Que savons-nous des performances des systèmes d’armes russes ?
Olivier DUJARDIN
La littérature est toujours assez prolixe quand il s’agit de commenter et d’analyser les performances de tel ou tel système d’armes que l’on se plaît à comparer avec les équipements concurrents. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, c’est logiquement le matériel russe utilisé sur le terrain qui fait l’objet de toutes les attentions. Les performances des armements sont scrutées comme si la guerre se limitait à une addition des performances théoriques de systèmes pris isolément. Le contexte, le facteur humain, la tactique, l’organisation… sont des paramètres systématiquement ignorés dans ces « analyses ». Ne sont regardés que les résultats tels qu’ils nous sont rapportés, avec tous les biais que cela comporte.
L’observation du comportement des systèmes d’armes russes et les captures de matériels devraient, selon toute logique, permettre de nous faire une meilleure idée de leurs performances réelles. D’autant que les pays occidentaux ne partent pas de rien concernant le matériel russe, bien au contraire. A la lumière de cette connaissance préexistante, les résultats ne sont pas si surprenants que ça, compte tenu du contexte. Cela devrait être davantage de nature à nous inquiéter qu’à nous rassurer quant à nos propres équipements. Contrairement à ce que certains pensent, la guerre en Ukraine ne démontre pas une « supériorité technologique » occidentale[1].
Quelles sont nos connaissances ?
Cela fait des décennies que les pays de l’OTAN, mais aussi les pays se sentant potentiellement menacés par la Russie, comme la Suède ou la Finlande, étudient les matériels soviétiques puis russes. Au fil des années, de nombreusesinformations ont été récoltées, notamment par le renseignement d’origine humaine, électromagnétique et par l’image. Mais pas seulement : avec la chute de l’URSS et l’éclatement du bloc ex-soviétique, de nombreux matériels ont pu être récupérés. Nombre de ces équipements avaient déjà pu être obtenus auprès de pays qui en disposaient comme la Syrie, la Libye, l’Égypte. Cela concernait surtout des appareils relativement anciens mais toujours en service. On peut y ajouter aussi le matériel russe en dotation dans des pays avec lesquels nous effectuons régulièrement des exercices militaires.
L’exemple des systèmes sol/air russes, tant décriés par les Occidentaux, est éclairant.
– S-300 (SA-10 et SA-20). La Slovaquie[2] (S-300 PMU), la Grèce (S-300 PMU1) et les États-Unis (S-300 PT et/ou PS) en possèdent. Cela fait donc plus de vingt ans que les forces occidentales s’entraînent contre ce système qui a été testé dans toutes les configurations possibles, démonté et analysé sous toutes ses coutures. Les performances des radars, des missiles et du poste de commandement n’ont plus aucun secret pour nous. Le S-300 reste un ensemble considéré comme très performant car, sur bien des aspects, il surclasse des systèmes occidentaux comme le MIM-104 Patriot par exemple. La procédure opérationnelle face à ces dispositifs est claire : ne pas pénétrer leur volume de tir. Même s’ils sont parfaitement connus, ils restent très dangereux. En effet, bien que des contre-mesures aient été adaptées, cela n’est en rien une protection suffisante pour prendre le risque d’entrer délibérément dans leur volume de tir. Notre connaissance du S-300 PMU2 est un peu moindre, mais, sur les bases de ce que l’on connaît – éléments fournis par des renseignements électromagnétiques, humains et de sources ouvertes -, on en évalue assez bien les capacités.
Le S-400[3], qui à l’origine devait s’appeler S-300 PMU3, est une modernisation majeure du S-300 PMU2. La logique de fonctionnement est la même, mais il est doté de radars plus modernes et de missiles plus performants. Compte tenu de la connaissance que l’on a des systèmes plus anciens et des renseignements dont on dispose sur le S-400, aucun élément ne permet de penser que ce dernier ne serait pas efficace, bien au contraire. Nos contre-mesures n’étant pas aujourd’hui en capacité d’assurer une réelle protection contre les versions plus anciennes du S-300, la dangerosité est encore plus marquée avec le S-400. Ces systèmes sont loin d’être parfaits, ils ont leurs limites, comme tous les systèmes d’armes ; mais ils sont extrêmement adaptés à la mission pour laquelle ils ont été conçus et il convient de ne surtout pas les sous-estimer.
