Plateformes de renseignement : entre discrétion et efficacité
Olivier DUJARDIN
Dans leur majorité, les plateformes dédiées au renseignement sont facilement identifiables : de multiples appendices, antennes, protubérances diverses et variées pullulent sur les coques, les carlingues ou les carrosseries des véhicules. Outre leur apparence, ces porteurs ont des cinématiques souvent équivoques (surtout pour les navires et les aéronefs) et assez faciles à repérer pour le pays visé par ces missions. Si, en plus, leurs opérations sont rendues publiques et annoncées à l’avance, comme cela arrive parfois[1], la surprise n’existe plus et on peut s’interroger sur la pertinence d’une telle mission. C’est d’autant plus vrai que le « surveillé » sait aussi qui le surveille puisque ces moyens sont très souvent mis en œuvre par les armées et donc frappés du pavillon ou de la cocarde officielle. On peut alors légitiment s’interroger sur l’influence que peuvent avoir ces missions relativement voyantes sur le comportement de celui qui se sait surveillé car il modifiera en conséquence ses émissions.
Hors effet d’annonce, les missions de recueil de renseignement peuvent faire appel à des moyens, dédiés ou non, selon les contextes afin de satisfaire au mieux les besoins en renseignement.
Obtenir du renseignement de qualité nécessite soit d’être proche de sa cible, soit de disposer de matériels très performants s’il faut rester à distance. Or, entre le respect des frontières maritimes et aériennes et la mise en place de moyens de déni d’accès A2/AD, il devient parfois difficile de s’approcher des zones d’intérêt[2]. Pour compenser au moins partiellement ce handicap, il est nécessaire d’avoir recours à des équipements de recueil de renseignement plus performants, donc plus imposants : les systèmes optiques doivent avoir un plus fort grossissement et les antennes ROEM (Renseignement d’origine électromagnétique) doivent disposer de plus de sensibilité. Ainsi, tous ces équipements deviennent plus encombrants, ce qui entraine le développement de plates-formes relativement onéreuses. De fait, celles-ci se voient ainsi dotées de nombreux appendices et protubérances bien peu discrets qui ne laissent aucun doute sur leur fonction.
BEM Dupuy de Lôme
Sentinel R1 (Royal Air Force)
Ce problème n’échappe pas aux armées qui ont bien conscience que leurs plateformes sont repérables. Alors, comment obtenir du renseignement d’intérêt si l’adversaire sait que l’on est là et ce que l’on y fait ?
Il existe plusieurs tactiques pour « forcer » l’adversaire à dévoiler quand même certaines choses.
La première tactique consiste à multiplier les missions de recueil dans la durée, sans périodicité prévisible, afin de forcer l’adversaire à continuer malgré tout ses activités opérationnelles[3]. Ce sont des missions particulièrement adaptées aux aéronefs mais qui coûtent cher car elles demandent le roulement de plusieurs aéronefs et un nombre de missions important. C’est ce type de mission qui est, par exemple, souvent réalisé par les RC-135W/U américains et britanniques en mer Noire où l’on peut voir 3-4 avions, voire plus, se relayer sur zone pendant plusieurs heures chacun. Ne pas allumer (ou falsifier[4]) son transpondeur ou son AIS[5] peut être un avantage supplémentaire (pour rappel, l’usage du transpondeur, bien que recommandé, n’est pas une obligation pour les aéronefs évoluant dans l’espace aérien international).
