopérative, c’est-à-dire une source dont la fonction première n’est pas la détection, à la différence d’un radar bistatique ou multistatique. Ce sont les différences de trajets effectués par les ondes réfléchies sur des cibles qui vont révéler leur présence. Les sources de rayonnements utilisées sont en général les émetteurs radio et télévision mais, en fonction des besoins et des performances visées, d’autres sources peuvent être sollicitées comme les GSM ou le Wifi par exemple[1]. Ce concept a été imaginé dans les années 30 et les premiers essais ont été effectués par Robertson Watson-Watt en 1935 en utilisant l’émetteur de radiodiffusion de la BBC. Dans les années 1970, les Russes ont déployé un radar passif expérimental à Moscou en utilisant les émetteurs de télévision mais il semblerait que l’essai ne fût pas concluant. Il faut préciser que l’utilisation d’émetteurs non coopératifs implique que les formes d’ondes utilisées ne sont pas optimisées pour la détection ; cela entraîne beaucoup d’ambiguïtés dans les mesures, ce qui nécessite une importante puissance de calcul pour s’en affranchir. Aujourd’hui les radars passifs font toujours l’objet de recherches même si certains systèmes sont d’ores et déjà proposés à la vente comme le Twlnvisde Hensoldt ou le Silent Sentryde Lockheed Martin ; ils ne semblent toutefois pas encore avoir trouvé preneurs. Les différentes études sur le domaine permettent néanmoins d’appréhender le potentiel opérationnel que pourraient apporter ces systèmes une fois mis en service.
Avantages
Les radars passifs sont étudiés depuis plusieurs décennies en raison de certains avantages qu’ils pourraient apporter. Pour commencer, l’absence d’éléments rayonnants en fait des équipements comparativement beaucoup moins chers qu’un radar traditionnel où la partie émission est toujours la plus onéreuse. Ensuite, contrairement aux systèmes d’interception de guerre électronique, ils permettent la détection de cibles qui n’émettent aucun signal électromagnétique. Ils ne dépendent donc pas du comportement de la cible. L’absence d’émission rend aussi le besoin en énergie peu important comparativement à un radar classique. Enfin, leur architecture plus simple en fait des systèmes beaucoup plus compacts et avec une empreinte logistique plus faible que pour un radar traditionnel. Ainsi, un emploi aéroporté (aéronefs ou drones) peut être envisagé sans trop de contraintes si ce n’est celles liées au développement des algorithmes pour un récepteur mobile.
Outre ces avantages structurels, les radars passifs présentent aussi un intérêt opérationnel intéressant. D’abord, n’émettant aucun signal, ils sont donc, comme tous les capteurs passifs, totalement discrets donc difficiles à localiser. Ils ne sont pas vulnérables aux missiles antiradars et ne peuvent être localisés par leurs émissions électromagnétiques. Cela leur donne de facto une insensibilité au brouillage. Ensuite, utilisant généralement les fréquences basses (V/UHF) associées aux signaux de radio ou de télévision (DVB-T), ils présentent les mêmes caractéristiques de détection des cibles « furtives » que les radars en bande basse. Et, même si des fréquences plus élevées sont utilisées (Wifi), la détection par trajets indirects rend les formes géométriques associées à la furtivité beaucoup moins efficaces.
Ces différents avantages ont très tôt été perçus et ont donc motivé les études et les recherches sur ce sujet.
Contraintes et limitations
Rares sont les concepts n’ayant que des aspects positifs ; les radars passifs ne font pas exception et ont leurs contraintes.
