Que nous apprend la guerre en Ukraine sur la guerre aérienne et la défense antiaérienne dans un conflit de haute intensité ?
Olivier DUJARDIN
Le 24 février dernier, les forces armées russes lançaient une offensive éclair sur l’Ukraine. Cette attaque a été précédée d’un bombardement effectué par des missiles de croisière, dont des 3M14E Kalibr, des KH-555 et KH-101, des missiles semi-balistiques 9M728 Iskander-K et des missiles anti-radar KH-31P. Ces missiles ont visé les bases aériennes ukrainiennes, les sites de défense sol/air, les sites de radars de veille aérienne et les postes de commandement. A peine 4 heures plus tard, les forces terrestres russes franchissaient la frontière ukrainienne tandis qu’un assaut héliporté particulièrement audacieux et risqué était lancé contre l’aéroport d’Hostomel.
Plusieurs centaines de missiles ont été lancés lors de ces premières heures, ce qui a détruit au sol une bonne partie de la chasse ukrainienne[1] – qui s’était pourtant diluée sur plusieurs bases –, les principaux sites de défense sol/air longue portée constitués de systèmes S-300, ainsi que bon nombre de radars de surveillance aérienne[2]. Si cette première phase ressemble fortement aux opérations menées par les forces occidentales, la suite diffère radicalement.
Une supériorité aérienne partielle et de courte durée
Une offensive précédée de tirs de missiles de croisière et de missiles antiradars pour éliminer les sites stratégiques et les défenses sol/air n’a rien d’original en soi. C’est le préalable à toutes les opérations militaires. Seulement, neutraliser totalement une défense sol/air et l’ensemble des avions de combat ennemis est en général une opération de longue haleine qui dure de plusieurs jours à plusieurs semaines. Et encore, ce travail n’est presque jamais totalement achevé. Lors de la guerre du Kosovo, malgré 58 574 missions aériennes sur 78 jours – dont 4 397 missions de suppression des défenses aériennes ennemies –, ni la chasse ni la défense sol/air serbes n’ont été totalement neutralisées. Pourtant la défense sol/air serbe et son aviation n’avaient rien de comparable avec ce que peut aligner l’Ukraine, largement mieux dotée, tant en quantité qu’en qualité, sans même parler de l’étendue du pays.
Cette première phase de l’attaque russe était néanmoins de nature à neutraliser pendant quelques heures, l’essentiel de la chasse et de la défense sol/air ennemies, mais elle était très loin de pouvoir neutraliser l’ensemble des moyens disponibles.
La chasse ukrainienne semble avoir été durement touchée lors de cette première phase, le nombre de vols est resté relativement faible par la suite, ce qui semble indiquer qu’il restait peu d’appareils en mesure de prendre l’air. Il est difficile de savoir si les appareils ukrainiens qui ont continué à voler étaient mis en œuvre depuis leurs bases aériennes ou depuis des pistes secondaires ou des routes. Dans ce deuxième cas, la capacité de mise en œuvre des aéronefs a dû rapidement décroître car il est très compliqué de maintenir en état de vol et de ravitailler en munitions des appareils aussi sophistiqués que les avions de combat en dehors de leurs infrastructures de soutien. Mis à part les pertes subies au combat[3], ceci pourrait également expliquer la disparition lente mais progressive de la chasse ukrainienne du ciel.