Vols de 3 RC-135 en mer Noire le 21 septembre 2020
(au cours de cette seule journée il a été observé 3 vols de RC-135, 1 de R1-SENTINEL et 1 de P-8A)
La seconde tactique consiste à faire approcher plusieurs navires ou aéronefs des côtes sans allumer les AIS ou les transpondeurs ; l’adversaire sera alors obligé d’utiliser ses propres moyens de détection (radars), de transmettre l’information à un poste de commandement (émission radio) et éventuellement de dépêcher sur place un ou plusieurs bâtiments militaires ou chasseurs pour inspecter les intrus. Afin d’être plus efficace, cette tactique peut être combinée en employant, par exemple, plusieurs types d’aéronefs dont certains auront leur transpondeur allumé et d’autres non (mix bombardiers/chasseurs/patrouille maritime et avions/drones de renseignement). C’est le petit jeu auquel se livrent régulièrement les Russes et les avions de l’OTAN en mer Noire, dans la Baltique ou dans le détroit de Bering[6]. Cela nécessite de disposer de plusieurs plateformes et d’être en mesure de les déployer en même temps, sur une même zone géographique. A noter que ce sont majoritairement des plateformes militaires non dédiées au renseignement qui sont utilisées – avions de patrouille maritime (P-8A, ATL-2, P-3C, Tu-142…), bombardiers lourds (B-52, B-1B, Tu-95, Tu-160, etc.), navires de combat ou chasseurs – mais qui disposent néanmoins de capteurs aptes au recueil de renseignement et permettent de collecter des informations tactiques (temps de réaction, distance de détection, procédures etc.).
La troisième méthode est, elle, particulièrement indiquée pour les plateformes navales car elle nécessite une présence sur zone très longue, de plusieurs semaines voire de plusieurs mois. Là encore, l’objectif est d’obliger l’adversaire à fonctionner le plus normalement possible car il ne peut pas se permettre d’interrompre trop longtemps ses activités opérationnelles. Ces missions ont toutefois un coût relativement élevé car elles mobilisent une ou plusieurs plateformes sur de longues durées pour un seul théâtre d’opération.
Bien entendu, les différentes techniques peuvent se combiner à volonté mais elles impliquent toutes d’accepter de ne recueillir qu’une quantité relativement faible de renseignement par plate-forme et par jour de présence. Or, c’est le nombre et la durée des missions qui permettent d’obtenir des informations intéressantes, ce qui implique de disposer de moyens relativement conséquents. Elles restent quand même exposées au risque de leurrage et à la dissimulation de certains matériels étant donné que l’adversaire a parfaitement conscience de la présence d’yeux et d’oreilles indiscrètes.
L’action la plus inefficace lorsque l’on utilise des moyens dédiés, est de faire des missions rares, en solo et courtes. Dans ces conditions, il y a très peu de chances d’obtenir des informations réellement intéressantes si l’on ne passe que quelques heures ou jours par an sur une zone géographique. L’adversaire pourra limiter ses activités le temps de la présence du gêneur sans que cela soit une grosse contrainte pour lui étant donné le peu de temps que cela représente. Si en plus les missions sont annoncées en avance, il est probable que leur fonction ne soit plus réellement le recueil de renseignement mais la diffusion d’un message politique adressé à sa propre population et/ou à l’adversaire.
Rester discret pour gagner en efficacité
Il existe une autre voie complémentaire qui est l’emploi de vecteurs civils qui ne sont pas spécifiquement conçus pour servir de plate-forme de renseignement. Le matériel de recueil devra s’adapter au vecteur, et non l’inverse, en limitant autant que possible les implantations d’antennes trop visibles ou de toute autre protubérance voyante. Les contraintes de place et de poids imposent donc un matériel de recueil plus compact, moins optimisé, donc moins performant, mais aussi beaucoup moins cher. Il faut également accepter un ensemble de capteurs moins complet, ce qui fait que les domaines couverts seront plus spécialisés, la même plate-forme ne pouvant emporter trop d’équipements différents. Toutefois, un vecteur non dédié présentera une discrétion bien plus importante, lui permettant d’évoluer comme n’importe quelle autre plate-forme civile, surtout s’il bénéficie d’une immatriculation civile non étatique (société privée). Il lui sera ainsi possible de s’approcher bien plus près de la cible, ce qui compensera la moindre performance des capteurs et optimisera la mission. En effet, avec les grosses plateformes multi capteurs, il y a trop souvent des compromis à faire entre les différentes exigences de renseignement (COMINT, ELINT, IMINT), ce qui fait que la mission est rarement optimisée pour tout le monde.
