Les nouveaux acteurs de la guerre électronique
Olivier DUJARDIN
Depuis une dizaine d’années maintenant, la guerre électronique est revenue sur le devant de la scène. Si, au début, elle était principalement associée aux forces russes, c’est de moins en moins le cas. Aujourd’hui, par mimétisme autant que par les retours d’expériences de terrain, de plus en plus d’armées dans le monde développent leurs capacités en la matière, particulièrement le volet offensif, c’est-à-dire le brouillage. Les capacités de brouillage des radars ou des communications sont de plus en plus intégrées aux forces déployées sur le terrain, en complément des systèmes de défense sol/air et des drones d’attaque, même si ces matériels sont rarement mis sur le devant de la scène. Pourtant, c’est bien la présence de systèmes de guerre électronique qui a, parfois, permis de modifier le rapport de force comme on a pu le voir en Libye.
Analyse des opérations en Syrie et en Libye
La présence de systèmes de guerre électronique est avérée depuis l’arrivée des forces russes sur le territoire syrien. Ces moyens sont utilisés pour suivre l’activité des forces occidentales et des groupes rebelles et pour assurer la protection des aéronefs russes évoluant depuis la base de Hmeimim (brouillage des systèmes sol/air occidentaux, des liaisons de données des drones occidentaux, des radars des aéronefs etc.). En complément, des systèmes Pantsir ont été déployés contre les attaques de drones lancés par les rebelles de l’enclave d’Idlib. D’ailleurs, la combinaison Pantsir/brouilleurs semble être la solution qui a permis aux forces russes de déjouer avec succès les attaques saturantes de drones qui ont, à plusieurs reprises, été lancées contre leur base, même si les succès contre ces attaques ont été systématiquement attribués aux seuls Pantsir, par simplification, mais aussi par souci de promotion de cet équipement qui est un succès commercial.
Mais, parallèlement à ces succès, les Pantsir fournis aux forces syriennes ont subi des pertes importantes face aux forces israéliennes. Certes, les vidéos diffusées par Tsahal ont un but politique évident : montrer que rien ne peut l’empêcher de frapper ses ennemis. Pour percevoir la réalité, il faut se référer à un article du National Interest[1]qui révèle que les succès israéliens ont coûté très cher en drones suicides Harop (Harpy 2). En effet, la tactique retenue par l’Etat hébreu fut l’attaque de saturation, de telle sorte que les Pantsir finissaient par être détruits faute de munitions pour répliquer. Cette tactique est très efficace et fonctionne toujours, mais elle est très gourmande en munitions et revient relativement cher. Ces succès ont aussi été « aidés » par une organisation défaillante de la défense syrienne, car il semblerait que chacun des systèmes fonctionnait de manière autonome, sans coordination avec les autres – contrairement à ceux mis en œuvre par les forces russes -, les empêchant ainsi de s’autoprotéger.
Nul doute que ces éléments ont été attentivement étudiés par les forces turques et qu’elles s’en sont inspirées quand elles ont commencé à investir la poche d’Idlib pour contrer l’avancée syrienne. Elles ont déployé des systèmes antiaériens de courte portée (artillerie sol/air KORKUT et probablement un ou plusieurs systèmes HISAR-A en test) afin d’assurer leur protection contre les aéronefs ennemis ; et par des systèmes de guerre électronique KORAL chargés de détecter et de brouiller les radars associés des systèmes sol/air syriens, afin de pouvoir opérer leurs drones armés de type MALE Bayraktar TB2. Ainsi, les Turcs ont pu détruire avec succès plusieurs systèmes antiaériens Pantsir sans avoir à saturer les défenses adverses comme ont dû le faire les Israéliens. La combinaison du brouillage radar et des attaques par drones s’est avérée très efficace même s’ils ont dû malgré tout consentir à perdre quelques drones – sept auraient été abattus[2]. Cette efficacité pourrait être moins efficace à l’avenir si les forces syriennes parviennent à modifier les tactiques d’emploi de leur défense antiaérienne : déploiement en binôme, mobilité des systèmes pour compliquer leur localisation, utilisation de moyens de détection déportés etc.
Les Turcs ont utilisé la même tactique en Libye afin de contrer les forces du général Haftar. Le contexte étant différent, ils ont adapté leur tactique au nouveau théâtre. Les distances étant bien plus importantes, l’effet du brouillage des radars des Pantsir à partir de stations sol devenait plus difficile (horizon radioélectrique) et n’était donc pas toujours possible. Ils ont donc utilisé leurs systèmes de guerre électronique pour détecter les radars afin de les localiser grossièrement[3], l’affinage du repérage étant effectué par les drones qui ne s’approchaient que lorsque les systèmes ennemis étaient désactivés. Ceux-ci étaient ensuite détruits. Dans ces opérations, les Turcs auraient perdu au moins dix-huit drones et il est probable que cette tactique devienne moins efficace si les opérateurs émiratis des Pantsir adoptent une meilleure tactique d’emploi. Il sera intéressant de voir si ces systèmes seront mieux employés par la société de mercenaires russes Wagner[4].