La première d’entre elles est que ces radars utilisent des émetteurs civils ayant des applications terrestres. C’est-à-dire que les émissions de ces émetteurs sont optimisées pour des récepteurs basés au sol. La couverture radar résultante concerne, de fait, principalement les altitudes basses, c’est-à-dire généralement moins de 1 500 m d’altitude environ pour des émissions de type télévision. Ensuite, le radar passif est dépendant de sources d’émissions non maitrisées, c’est-à-dire d’émetteurs dont il ne gère pas le fonctionnement (pannes, coupures pour maintenance etc.). Il est aussi dépendant de la nature du signal car celui-ci a un rôle propre, étranger à la détection. Ce signal n’est donc pas optimisé pour cette fonction, ce qui limite considérablement la précision des détections. Un radar passif demeurera, selon toute vraisemblance, moins précis qu’un radar classique, d’autant plus que, pour le moment, la plupart de ces radars ne peuvent donner que des informations 2D (azimut et distance). Il serait théoriquement possible d’arriver à obtenir des informations 3D (azimut, distance, altitude) mais en complexifiant la mise en œuvre du réseaud’antennes en réception, tout en augmentant la dépendance aux émetteurs ainsi que la complexité de traitement. De plus, la portée de détection des radars passifs reste limitée pour ceux basés au sol : de l’ordre de quelques kilomètres (GSM) à 100 km maximum (radio FM en VHF), en fonction des sources d’émission utilisées (même si certains constructeurs annoncent des portées supérieures à 200 km). Si une amélioration peut être attendue en embarquant un radar passif sur un aéronef – sous réserve d’une adaptation des traitements -, les portées de détection resteront globalement inférieures à celles de radars classiques.
Opérationnellement aussi, un certain nombre de limitations apparaissent. Ainsi les fréquences utilisées étant généralement basses (radio, TV, GSM, etc.), la capacité de détection des très petites cibles est limitée (plus la longueur d’onde est grande et plus les cibles détectées doivent l’être aussi). Ce phénomène est aggravé par le bruit de fond de l’environnement qui est important (parasites générés par le relief, les bâtiments etc.) et surtout en cas d’utilisation aéroportée. Or, à basse altitude, un radar est plus susceptible de devoir détecter des petites cibles (drones, ULM, aéronefs légers, missiles de croisière, etc.) que des gros appareils. En général, les radars destinés à la détection en basse altitude fonctionnent justement à des fréquences plus élevées afin d’être en mesure de détecter les objets de petite taille. Malgré cette forme de contradiction, des travaux récents illustrant la détection de drones civils (jusqu’à des quadrirotors de type DJI) à partir de composantes passives DVB-T (télévision numérique terrestre) émergent et semblent prometteurs, même si les limites capacitaires de cette solution anti-drones restent à préciser.
La dépendance d’une source d’émission externe implique aussi que ce type de radar ne peut fonctionner que s’il existe des émetteurs à exploiter ; ce qui exclut, de facto, leur emploi dans certains milieux comme les espaces maritimes, les déserts, les zones faiblement peuplées, etc. En pratique, cela limite son utilisation à des milieux non seulement suffisamment peuplés pour justifier la présence de ces émetteurs, mais aussi suffisamment développés économiquement, ce qui est une contrainte importante. Aucun navire ou aéronef (sauf vol local) ne pourra utiliser ce type de détection.
Autre limitation importante, ces radars ne peuvent utiliser que des sources d’émission parfaitement connues et positionnées avec précision, ce qui exclut leur utilisation sur un territoire non maitrisé et risque de limiter leur emploi au territoire national. La précision nécessaire de leur localisation interdit aussi d’utiliser des émetteurs qui seraient mobiles (les imprécisions de position entraînent des imprécisions de temps et donc de mesure). Cette contrainte est accrue par le fait que chaque composante passive est adaptée à un type d’émission particulier. Ainsi un radar passif fonctionnant sur les signaux de la télévision numérique terrestre ne pourra pas fonctionner avec les signaux de la télévision analogique, même s’ils utilisent les mêmes fréquences, sans une modification de la programmation du système. Opérationnellement parlant, ces aspects sont très limitants quant à la mobilité du radar.