Avec les plateformes civiles, le gain en discrétion permettra potentiellement de recueillir ce que l’adversaire tient à garder secret, mais aussi d’être moins leurré, la présence d’un vecteur de renseignement n’étant pas soupçonnée. C’est un peu l’idée qu’avaient les Soviétiques en déployant de nombreux « chalutiers » près des côtes des pays occidentaux pendant la Guerre froide, ou ce que pratique la Chine avec ses bateaux de pêche de la milice maritime. Les Etats-Unis préfèrent quant à eux, utiliser des sociétés privées, ce qui présente l’avantage d’être encore plus discret et leur permet de nier toute implication directe. En contrepartie, il n’est pas possible, sans un concours extérieur, de provoquer une réaction de l’adversaire comme peut le faire une plate-forme militaire qui s’approche des eaux ou de l’espace aérien souverain d’un Etat.
Le Cessna 208 Caravan est une plateforme largement utilisée pour des missions ISR
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Le recours à des moyens dédiés, non dédiés ou civils offre des options complémentaires. Il est évident que l’on ne pourra pas déclencher de réaction de l’adversaire avec un porteur civil, de même qu’il ne serait pas raisonnable de l’employer dans des conflits ouverts, ce qui obligerait ces plateformes soit à s’exposer, soit à rester hors de portée des capacités de leurs capteurs. Mais les moyens ISR non dédiés civils offrent une solution discrète, économique et une souplesse d’emploi que ne permettent ni les drones, ni les lourdes et onéreuses plateformes spécialisées.
L’emploi des moyens militaires est efficace pour la surveillance de zones stratégiques, pour lesquelles existe un besoin de renseignement dans la durée, ainsi que lors des conflits en cours. Les moyens civils sont, eux, à privilégier pour le renseignement sur des zones où l’on ne compte pas mettre de moyens de surveillance dans la durée, ou bien en complément des autres moyens si ceux-ci n’arrivent pas à obtenir les informations désirées. Ces vecteurs sont donc plus efficaces et beaucoup moins chers pour les missions isolées et de courte durée pour recueillir du renseignement pertinent.
En France, l’arrivée des premiers ALSR (Avion léger de surveillance et de renseignement) VADOR est souvent perçue comme un moyen de s’affranchir des prestataires privés qui prenaient en charge une partie des missions. Les armées considèrent que le renseignement est une activité qui doit rester souveraine et ne pas être externalisée. Or, ce serait une erreur de se priver des acteurs privés car, à plate-forme identique, il n’est pas possible de faire faire la même chose à un navire ou un aéronef militaire, dûment marqué de la cocarde nationale et à un porteur civil, affrété par une société privée. Outre le fait que l’utilisateur ne s’expose pas de la même manière, une plate-forme privée dispose d’une plus grande liberté d’action et d’une discrétion inaccessible à un vecteur officiel, sans pour autant tomber dans l’action clandestine. Compte-tenu du rapport coût/efficacité de cette tactique, il serait dommage de s’en priver au nom d’un dogme rigide. La complémentarité des moyens, des plateformes et des tactiques de recueil est indispensable pour un recueil de renseignement optimisé et il convient de ne se priver d’aucune option.
[1] https://air-cosmos.com/article/dupuy-de-lme-la-royale-tend-loreille-23574?utm_source=Sociallymap&utm_medium=Sociallymap&utm_campaign=Sociallymap
[2] https://cf2r.org/rta/deni-dacces-brouillard-de-guerre/
[3] https://fr.sputniknews.com/defense/202009031044371376-nouvelle-interception-davions-de-renseignement-etrangers-pres-des-frontieres-russes/
[4] https://theaviationist.com/2020/09/29/yes-u-s-rc-135s-have-used-bogus-hex-codes-to-transmit-a-false-identity-but-its-not-to-fool-china-or-other-enemies/
[5] Automatic Identification System est un système d’échanges automatisés de messages entre navires par radio VHF dont doit disposer tout bâtiment de jauge brute supérieure à 300 tonneaux.
[6] http://www.opex360.com/2020/09/05/lotan-multiplie-les-missions-pour-collecter-des-renseignements-electro-magnetiques-aux-abords-de-la-russie/