Peut-on encore passer en « économie de guerre » ?
Olivier DUJARDIN
C’est un leitmotiv que l’on entend depuis plusieurs mois : il faut passer en économie de guerre[1] ! On le constate, la guerre en Ukraine engloutit des quantités phénoménales de munitions et consomme des quantités incroyablement élevées de matériel. D’ailleurs, la Russie, bien que disposant d’une industrie militaire très importante, n’arrive pas à suivre le rythme en production de munitions, ni à remplacer les matériels détruits au combat. Pourtant elle a augmenté ses cadences industrielles en faisant tourner ses usines H24 mais ce n’est pas suffisant. Elle peut néanmoins s’appuyer sur des stocks de munitions et de matériels qui, bien qu’anciens, sont énormes, ce qui lui permet de tenir dans le temps.
Si l’on souligne à loisir l’incapacité industrielle russe à augmenter suffisamment sa production, il faut avoir l’honnêteté de constater que la situation dans les pays occidentaux n’est guère meilleure. Non seulement les volumes produits, surtout en munitions, sont très inférieurs à ceux des Russes, mais nous ne disposons pas non plus de stocks très importants. Effectivement, la volonté de passer en « économie de guerre » pour augmenter drastiquement nos capacités de production d’armes est régulièrement affichée. Néanmoins, une telle remontée en puissance ne se décrète pas sur un coin de table et ne s’annonce ni simple, ni rapide, au point que l’on peut même s’interroger sur sa faisabilité.
Complexité et prix des armements
Au fil des années et des progrès technologiques, les systèmes d’armes se sont énormément complexifiés pour offrir des performances et des fonctionnalités toujours supérieures. Seulement ce gain de performance s’est traduit par une augmentation exponentielle des coûts et des temps de production. Beaucoup de munitions, comme les missiles, et de matériels complexes, comme les navires, les aéronefs, les blindés, demandent des délais de fabrication particulièrement longs. Ainsi il faut plus d’un an pour produire un avion de combat (24 mois pour produire un avion Rafale), plusieurs mois pour produire un char, un véhicule blindé ou un canon (20 mois pour un canon Caesar) ainsi que certains missiles (24 mois pour un missile antinavire LRASM), plusieurs années pour fabriquer une frégate et une bonne dizaine d’années pour un porte-avions. On est très loin des capacités de production de la seconde guerre mondiale où l’industrie américaine, au plus fort de son activité, sortait un char ou un avion en quelques dizaines d’heures, produisant près de 2 800 chars et plus de 4 000 avions par mois (contre une petite vingtaine aujourd’hui) !
A mesure que le matériel gagne en complexité, les délais de fabrication s’allongent et les prix d’acquisition augmentent. En conséquence, des quantités moindres sont commandées[2], ce qui participe à encore allonger les délais puisque les volumes diminuent. Comme ces équipements sont plus rares et plus chers, on cherche à accroître encore plus leurs performances et à diminuer leurs vulnérabilités, ce qui se traduit par encore plus de technologie, de complexité, des prix en hausse et des volumes commandés plus faibles, et ainsi de suite… Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est pratiquement le même schéma qui se reproduit à chaque nouvelle génération de matériel. Et le tout s’est accéléré avec la fin de l’URSS quand les armées ont vu fondre leurs effectifs : on pensait pouvoir compenser cette baisse par la plus haute technicité des matériels, d’autant plus que les conflits auxquels on avait à faire face n’engendraient que très peu d’attrition dans nos rangs.
Seulement on arrive aujourd’hui à un stade où certains équipements militaires (avions de combat, porte-avions, sous-marins…) sont devenus tellement onéreux que, finalement, plus personne ne peut se permettre de les perdre au combat. Ils sont rares et pratiquement impossibles à remplacer dans des délais compatibles avec la durée d’un conflit, alors, qu’au contraire, leur destruction peut survenir en un instant. En conséquence, il y a une retenue naturelle dans l’emploi opérationnel de tels équipements : on évite de les engager dans des missions trop risquées, quitte à limiter ses ambitions. C’est aussi la même logique pour les militaires qui mettent en œuvre ces matériels. La complexité croissante de ces équipements nécessite des temps de formation de plus en plus long et des militaires de plus en plus spécialisés, eux aussi de plus en difficiles à remplacer.