La défense sol/air ukrainienne s’est révélée bien plus difficile à neutraliser. Non seulement tous les systèmes S-300 ukrainiens n’étaient pas déployés sur le terrain – ce qui fait qu’un certain nombre de la vingtaine de systèmes S-300 en dotation étaient en réserve –, mais tous les systèmes de courte et moyenne portée ont été globalement préservés des frappes. De fait, la défense sol/air ukrainienne pouvait donc encore compter sur quelques batteries S-300 mais aussi sur plusieurs centaines de systèmes de courte et moyenne portée (2K12 KUB (SA-6), 9K37 BUK (SA-11), 9K30 TOR-M1 (SA-15), 9K33M2 Osa-AK (SA-8), 9K35 STRELA-10 (SA-13) et de centaines de MANPADS (SA-7, SA-14, SA-16 et SA-18). Néanmoins, il semble que le réseau de radars de surveillance aérienne ait été durablement affecté, au moins sur la partie est du pays ; ce qui fait que l’Ukraine ne disposait probablement plus d’une situation aérienne complète. Or, sans cela, il est bien plus difficile de mettre en place une défense antiaérienne structurée. Chaque système d’armes devient aussi plus vulnérable car dans l’obligation de faire fonctionner son propre radar de veille et donc de révéler sa présence au lieu de profiter d’une situation aérienne déportée qui permette de n’activer le système que lorsqu’une cible est à portée de tir.
Néanmoins, cette neutralisation partielle et de courte durée (quelques heures) pouvait apparaître suffisante pour la guerre éclair espérée par les Russes. Mais l’échec de l’opération héliportée sur l’aéroport d’Hostomel a largement compliqué la suite des opérations.
La Russie face à la défense sol/air ukrainienne
Comme les nombreuses images diffusées sur internet le montrent, la défense sol/air ukrainienne reste active et est capable d’abattre des avions, des hélicoptères mais aussi des missiles de croisière.
En ayant engagé ses forces terrestres très rapidement sans disposer de la supériorité aérienne, l’armée russe s’est retrouvée très exposée. Aussi, les hélicoptères et les avions d’attaque russes ont dû accepter d’assurer l’appui au sol des troupes malgré les menaces, d’où les pertes subies. Les conditions météorologiques – plafond bas, brouillard – ont aussi entravé les opérations aériennes. Tout ceci peut aussi expliquer la relative discrétion de la chasse russe lors des premiers jours du conflit.
Le manque de munitions guidées a également imposé à la chasse russe d’évoluer assez bas en altitude. Il faut rappeler qu’une munition guidée coûte entre 100 et 600 fois plus cher qu’une non guidée et que les Russes ont privilégié le développement de calculateurs de bombardement comme le SVP-24 ou GeFest-24, lequel permet d’obtenir une ECP (erreur circulaire probable) autour de 5 mètres pour une altitude de largage de 5 000 mètres maximum. C’est certes beaucoup moins précis qu’une bombe guidée mais sans doute suffisant dans la majorité des cas pour un coût bien moindre. L’autre avantage est que les stocks de bombes lisses sont très importants et faciles à recompléter, contrairement aux kits de guidages qui sont très longs à produire ; mais cela impose d’exposer davantage les avions aux systèmes sol/air.
Après visiblement un temps de flottement lors des deux premières semaines, les missions SEAD (suppression des défenses aériennes ennemies) semblent avoir été plus systématiquement mises en œuvre afin de réduire progressivement les systèmes les plus dangereux. Des images récurrentes d’avions SU-30 équipés de missiles antiradar KH-31P ont été diffusées sur internet et l’usage de drones cibles E95M pour provoquer les défenses antiaériennes ukrainiennes est aussi attesté. Il a été également rapporté la transformation de vieux biplans AN-2 en drones pour jouer le même rôle mais leur emploi n’a pas encore été confirmé[4]. Le déploiement d’avions de guerre électronique a aussi été constaté en Biélorussie, laissant penser que des actions de brouillage contre les systèmes d’armes allaient être mises en œuvre.
Néanmoins, compte tenu du nombre de systèmes sol/air dans l’arsenal ukrainien et des nombreux missiles de très courte portée livrés par l’Occident, les aéronefs russes ne sont pas en mesure d’évoluer en dehors de toute menace sur le territoire ukrainien, surtout pour ceux évoluant le plus près de sol comme les hélicoptères ou les avions d’attaque SU-25 et SU-34. Sauf à renoncer à utiliser ces plateformes, l’attrition restera inéluctable.
