Lien indissociable entre écoute et brouillage
Olivier DUJARDIN
La guerre électronique est constituée de plusieurs disciplines : le renseignement d’origine électromagnétique (ROEM[1]), qu’il soit tactique ou technique ; l’autoprotection ; et les actions offensives (brouillage). Il existe des liens très forts entre ces différentes disciplines puisque le renseignement technique nourrit le tactique au travers des bases de données et que les systèmes d’autoprotection sont directement nourris pas les informations tactiques et techniques ; quant aux systèmes offensifs, ils seraient aveugles et donc impuissants, sans savoir quoi ou comment brouiller. Ces liens très forts incitent souvent les concepteurs de systèmes à vouloir penser l’ensemble de ces fonctions en un seul système qui ferait tout. D’ailleurs, la littérature sur les différents équipements tend à accroître la confusion : en effet, les équipements dédiés à l’écoute ne sont pas forcément différenciés de ceux dévolus au brouillage, surtout que certains font les deux, à l’image des systèmes d’autoprotection. Il convient alors de bien comprendre l’utilité de chacun afin de ne pas faire de mauvaises associations.
Les plateformes de renseignement
Les plateformes dédiées au renseignement n’ont, en général, pas de fonction de brouillage, sauf éventuellement associée à un système d’autoprotection. Certains le regrettent, mais c’est en réalité extrêmement logique et ce serait une très grave erreur que d’y associer une fonction de guerre électronique offensive. En effet, l’écoute des signaux électromagnétiques implique une grande sensibilité des chaînes de réception afin de percevoir les signaux le plus loin possible. S’il devait y être ajouté une fonction brouillage, cela nécessiterait de protéger la chaîne de réception en conséquence et donc de perdre cette sensibilité. De plus, toute émission de brouillage rendrait le système d’écoute complètement sourd, car il serait saturé par l’énergie émise. Personne n’imaginerait placer des micros pour écouter le chant des oiseaux au milieu d’une rave-party ! C’est pour cette raison que les avions Transall C-160 Gabriel et les futurs Falcon Epicure, ainsi que le navire d’écoutes Dupuy-de-Lôme ne sont pas, ne seront pas, et ne doivent surtout pas être équipés de brouilleurs offensifs.
Les systèmes d’autoprotection
Concernant ces systèmes, la cohabitation entre récepteur et brouilleur est la plus évidente. Les récepteurs de guerre électronique dédiés à l’autoprotection ont une sensibilité bien moindre que ceux dédiés au renseignement. Leur but n’est pas d’écouter des signaux lointains mais de détecter des menaces immédiates. Dans ce cas, la chaîne de réception est peu impactée par le brouillage car celui-ci est de relativement faible puissance. Même si cela la rend « sourde » au moment du brouillage, quand le porteur doit faire face à une menace immédiate, la fonction brouillage devient alors prioritaire, c’est une question de survie pour la plateforme et ses occupants. De plus, le brouillage n’est qu’un outil de dernier recours, il n’a pas vocation à fonctionner souvent, ni très longtemps.
Les systèmes offensifs
La guerre électronique offensive a pour but de perturber les moyens de communication (liaisons de données, communications, télécommandes de missiles ou de drones, etc.) et de détection (principalement les radars) de l’ennemi afin de l’empêcher d’utiliser pleinement son outil militaire et de contraindre ses moyens. Pour cela, il faut préalablement connaître quel moyen radio fréquence utilise l’adversaire et identifier chacune des fréquences utilisées. Cela demande donc à la fois un important travail de renseignement en amont, afin de connaître ce qu’utilise l’adversaire, et une écoute continue de l’activité ennemie, pour être en mesure de perturber de manière ciblée et intelligente ses capacités.
Le fait de disposer de systèmes de guerre électronique offensifs nécessite à la fois des moyens dédiés au renseignement électromagnétique et des moyens d’écoute directement associés aux brouilleurs afin de les piloter. De fait, un brouilleur isolé, sans fonction d’écoute, n’est d’aucune utilité sauf pour quelques cas particuliers (brouilleurs anti-IED ou brouilleurs de GNSS).