En conséquence, certains systèmes d’armes et leurs équipages sont devenus tellement précieux que les armées en limitent volontairement l’emploi par peur des pertes. C’est pour cette raison que l’aviation russe évite le ciel ukrainien, car les risques sont trop importants, en se privant par là-même volontairement d’une puissance de feu appréciable. On pourrait aussi extrapoler sur le F-35, pourtant conçu pour pénétrer les espaces aériens fortement protégés ; il est ainsi plus que douteux qu’en pratique les forces aériennes équipées de cet appareil l’exposent réellement si les risques de pertes sont élevés. Il se pourrait même qu’à l’avenir seuls les drones[3] et les appareils déclassés et dronisés soient utilisés au-dessus d’espaces aériens contestés comme l’envisage la Chine[4] ; mais encore faut-il posséder des stocks de vieux appareils. Même chose pour les porte-avions que l’on cherche à éloigner des côtes depuis que la Chine a mis en service des missiles balistiques antinavires : ces bâtiments sont trop précieux pour être consciemment exposés à une telle menace. En conséquence, la pression se reporte sur l’aviation embarquée qui doit pouvoir opérer de plus en plus loin de son porteur avec les répercussions que cela entraîne sur les performances des appareils qui gagnent encore en taille, en complexité, en coût, en temps de formation du personnel, etc.
Comme l’a écrit Benoist Bihan, « l’impossibilité de remplacer rapidement les pertes subies transforme d’un coup un risque maîtrisé en un quitte ou double aux effets potentiellement désastreux avec le risque de « perdre la guerre en un après-midi [5]».
Des problèmes de main d’œuvre et de chaînes de production
Outre les questions de coût et de délai, la remontée en puissance de l’industrie de défense est aussi confrontée à deux goulets d’étranglement qui sont les chaînes de production et la main d’œuvre.
En effet, les chaînes de production ont été dimensionnées pour produire les volumes initialement commandés dans des délais imposés contractuellement ; elles ne sont pas du tout aptes à quintupler ou décupler leur productivité (quand ellesne sont pas purement et simplement démantelées une fois la commande honorée). Généralement, compte tenu des faibles volumes commandés, certaines des tâches sont encore manuelles et relèvent plus de l’artisanat que de la production de masse. Aussi une augmentation importante des rythmes de production impliquerait la conception de nouvelles chaînes de production. Ce n’est ni simple, ni rapide. Cela nécessiterait de se doter de machines-outils adaptées dont la fabrication est la spécialité de quelques entreprises, en outre rarement nationales, et qui, elles non plus, ne seraient pas forcément en mesure de fournir le matériel nécessaire dans des délais compatibles avec les exigences temporelles qu’implique un conflit ouvert…
Concernant la main d’œuvre, il faut être en mesure de trouver du personnel compétent et formé. Alors qu’il y a déjà, en temps de paix, une forte tension sur les techniciens qualifiés, on ne voit pas comment il serait possible de subitement recruter en nombre des spécialistes qui soient rapidement opérationnels. Si, durant la Première Guerre mondiale, il a été possible de recourir largement à une main d’œuvre peu qualifiée – notamment féminine –, les tâches confiées étaient peu complexes et très répétitives. En dehors, peut-être, de la production d’obus et de munitions simples – et encore les machines-outils aujourd’hui utilisées demandent certaines compétences -, la technicité des matériels modernes interdit un tel cas de figure.
Ces difficultés sont bien illustrées par la guerre en Ukraine quand on voit que les pays occidentaux peinent à produire suffisamment de munitions pour les transférer sans puiser dans leurs stocks, eux aussi limités[6]. C’est ainsi que la défense anti-aérienne ukrainienne se retrouve en grande difficulté par épuisement de ses stocks de missiles antiaériens pendant que l’Occident est bien incapable de lui fournir les quantités manquantes[7].
Approvisionnements non souverains
Un autre goulot d’étranglement pour un passage en « économie de guerre » est le problème des approvisionnements.
Que cela concerne des matières premières (métaux, alliages spéciaux, terres rares, etc.) ou certains composants, surtout électroniques, notre souveraineté n’est que très partielle et nous sommes très dépendants de fournisseurs extérieurs, c’est-à-dire à la fois de leurs capacités de production et des flux commerciaux sur lesquels nous n’avons que très peu prise.
Même la production d’éléments « simples » comme les munitions de petits calibres ou les obus standard peut devenir compliquée. Ainsi, par exemple, la nitrocellulose utilisée dans la poudre des munitions (petits calibres et obus) nécessite de la fibre de coton dont les trois plus gros producteurs sont la Chine – en premier et loin en tête -, l’Inde et les Etats-Uni. quand ce n’est pas directement la production de poudre qui est faite à l’étranger : ainsi l’Afrique du Sud est devenue un important fournisseur des pays européens pour ce produit. On pourrait aussi parler du cas du titane, métal particulièrement stratégique pour la production aéronautique et militaire, dont 50 % des approvisionnements de la France[8] proviennent de Russie, le reste se répartissant entre la Chine, la Japon, le Kazakhstan et l’Ukraine…
En conséquence, même la production sur notre sol de certains équipements ne nous garantit absolument pas une pleine et entière souveraineté, ce qui contraint nos capacités.