– 9K330 Tor (SA-15). Chypre et la Grèce en sont dotés. Ceux détenus par la Géorgie ont été transférés vers les Etats-Unis qui en ont créé un « clone » électronique, dénommé X-15, pour les exercices de guerre électronique et de brouillage. Comme pour les S-300, ce système est parfaitement connu et étudié. Cela reste un ensemble très performant dont il convient de se méfier.
– Buk (SA-11 et SA-17). Chypre, la Géorgie et la Finlande l’utilisent et ses différentes versions ont été largement testées et analysées. Ils sont les dignes descendants du système SA-6 qui reste, aujourd’hui encore, un dispositif sol/air tout à fait efficace.
– Pantsir-S1. Le sultanat d’Oman et les Émirats arabes unis en possèdent. Les exercices des pays occidentaux avec les forces émiraties sont fréquents et ce système est aujourd’hui relativement bien connu, sans avoir toutefois été étudié en profondeur. A noter que les États-Unis ont récupéré récemment un Pantsir-S2 capturé par les Ukrainiens.
Les systèmes plus anciens comme les SA-2, SA-3, SA-5, SA-6, SA-8, SA-13 sont eux parfaitement connus de longue date : de nombreux exemplaires ont été capturés ou récupérés auprès des ex-pays de l’Est (Pologne, Allemagne de l’Est, Tchécoslovaquie, etc.), au Moyen-Orient ou en Afrique. Globalement les systèmes sol/air russes ont toujours été réputés et cette réputation n’est pas usurpée, ce qui ne signifie pas pour autant que nos propres matériels ne sont pas performants.
Les systèmes sol/air ne sont pas les seuls équipements pour lesquels on a un bon niveau de connaissance, c’est aussi vrai pour les chars de combat, les hélicoptères, les systèmes de guerre électronique ou même les avions de combat. Par exemple, l’Inde dispose de nombreux SU-30 MKI avec lesquels les Occidentaux ont régulièrement l’occasion de faire des exercices, ce qui a permis de juger de la performance et des qualités de cet appareil et de ses systèmes électroniques. De manière générale, la bonne réputation attribuée à certains armements russes n’est pas que le fruit de la propagande du Kremlin, elle est surtout le reflet de notre propre connaissance de ces matériels.
Donc, quand on voit un de ces systèmes en difficulté dans certaines configurations tactiques, il faut aller un peu plus loin dans l’analyse et non simplement en déduire que le matériel est « nul » ou « inefficace ». Dans les mêmes conditions, il y a fort à parier que notre propre équipement ne ferait probablement pas mieux, si ce n’est pire. Ainsi, ne nous réjouissons pas trop vite des lacunes ou des limites du matériel russe observées sur le terrain, elles sont, dans certains cas, davantage le reflet de situations tactiques complexes que d’une faiblesse technologique.
Que peut-on espérer apprendre ?
Il n’en reste pas moins que les matériels russes saisis par les Ukrainiens représentent une source d’information très intéressante, essentiellement concernant ceux qui sont peu ou pas connus en Occident. Dans la liste des engins capturés, parmi les plus intéressants, on peut citer la cellule de l’hélicoptère d’attaque KA-52, le char T-90MS, le système antiaérien Pantsir-S2, le poste de commandement 1RL257 Krasukha-4 et le système de brouillage V/UHF R-934BMV.
