L’Ukraine peut-elle militairement gagner la guerre ?
Olivier DUJARDIN
Depuis quelques semaines maintenant, un élan d’optimisme gagne l’Occident concernant la capacité de l’Ukraine à gagner la guerre contre la Russie. En effet, le général Kyrylo Boudanov, chef du renseignement militaire ukrainien, a déclaré que « le point de rupture se situera dans la seconde partie du mois d’août » et que « la plupart des actions de combat actives seront terminées d’ici à la fin de cette année. (…) En conséquence, nous allons réinstaurer le contrôle du gouvernement ukrainien sur tous les territoires perdus, y compris le Donbass et la Crimée ». De même, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a déclaré que « l’Ukraine peut gagner cette guerre »[1]. L’ancien général Américain Ben Hodges a même annoncé que l’Ukraine aura gagné la guerre avant la fin de l’été[2]. Cet optimisme s’appuie sur deux constats :
– les difficultés, réelles, des forces russes sur le terrain (pertes matérielles et humaines importantes, logistique déficiente, faiblesses tactiques, sanctions économiques entravant le remplacement du matériel etc.) ;
– la capacité de résistance de l’armée ukrainienne soutenue par d’importantes livraisons d’armes et les territoires qu’elle a pu regagner, notamment autour de Kharkov.
Pour autant, le tableau est en réalité bien plus nuancé car la presse occidentale a tendance à mettre de côté les difficultés auxquelles les forces ukrainiennes sont soumises ou qui pourraient rapidement surgir.
Une supériorité numérique ukrainienne
C’est un fait, entre les volontaires et les réservistes, l’armée ukrainienne est capable d’aligner aujourd’hui sur le terrain bien plus d’hommes (1,2 million en théorie) que la Russie. C’est un atout particulièrement important alors qu’elle se trouve en position défensive et que c’est à l’attaquant, en théorie, qui doit disposer de cet avantage. Cela permet à l’armée ukrainienne de recompléter ses unités pour compenser les pertes, ce que les Russes ont beaucoup plus de mal à faire. Néanmoins, le recomplètement des unités ne se fait pas avec le même niveau de compétence. A mesure que les pertes s’accumulent, certaines deviennent de moins en moins professionnelles, et souffre d’une perte de niveau tactique. Les témoignages des volontaires étrangers venus combattre au côté des Ukrainiens est intéressant : ils expliquent que beaucoup de soldats n’ont pratiquement reçu aucune formation et que leur valeur opérationnelle est faible. Cette faiblesse qualitative est en partie compensée par la posture défensive de l’armée ukrainienne qui n’a pas besoin de beaucoup manœuvrer. Toutefois, cela posera vraiment un problème dès que cette armée voudra reconquérir les territoires perdus. Ce ne sera alors pas la même guerre et nécessitera des compétences plus complexes que celles de résister à partir de positions retranchées.
Aujourd’hui la plus grande incertitude règne quant à la capacité ukrainienne à mener des offensives décisives. Les contre-offensives des forces de Kiev ont, jusqu’alors, été des échecs. Plusieurs ont été annoncées par le gouvernement ukrainien mais – que ce soit l’assaut sur l’île au Serpent ou les deux offensives sur Izium (une troisième serait en préparation) – toutes ont été tenues en échec par l’armée russe. Rappelons que, jusqu’à maintenant, les gains territoriaux de l’armée ukrainienne sont surtout le résultat d’un repli tactique de l’armée russe. Même autour de Kharkov, les forces de Moscou ont surtout mené des combats retardateurs pour fixer leur ligne de défense sur la rivière Donets. Belgorod n’est plus un point de passage essentiel de la logistique russe qui transite désormais principalement par Valyuki, au nord, et Chertkovo, à l’est. Des troupes seront probablement maintenues dans le secteur de Belgorod pour fixer des forces ukrainiennes qui n’iront pas renforcer celles du Donbass et éviter toute incursion en territoire russe.
Un flot (ininterrompu ?) d’armes et de munitions
L’aide militaire occidentale est un des éléments essentiels qui expliquent la résistance ukrainienne. Le volume d’armes et de munitions livrés par les Occidentaux à l’Ukraine est impressionnant : plus de 20 000 armes antichars de tous types dont 5 000 missiles FGM-148 Javelin (2 000 supplémentaires doivent arriver) fournis par les Etats-Unis, plusieurs milliers de missiles anti-aériens légers, des blindés, des canons, des drones, des munitions etc. Pour autant, à en croire les déclarations de Washington, toutes les munitions livrées jusqu’à maintenant pourraient être épuisées d’ici la fin du mois de mai. Or, ce serait déjà un peu plus d’un tiers de ses missiles Javelin que les Etats-Unis auraient livrés ainsi qu’entre 1/4 et 1/3 du stock de missiles FIM-92 Stinger (missile qui n’a plus été commandé depuis 2004). La capacité de production industrielle des missiles Javelin est aujourd’hui de 2 100 exemplaires par an (chaque missile coûte 80 000 dollars et le poste de tir 514 000 dollars), c’est-à-dire que ce sont plus de trois années de production qui ont été consommées en un peu plus de deux mois. Même si l’industriel envisage de passer à 4 000 unités par an, aucune commande n’a été à ce jour formalisée par l’administration américaine et cette montée en puissance pourrait bien être contrariée par les pénuries en semi-conducteurs mais aussi par un manque de main d’œuvre qualifié[3].