La défense sol/air russe
La Russie ne semble pas avoir modifié son dispositif défensif ; seuls deux ou trois S-400 semblent avoir été déployés sur le territoire biélorusse et, à priori, un au nord du Donbass mais aucun sur le sol ukrainien. La défense sol/air autour de Moscou, Saint Petersbourg, l’enclave de Kaliningrad, la Crimée, la région de Mourmansk et l’Extrême-Orient russe continue d’accueillir le gros des systèmes S-400. Le reste du pays est encore majoritairement protégé par des systèmes S-300P dont le remplacement par des S-350 commence à peine. Ceci peut expliquer pourquoi les missiles OTR-21 Tochkaukrainiens lancés sur les bases aériennes russes de Tarantog et celle de Millerovo ont pu passer, sachant que la première ne disposait, pour toute protection, que d’un ancien S-300P situé à 50 km à l’est, bien incapable de traiter un missile balistique, et la seconde d’aucun système sol/air à moins de 200 km à la ronde. Les missiles ne pouvaient donc pas être interceptés. Bien que la Russie ait un réseau de défense antiaérienne l’un des plus dense au monde, une protection antiaérienne totale est impossible à assurer compte tenu de l’immensité du territoire. Seuls les sites les plus stratégiques font l’objet d’une protection systématique. Ceci explique pourquoi deux hélicoptères Mi-24 Ukrainiens ont pu réaliser un raid sur Belgorod, ville n’ayant aucune installation stratégique et donc aucun moyen de protection particulier. La défense antiaérienne n’est pas une sorte de magie créant un bouclier invisible pour sanctuariser un territoire.
Concernant les forces d’invasion, une couverture antiaérienne a été assurée mais de manière très incomplète. Aussi pléthorique que soit l’arsenal antiaérien russe, il n’est pas suffisant pour assurer la protection de l’ensemble des forces déployées. Les systèmes sol/air d’accompagnement comme les Tor-M1, les 2K22M1 Tunguska et les anciens 9K35 Strela-10 et OSA ont été complétés par des systèmes normalement dévolus à la protection statique, comme les Pantsir-S2, mais en nombre insuffisant pour être en mesure d’apporter une protection à l’ensemble des colonnes blindées et de ravitaillement.
Autre problème, la Russie est maintenant confrontée à une menace aérienne constituée de drones comme les TB-2 ou le Punisher de construction locale. Or ces drones, relativement petits et lents, sont particulièrement difficiles à détecter pour des systèmes sol/air en mouvement. Pour être efficace, il faut que les radars soient en position statique. En effet, la vitesse de déplacement du véhicule et les mouvements l’accompagnant gênent considérablement la détection des cibles relativement lentes car elles sont noyées dans les vitesses Doppler de l’environnement qui défile. Ces systèmes ont été conçus pour détecter des aéronefs, des missiles ou des hélicoptères évoluant à des vitesses bien plus élevées et ne risquant pas de se confondre avec l’environnement. Empiriquement, on peut considérer qu’un drone qui évolue à moins de 200 km/h sera très difficile à détecter par un radar en déplacement. Il faut considérer que cette problématique va s’aggraver avec l’arrivée de drones suicides que les Américains envisagent de livrer à l’Ukraine[5].
La Russie a aussi déployé des systèmes sol/air de moyenne portée comme le BUK-M1-2 dont les capacités d’interception sont plus étendues avec même une capacité antimissile balistique jusqu’à 20 km.
Tous ces systèmes antiaériens, loin d’avoir démérité, ont été en mesure d’abattre des aéronefs ukrainiens et des drones TB-2[6] – à la fin mars, 35 des 36 TB-2 livrés auraient été abattus (information à confirmer) – quand ils ont été en situation de le faire, c’est-à-dire en fonctionnement et en position fixe. Seulement, les énormes problèmes logistiques rencontrés par l’armée russe, notamment pour le ravitaillement en carburant, font que bon nombre de ces systèmes sol/air se sont retrouvés « à sec », ce qui fait qu’ils étaient mécaniquement inactifs faute d’énergie électrique, d’où le nombre de matériels abandonnés sur place. Dans ces conditions, les Ukrainiens ont pu largement diffuser des images de drones TB-2 détruisant des systèmes sol/air[7], ce qui ne signifie cependant pas qu’ils les aient mis en échec.