Applications
Comme on vient de le voir, les contraintes techniques et les limitations d’emploi restent importantes, ce qui diminue fortement l’intérêt opérationnel de tels radars. Que ce soit un radar passif terrestre ou aéroporté, l’intérêt pour un usage militaire paraît très réduit : précision limitée, portée faible, dépendance envers les émetteurs, projection en opération difficile, etc. Même si leur coût et leur discrétion restent des arguments majeurs, ces radars auront du mal à trouver leur place aux côtés des radars classiques – excepté pour des cas particuliers où la discrétion et/ou le besoin de couverture basse altitude sont des contraintes primordiales -, surtout qu’il existe des alternatives de radars à faible coût et relativement discrets, comme les radars LPI[2](même s’ils ont, eux aussi, leurs limitations).
C’est peut-être du côté civil qu’il faut regarder pour trouver un emploi pérenne à ces radars. Des radars passifs pourraient apporter un complément de détection en basse altitude, à moindre coût, tout en évitant d’ajouter une source supplémentaire de pollution électromagnétique alors que nos environnements ambiants sont déjà saturés[3]. Cela pourrait être une solution pour compléter la détection sur les grandes zones urbaines sans que cela pose de problèmes d’installation. Les radars passifs viendraient, dans ce cas, en renfort des radars de détection longue portée utilisés par le contrôle aérien.
Toutefois, les travaux de recherche sur les radars passifs pourraient avoir un intérêt, dans le domaine militaire, pour le développement d’une nouvelle génération de radars multistatiques. En effet, les algorithmes développés pourraient être réutilisés pour créer, sur le même principe que les radars passifs, des radars multistatiques utilisant des sources d’émission maitrisées. Ces émetteurs seraient répartis sur un territoire à surveiller, à la demande. Une forme d’onde plus adaptée permettrait d’améliorer le traitement et la précision des mesures. Les émetteurs seraient isotropes (rayonnants dans toutes les directions), n’auraient pas besoin d’être positionnés selon une géométrie particulière (liberté d’installation), ce qui en ferait des systèmes relativement souples à installer. Ce type d’architecture serait certes un peu moins discret, mais ces émetteurs seraient difficiles à localiser et à neutraliser un par un. De plus, l’élément le plus important de la chaîne serait le récepteur qui, lui, resterait totalement discret. Cela serait un compromis économique et opérationnel intéressant par rapport à un radar purement passif.
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Le développement de radars passifs reste un défi technique, surtout pour une application aéroportée, mais il apparait déjà que les nombreuses contraintes et limitations ne permettront pas à ce type de radar de concurrencer efficacement les radars classiques. Bien qu’ils puissent apporter un complément de couverture basse altitude à l’aviation civile, leurs performances devraient rester trop éloignées de celles des radars déjà en service et il est difficilement imaginable de voir les armées se passer du niveau de précision auxquelles elles sont habituées. C’est sans doute la raison pour laquelle, aujourd’hui, aucun radar passif ne semble être en service. Le terme est trop souvent abusivement utilisé pour désigner un système d’interception en mesure de localiser les sources rayonnantes d’une cible. Toutefois, les travaux réalisés dans le domaine peuvent permettre de développer une nouvelle génération de radars multistatiques moins chers, plus faciles à utiliser et à déployer, ce qui pourrait apporter un complément de détection. Dans tous les cas les radars classiques devraient continuer à dominer le marché encore longtemps et les applications pour les radars passifs resteront probablement marginales.
[1]https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00697130/document: Pistage de cibles manoeuvrantes en radar passif par filtrage à particules gaussiennes (Khalil Jishy).
http://www.theses.fr/2018SACLC103: Radar Passif Aéroporté : Analyse de l’impact de la propagation sur le traitement des signaux DVB-T (Clement Berthillot).
[2]https://cf2r.org/documentation/les-radars-lpi-une-menace/
[3]https://cf2r.org/rta/renseignement-dorigine-electromagnetique-pour-tous/