Il existe deux types de matériels : ceux qui réunissent sur la même plateforme la fonction écoute et la fonction brouillage et ceux qui dissocient les deux. Dans le premier cas, on retrouve principalement les avions de guerre électronique offensifs, comme le EA-18G Growler ou l’IL-22PP par exemple. Ces plateformes doivent pouvoir opérer de manière plus ou moins autonome et disposent donc à la fois d’un équipement d’écoute ROEM et de capacités de brouillage. Or, il existe un inconvénient : à partir du moment où ces plateformes sont dans une phase d’attaque (brouillage), elles deviennent sourdes et n’ont donc plus la capacité de s’adapter à l’évolution des signaux. Cela implique donc, soit de réaliser des séquences de brouillage régulièrement interrompues pour assurer la fonction écoute, soit de faire appel à un autre capteur suffisamment éloigné pour être en mesure de surveiller l’évolution du spectre électromagnétique. Dans le cas des EA-18G, ce peut être soit un avion de type RC-135 qui assure cette fonction à distance de sécurité, soit un autre AE-18G qui reste, lui, en mode écoute. Pour les systèmes terrestres de brouillage offensif, il y a généralement séparation physique de la fonction écoute et brouillage, même si les stations de brouillage gardent souvent une capacité d’écoute autonome. C’est, par exemple, ce que l’on peut observer sur le système turc KORAL.
Cette nécessité de séparer les fonctions écoute et brouillage pour une meilleure efficacité explique qu’il n’existe pas de navire de surface disposant de capacités de brouillage offensif. Les brouilleurs que l’on trouve aujourd’hui sur les navires sont dédiés à l’autoprotection. Même si les brouilleurs d’autoprotection pourraient être utilisés en offensif, cela n’est que très rarement pratiqué car le porteur se retrouve alors sourd puisqu’il n’est pas possible de séparer suffisamment la fonction écoute de la fonction brouillage sur un navire. A cela s’ajoute le fait que le bâtiment perd aussi l’usage de ses propres moyens de détection (radars), ainsi qu’une partie de ses moyens de communication, ce qui neutralise partiellement son système d’armes. Un navire de combat privé de la plupart des fonctionnalités de celui-ci devient extrêmement vulnérable et ce n’est donc pas souhaitable. Pour effectuer du brouillage offensif à partir d’un navire, il faudrait disposer d’unités consacrées à cette fonction, agissant en coordination avec d’autres dédiées à la surveillance du spectre. Une telle configuration apparaît aujourd’hui irréalisable financièrement compte tenu du coût d’une plateforme aussi spécialisée. Par contre, il pourrait être envisageable de positionner, au besoin, une station de brouillage sur un navire de soutien qui pourrait alors, ponctuellement, assurer la fonction de guerre électronique offensive, sans pour autant dédier un bâtiment spécialisé à cette fonction. Il ne semble pas que ce type d’installation ait déjà été testé, ni même envisagé.
Les brouilleurs anti-IED
Le but de ces systèmes est d’empêcher la transmission d’ordres de déclenchement d’un engin explosif improvisé. Dans ce cas, la notion d’écoute n’est pas pertinente car, au moment où le signal de télécommande est détecté, il est déjà trop tard. Ce sont donc des systèmes qui brouillent préventivement certaines gammes de fréquences, les plus susceptibles d’être utilisées pour un tel usage, mais sans garantie de résultat. Ces brouilleurs ne sont qu’un élément intégré dans un dispositif de protection plus large mais qui, à eux seuls, ne peuvent être suffisants.
Les brouilleurs de GNSS et de GSM
Comme précédemment, la notion d’écoute n’est pas ici pertinente. Le but de ces brouilleurs étant d’empêcher l’accès à un service existant, ils vont cibler les fréquences utilisées. Rien ne garantit que la menace utilise bien l’un de ces services mais c’est une suppression de capacité par défaut, sachant que les fréquences utilisées sont parfaitement connues, ne peuvent être modifiées et, qu’à ce titre, toute fonction d’écoute est donc inutile. Toutefois, il faut bien avoir conscience que cette privation de service est globale et pénalise autant l’ennemi que soi-même ou ses alliés[2]. Il faut donc bien faire la balance entre les avantages d’un tel brouillage et les inconvénients induits.
Cas particulier de certains systèmes dédiés à la lutte anti-drones
En ce domaine où sont parfois complètement dissociées les fonctions écoute et brouillage. Certains industriels proposent des fusils « anti-drones » brouilleurs autonomes large bande, c’est-à-dire n’étant pas associés à la moindre fonction d’écoute radio-fréquence. L’idée est de considérer que les drones utilisent des liaisons de données qui font forcément appel à des bandes de fréquences autorisées et qu’il suffit donc de brouiller préventivement toutes ces bandes de fréquences. Toutefois, cette approche a plusieurs inconvénients en dehors même de la question de la détection[3] du drone.
– Premièrement, rien n’indique qu’un drone utilise bien une liaison radio fréquence, il peut évoluer de manière autonome.