L’autre déficit de l’armée russe se situe au niveau de la surveillance aérienne. Si le territoire russe est maillé de nombreux radars de veille aérienne interconnectés à la défense antiaérienne, ce n’est pas le cas en Ukraine où les systèmes sol/air sont généralement isolés, ce qui diminue grandement leur efficacité globale car ils sont dans l’impossibilité de fonctionner en réseau et ne bénéficient pas non plus d’une profondeur dans la surveillance. Il semblerait qu’au moins deux avions radars A-50 aient été déployés en Biélorussie pour palier ce manque.
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C’est la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale que l’on assiste en Europe a une guerre de haute intensité dans la troisième dimension mettant en confrontation directe deux armées disposant d’un ensemble de capacités de premier rang (aviation, défense sol/air dense et relativement moderne, drones) et de niveau technologique à peu près semblable. Trois enseignements peuvent d’ores et déjà être tirés de ce conflit :
– face à un pays richement doté en systèmes sol/air, il est impossible de complètement supprimer la menace. Ceci impose donc aux aéronefs qui évoluent au-dessus du territoire ainsi protégé d’accepter de prendre des risques, donc d’avoir à subir inévitablement des pertes. Même les systèmes anciens demeurent une menace à ne pas négliger ;
– en complément des missiles, l’apparition des drones sur le champ de bataille maintient une menace aérienne permanente, pratiquement impossible à supprimer, ce qui impose de disposer d’un nombre respectable de systèmes antiaériens/anti-drones en mesure de protéger les forces au sol, notamment les formations blindées et les convois logistiques qui sont particulièrement vulnérables ;
– une guerre de haute intensité impose une très forte consommation de munitions, ce qui implique que l’utilisation de munitions guidées, en nombre limité dans les stocks compte-tenu de leur prix, sera réduite dans le temps. Comme le rythme de la production industrielle est incompatible avec le niveau de consommation, les forces aériennes devront rapidement accepter l’emploi de munitions non guidées (bien plus faciles et rapides à produire) et donc d’évoluer à plus basse altitude, c’est-à-dire dans le volume de tir de pratiquement tous les systèmes sol/air.
Contrairement à l’ensemble des opérations militaires occidentales menées depuis plusieurs décennies où la domination aérienne a toujours pu être obtenue, une guerre de haute intensité imposera aux aéronefs d’évoluer dans un espace constamment disputé et menaçant. Les pertes seront inéluctables et il faut donc disposer d’un volume de matériel suffisant pour faire face à l’attrition. Cela ne fait que rappeler, ce que le confort opérationnel relatif de ces dernières décennies nous a fait oublier : tout matériel militaire sensé aller au combat doit être considéré comme « perdable », si ce n’est même consommable.
[1] https://video.twimg.com/ext_tw_video/1504320157929332740/pu/vid/320×570/71JiEd7MSZXHi1SW.mp4?tag=12
[2] https://img.20mn.fr/ITmlIS0lQTeWwOcmb_BjNCk/816x523_des-radars-endommages-dans-une-installation-militaire-ukrainienne-a-l-exterieur-de-marioupol-en-ukraine-le-jeudi-24-fevrier-2022
[3] A la mi-mars une quarantaine d’aéronefs – à confirmer – auraient été abattus par la chasse ou la défense anti-aérienne russe.
[4] https://theaviationist.com/2022/03/02/russia-may-use-an-2-biplanes-in-ukraine/
[5] https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/2022-03-17/que-sait-on-des-switchblade-ces-drones-suicide-que-les-americains-pourraient-envoyer-en-ukraine-7ba24110-e2ea-4a01-abcb-e01bbe6cce92
[6] https://twitter.com/BabakTaghvaee1/status/1498252186249269248?s=20&t=GxpxdrMiO53nopMoFqI5ag
[7] https://www.youtube.com/watch?v=1-4ZqcaTOH8