Aujourd’hui pratiquement plus aucun pays ne peut se targuer d’être entièrement souverain quant à ses approvisionnements. La diversité des matières premières et des composants utilisés fait que personne ne dispose de toutes les ressources en interne. Néanmoins, certains pays sont moins dépendants que d’autres. Ainsi, les Etats-Unis, la Russie et dans une moindre mesure la Chine sont sans doute les seuls pays disposant d’une autonomie suffisante pour prétendre pouvoir passer à une « économie de guerre ». Mais, comme on l’a vu, ce n’est pas nécessairement suffisant car d’autres paramètres sont à prendre en compte.
*
Le ministère des Armées a récemment publié un document[9] listant les cinq chantiers pour « produire plus et plus vite » dans le cadre d’une économie de guerre :
– le premier a pour objectif de donner de la « visibilité aux industriels », ce qui implique d’assurer un niveau de commande suffisant pour assurer un certain volume de production. Mais, compte-tenu des coûts de ces équipements et munitions, les finances publiques pourront-elles suivre ? La nouvelle LPM donne une partie de la réponse et met en lumière la modestie des annonces par rapport aux ambitions ;
– le deuxième est un appel à la « simplification » des équipements de façon à ce qu’ils soient plus faciles à produire et donc aussi moins chers. C’est peut-être ce chantier qui est le plus dimensionnant mais il impose un changement de logique par rapport aux dernières décennies et doit se traduire par des mesures concrètes. On peut y voir un début d’évolution avec la demande de l’armée de terre pour un nouveau missile antichar « abordable »[10]. A voir comment cela se traduira sur les nouveaux programmes d’armement mais ce n’est clairement pas la direction prise avec les programmes SCAF, MGCS et Eurodrone ;
– le troisième est un appel à la « sécurisation des chaînes d’approvisionnement ». Malheureusement, c’est un domaine où le pouvoir de l’État est limité tant par la constitution de stocks de matières premières ou de composants que par leur coût financier ; cela limite de facto la production possible au niveau de ces stocks disponibles. La volonté de relocalisation de la production est un effort sur le long terme qui doit être planifié et qui doit résister aux aléas des décisions politiques et des contraintes économiques ;
– le quatrième est lié au « recrutement » donc à la capacité de disposer des ressources en personnel qualifié pour assurer la production. Cet aspect dépend directement du niveau de commande de l’État et des quantités à produire, ce qui permettrait de justifier la formation des employés. Ensuite, il faudrait aussi être en mesure de maintenir ces personnes en poste en assurant sur le très long terme des niveaux de fabrication suffisants. Dans tous les cas ce n’est ni simple, ni rapide ;
– le cinquième et dernier point est lié au « financement » de la BITD nationale qui, il est vrai, peine parfois à trouver des fonds privés tant le « politiquement correct » a rendu tout investissement dans le secteur de la défense difficile par l’image négative que cela entraine pour les investisseurs. La seule volonté de l’État sera-t-elle suffisante pour contrebalancer des décennies de dénigrement de l’image de la BITD ? Rien n’est moins sûr.
Peut-on encore aujourd’hui imaginer que l’on puisse passer en « économie de guerre » en France ? Clairement non, aucun des prérequis n’existe et ce terme d’« économie de guerre » est, dans notre pays au moins, totalement vide de sens, ne servant qu’à des fins de communication. Avec des armements hors de prix, difficiles et longs à fabriquer, la production ne peut être à la hauteur des besoins du terrain d’un conflit de haute intensité et c’est peut-être la première leçon que l’on doit tirer de la guerre entre la Russie et l’Ukraine.
[1] https://theatrum-belli.com/rapport-dinformation-sur-leconomie-de-guerre-assemblee-nationale-29-mars-2023/
[2] https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/04/11/chez-arquus-premier-fournisseur-de-blindes-de-l-armee-de-terre-on-tourne-au-ralenti_6169053_3234.html
[3] https://cf2r.org/rta/linexorable-ascension-des-drones/
[4] https://www.capital.fr/economie-politique/la-chine-va-convertir-ses-vieux-avions-de-chasse-en-drones-1465192
[5] « Des armes hors de prix et des guerres qui durent », Guerre et Histoire n°72, avril 2023.
[6] https://meta-defense.fr/2023/04/29/face-a-la-chine-les-stocks-de-munitions-de-precision-americains-ne-dureraient-quune-semaine/
[7] https://www.courrierinternational.com/article/guerre-en-ukraine-la-russie-va-t-elle-devenir-maitre-du-ciel-d-ici-quelques-semaines
[8] https://www.avisa-partners.com/wp-content/uploads/2017/06/note_strat-_flash-titane-russie-ukraine_050514.pdf
[9] https://www.defense.gouv.fr/actualites/economie-guerre-5-chantiers-produire-plus-plus-vite
[10] https://www.opex360.com/2023/05/09/larmee-de-terre-veut-un-nouveau-missile-anti-char-abordable-et-repondant-a-des-besoins-precis/