– Deuxièmement, rien n’indique non plus qu’un drone utilise obligatoirement une ou des fréquences officiellement attribuées, il peut avoir été adapté justement pour contrer ce type de brouilleur dont les fréquences couvertes sont donc assez faciles à déduire.
– Troisièmement, un brouillage générique couvrant toutes les fréquences possibles n’est pas du tout optimisé (forme d’onde et puissance), sans même parler de la gêne éventuelle occasionnée (brouillage de réseaux GSM ou Wifi par exemple). Une grande partie de l’énergie sera diffusée sur des fréquences inutiles, réduisant d’autant l’énergie consacrée aux fréquences réellement à brouiller. Les drones incorporant de plus en plus souvent des dispositifs antibrouillage – principalement pour lutter contre les interférences (nombreuses sur ces fréquences « de plein droit ») -, un brouillage non optimisé aura toutes les chances d’être inopérant ou, tout au moins, d’avoir une portée efficace relativement faible, à moins d’utiliser une puissance très importante donc peu compatible avec un équipement facilement manipulable.
– Quatrièmement, et c’est peut-être le point le plus important : effectuer un brouillage aveugle sur une menace, sans être certain de la pertinence de l’action, peut donner un faux sentiment de sécurité. Une action inefficace va faire perdre un temps précieux avant de se rendre compte que cela ne fonctionne pas et de mettre en place une autre parade. Ce phénomène est lui-même accentué par l’entraînement, qui vise à produire, face à un évènement défini, une réaction prédéterminée, de l’ordre du réflexe. Dans ce contexte, le mécanisme de réflexion met plus de temps à s’activer. Ce biais cognitif fera que l’opérateur aura souvent tendance à insister au lieu de s’interroger sur l’efficacité – ou l’inefficacité – de son action. Les facteurs temps et niveau de menace (temps de réaction court et menace élevée) renforcent encore ce risque.
Ce type de produit joue sur le fait que la menace est encore majoritairement composée de drones du commerce plus ou moins modifiés et que ce type de réponse est suffisant. Si cela est probablement encore vrai pour les menaces actuelles sur le territoire national, cela l’est beaucoup moins sur les théâtres d’opérations extérieurs. Pour ne prendre qu’un exemple, il est assez peu probable que les drones qui ont attaqué la base russe de Khmeimim en Syrie aient utilisé des liaisons de données en conformité avec les normes internationales applicables aux drones civils. Sauf à développer des brouilleurs couvrant des gammes de fréquences toujours plus larges – dont la puissance devra être continuellement en augmentation -, ce type de produit est logiquement amené à évoluer à court terme pour être associé à un système d’écoute, à mesure que les menaces et les moyens d’y répondre gagneront en maturité.
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Sauf cas particulier, lorsque l’on veut faire du déni de service sur des moyens radio-fréquence utilisant des fréquences fixes et parfaitement connues (réseaux GSM ou GNSS par exemple), il est indispensable de concevoir, le brouillage en association avec une surveillance du spectre électromagnétique. C’est la seule manière de réaliser un brouillage réellement efficace et adapté à la menace, en y consacrant la puissance nécessaire, sans brouiller toute une partie de spectre dont on peut aussi avoir l’usage. Il est aussi souhaitable, dans la mesure du possible, de séparer physiquement les fonctions écoute et brouillage afin que la surveillance du spectre puisse continuer pendant le brouillage. En effet, aujourd’hui beaucoup d’émetteurs disposent de fonctions antibrouillage/anti-interférences par évasion de fréquences, ce qui fait qu’ils adaptent leurs fréquences si elles sont brouillées. Sans surveillance simultanée du spectre, le brouillage devient rapidement inefficace si l’émetteur à brouiller a changé de fréquence et que le brouilleur ne le sait pas – sauf à effectuer du brouillage par intermittence, forcément moins efficace et moins réactif.
Le brouillage est la dernière fonction à ajouter à un ensemble cohérent de matériels de guerre électronique composé de moyens de renseignement technique et tactique ainsi que de compétences associées[4]. Sans cette combinaison, aucun brouillage, qu’il soit offensif ou défensif, ne peut être efficace si l’opérateur ignore ce qu’il doit brouiller, et comment.
[1] https://cf2r.org/documentation/renseignement-electromagnetique-definitions-et-contours/
[2] https://korii.slate.fr/tech/aviation-armee-americaine-brouillage-gps-risque-accident-crash-vols-commerciaux
[3] https://theatrum-belli.com/detection-et-neutralisation-des-drones/
[4] https://cf2r.org/rta/guerre-electronique-la-suprematie-russe/