De manière générale, on peut estimer que les trois mois de guerre en Ukraine ont consommé, côté ukrainien, l’équivalent d’au moins deux années de production de toute l’industrie d’armement occidentale. Outre l’aspect financier – ces armes coûtent cher et cela pèse sur les économies occidentales -, on peut légitiment s’interroger sur la capacité et la volonté des Occidentaux de continuer à livrer des armes aux Ukrainiens dans de telles quantités sans affaiblir leurs propres capacités militaires alors que l’industrie est incapable de suivre le rythme. A titre de comparaison, la France a commandé 1 950 exemplaires du nouveau missile antichar MMP de MBDA, livrables d’ici 2025, ce qui représente une semaine de consommation dans le contexte ukrainien.
Bien sûr les forces russes consomment aussi beaucoup de munitions mais, même si elles venaient manquer de munitions de précision (missiles, bombes guidées) du fait des sanctions, il est probable que le pays soit en mesure d’alimenter ses forces en roquettes, bombes et obus classiques en nombre suffisant compte tenu de leurs stocks et de leur capacité de production. Il est donc possible, au contraire de ce qui est souvent dit, que le temps joue en faveur de la Russie car elle ne dépend de personne pour soutenir son effort de guerre, contrairement à l’Ukraine.
Une logistique qui se complexifie
Les dons d’équipements venant des pays occidentaux représentent un panachage de matériels très différents qui va rapidement poser des problèmes, à la fois pour la formation (utiliser un canon CAESAR, ce n’est pas la même chose qu’utiliser un PZH-2000) mais aussi pour la maintenance. Certains matériels sont fournis en quantités assez faibles (12 canons CAESAR, 5+7 obusiers blindés PZH-2000, 90+4+6 canons M777, 20 véhicules Bushmaster, 10+5 radars de contre-batterie AN/TPQ-36, 2 radars AN/MPQ-64, etc.), ce qui va compliquer grandement la logistique et la maintenance. Les Occidentaux ont déjà le plus grand mal à maintenir un taux de disponibilité satisfaisant de leurs équipements militaires sans être en guerre, alors comment espérer que l’armée ukrainienne puisse arriver à faire mieux avec un personnel trop rapidement formé, une chaîne logistique dépendante du bon vouloir des pays fournisseurs et une telle hétérogénéité de matériels ? Il est assez probable que nombre de ces équipements vont se retrouver assez rapidement inutilisables.
A ceci, il convient d’ajouter la difficulté d’approvisionner des armements utilisant des munitions différentes, et les problèmes d’approvisionnement en carburant – produit maintenant rationné -, sachant que l’Europe aussi voit ses approvisionnements sous tension. Cela concerne surtout les produits raffinés comme le diesel (la Russie couvrait 54% de la consommation européenne de Diesel).
Autre problème, la logistique ukrainienne repose principalement sur le transport ferroviaire durement touché par les frappes russes, et le fleuve Dniepr constitue un obstacle naturel qui contraint la logistique à emprunter un nombre limité de ponts.
Une supériorité aérienne toujours russe
Même si la Russie ne dispose pas de la suprématie aérienne totale, elle domine quand même largement le ciel[4]. Les forces aériennes russes arrivent à maintenir un rythme de 100 à 300 sorties aériennes par jour depuis le début de la guerre contre une petite dizaine côté ukrainien. Difficile d’imaginer des offensives décisives de la part des forces de Kiev sans qu’elles disposent, au moins localement, d’une certaine présence dans le ciel. Les drones ne seront pas suffisants pour contrebalancer l’absence de chasseurs bombardiers. De ce côté-là, il semble bien que l’Ukraine va devoir continuer à faire, et pour un bon moment, avec le peu d’avions qui lui reste, ce qui rend improbable toute inversion de tendance dans cette dimension. Il paraît difficile d’imaginer qu’une armée puisse gagner durablement du terrain contre un adversaire disposant de la supériorité aérienne, sauf à consentir à des pertes extrêmement importantes car avancer signifie aussi s’exposer.
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Si l’armée russe souffre durement, c’est également le cas de l’armée ukrainienne et les difficultés de la première ne doivent pas nous faire détourner le regard de celles de la seconde. Est-ce que l’Ukraine peut, militairement, gagner cette guerre ? C’est bien trop tôt pour l’affirmer car cela dépendra beaucoup de la capacité des Occidentaux à soutenir dans le temps l’effort militaire et économique en faveur de Kiev. Que l’Ukraine arrive à stopper l’armée russe – car celle-ci progresse toujours – n’est pas impossible, même si pour le moment ses forces semblent être en grande difficulté dans le Donbass. C’est une chose que de contenir des attaques grâce à une défense appuyée sur des positions retranchées, mais c’en est une autre d’arriver à renverser la vapeur et de reconquérir le terrain perdu.
En conséquence, la probabilité de voir l’armée ukrainienne prendre le dessus sur l’armée russe de manière nette au point d’inverser la tendance paraît assez faible à court ou moyen termes, malgré les livraisons importantes d’armes venant d’Occident, si tant est qu’elles continuent à ce rythme. Si une évolution favorable devait se produire pour Kiev, la cause en sera politique et/ou diplomatique, mais probablement pas uniquement militaire.
[1] https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-pourquoi-l-otan-estime-que-kiev-peut-gagner-cette-guerre_5141776.html
[2] https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/general-ben-hodges-avant-la-fin-de-l-ete-l-ukraine-aura-gagne-la-guerre_2173500.html
[3] https://www.france24.com/fr/am%C3%A9riques/20220515-livraison-d-armes-%C3%A0-l-ukraine-les-%C3%A9tats-unis-tapent-dans-leurs-stocks
[4] https://cf2r.org/rta/que-nous-apprend-la-guerre-en-ukraine-sur-la-guerre-aerienne-et-la-defense-antiaerienne-dans-un-conflit-de-haute-intensite/