L’étude de ces matériels va permettre de mieux en comprendre leur fonctionnement et leurs performances. Si cela conduitsouvent à confirmer ou affiner les éléments déjà connus, cela apporte aussi des éléments sur les solutions technologiques retenues qui peuvent servir à inspirer le développement de nos propres armements. L’étude des composants permet également de faire un état des lieux des circuits d’approvisionnement et donc des dépendances éventuelles, mais aussi des capacités de production propres de l’industrie russe. Enfin, l’analyse des matériels peut également donner des éléments sur les concepts tactiques d’emploi.
Conséquences opérationnelles
Aussi parfaite soit-elle, la connaissance d’une arme ne permet pas pour autant de s’en protéger totalement. Par exemple, concernant les systèmes sol/air, cette connaissance peut permettre de développer des contre-mesures mais cette adaptation a aussi des limites. En effet, il convient d’envisager une multitude de menaces potentielles et non une seule, car un avion de combat ne sait que très rarement à quel système il va devoir faire face. Donc les contre-mesures sont souvent génériques ce qui limite leur « personnalisation ». Ainsi, contre un S-400, elles seront différentes en fonction du type de missile utilisé. De plus, les matériels sol/air modernes cherchent à diminuer leurs vulnérabilités aux contre-mesures. En conséquence, celles-ci ne rendent pas la défense antiaérienne russe beaucoup moins dangereuse pour nos aéronefs.
Concernant les systèmes de guerre électronique russes, leur saisie permettra de mieux en connaître les performances et les possibilités. Le cas de la saisie du poste de commandement du 1RL257 Krasukha-4 a un intérêt plus limité car les éléments techniques les plus intéressants se trouvent dans la partie émission, laquelle n’a pas été capturée. Néanmoins, s’emparer d’un système de guerre électronique c’est, toute proportion gardée, un peu comme mettre la main sur l’ordinateur d’un pirate informatique. Il ne faut pas croire que cela permettra de se protéger des effets des brouillages qui exploitent, comme en informatique, des failles existantes sur nos systèmes. Contrairement à l’informatique, il n’est pas possible de corriger les vulnérabilités aux brouillages ; on apprendra éventuellement quelles failles sont exploitées mais guère plus. Réduire nos vulnérabilités impliquerait de changer la totalité de nos radars ou de nos moyens radio pour des équipements entièrement nouveaux. Cela serait extrêmement onéreux et l’efficacité serait aussi toute relative car ces nouvelles solutions auraient fatalement des vulnérabilités qui finiraient par être exploitées par l’adversaire.
Opérationnellement, la connaissance des systèmes adverses permet surtout de connaître leurs limites afin de pouvoir leur faire face dans une configuration tactique qui leur soit la plus défavorable possible, c’est-à-dire où leur efficacité est moindre.
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Les performances techniques des matériels russes utilisés en Ukraine n’ont pas réellement surpris les spécialistes. Ces systèmes d’armes sont globalement assez bien connus – à quelques rares exceptions près – et les résultats observés sont, dans l’ensemble, conformes aux connaissances et aux standards connus. Si surprise il y a eu, c’est sans doute plus sur le plan de la coordination, de la formation du personnel ou du niveau tactique de l’ensemble, que des performances du matériel lui-même.
Au contraire, les performances et les limites observées sur le terrain seraient plutôt de nature à nous inquiéter. En effet, ce conflit est assez représentatif de ce que pourrait être une guerre de haute intensité ; cela nous donne des indications très précieuses sur les difficultés auxquelles nous serions également confrontés. En l’état de nos connaissances et des observations sur place, il n’y a aucune raison objective de croire que notre matériel occidental soit fondamentalement meilleur, ni qu’il se comporterait mieux que celui des Russes dans des circonstances similaires.
[1] https://www.c4isrnet.com/battlefield-tech/2022/10/25/ukraine-war-proves-western-technology-is-superior-german-general-says/
[2] Son unique système S-300 a été transféré à l’Ukraine en 2022 dans le cadre du soutien militaire.
[3] https://cf2r.org/rta/comment-fonctionne-le-systeme-antiaerien-russe-s-400/