A noter que l’emploi des brouilleurs par les Turcs a aussi permis de clouer au sol les drones Wing Loong émiratis. Les liaisons de données étant brouillées, les Emiratis ont préféré les laisser au sol après en avoir perdu un certain nombre[5]. Il semblerait que les Turcs aient aussi bénéficié d’un soutien américain, sous forme de radars de surveillance et de capacités de brouillage supplémentaires dont la nature reste à préciser. Parallèlement, les forces turques ont déployé des systèmes sol/air MIM-23 Hawk afin de faire face aux avions de combat récemment livrés par la Russie aux forces du général Haftar. De cette façon, par une utilisation combinée de systèmes sol/air, de systèmes de guerre électronique et de drones, l’armée turque espérait garder la maîtrise du ciel, sans engager l’aviation de combat. Toutefois, le bombardement de la base aérienne Al-Watiya[6] par des aéronefs de nationalité inconnue a rappelé aux forces turques qu’une attaque à basse altitude d’avions en silence radio et radar pouvait échapper à la détection des systèmes de guerre électronique et à celle du radar de veille AN/MPQ-64 associé aux missiles et qu’une protection anti-aérienne courte portée était nécessaire[7].
Les Emiratis ne semblent pas vouloir en rester là et leur récente acquisition de systèmes de guerre électronique biélorusse[8] Groza-6 n’est sans doute pas un hasard. Même s’il leur faudra sans doute plusieurs années avant d’être pleinement opérationnels et autonomes dans ce domaine, cela montre qu’aujourd’hui la guerre électronique s’invite dans tous les conflits, même ceux dont on pouvait penser qu’ils resteraient des « petites guerres ».
Les nouveaux acteurs
Il y a quelques années encore, la guerre électronique semblait réservée à certains Etats. Les acteurs majeurs du domaine étaient la Russie, la Chine, Israël et même les Etats-Unis – en dépit d’un certain retard pris sur les forces russes. Depuis quelques années, de nombreux Etats ont pris conscience que les moyens de guerre électronique sont devenus indispensables et développent leurs propres systèmes ou en acquièrent.De nouveaux acteurs entrent en scène, à l’image de la Turquie, mais ce n’est pas la seule. Des pays comme la Biélorussie, l’Ukraine, l’Inde proposent à l’exportation des équipements de guerre électronique à des prix très bas par rapport aux standards occidentaux, mais pas forcément moins performants. Des pays comme la Corée du Sud, la Suède, l’Iran et le Japon, entre autres, renforcent leurs capacités. Et l’on voit des « petites nations » comme les Emirats arabes unis acquérir de tels équipements suite à leur expérience de terrain.
- La guerre électronique apparaît dorénavant, aux côtés des forces terrestres, des systèmes sol/air, des drones ou de l’aviation de combat, comme un élément essentiel à la cohérence des moyens. Les Etats-Unis multiplient les programmes d’équipements en offensif et en défensif, à l’image de l’appel d’offre de l’US Navy pour équiper des avions à même de l’entraîner à évoluer en ambiance de guerre électronique[9]. De gros efforts sont aujourd’hui consentis par de nombreux pays pour gagner ou regagner en compétences et c’est sans doute plus que nécessaire si des mercenaires de sociétés privées commencent à utiliser des systèmes sol/air sophistiqués comme c’est le cas en Libye.
- La Turquie est en passe de devenir un acteur majeur de la guerre électronique, domaine dans lequel elle fait preuve d’une grande expertise, avec des résultats très probants sur le terrain. Entre ses drones MALE d’attaque – aux capacités certes modestes mais économiquement « sacrifiables » -, des moyens de guerre électronique offensifs, une défense sol/air qui se modernise (HISAR-A, HISAR-O et S-400) et une aviation de combat moderne et relativement bien entraînée, la Turquie présente une capacité militaire qu’il ne faut pas sous-estimer. Compte tenu des tensions qui existent aujourd’hui entre Paris et Ankara, les moyens militaires turcs pourraient bien nous « faire mal » en cas d’affrontement direct. De plus, la Turquie dispose de tous les outils pour sanctuariser son implantation sur le territoire libyen, un peu à la manière des Russes en Syrie. Nul doute qu’elle a tout à fait conscience de sa force et de nos faiblesses, ce qui lui permet de continuer à avancer ses pions dans une relative quiétude quant aux réactions possibles des pays européens.
Comme trop souvent, on constate la quasi-absence des Européens dans le domaine de la guerre électronique[10], dont celui de la France. Leurs programmes se contentent, le plus souvent, de remplacer les capacités existantes, tout en restant dans le préventif (renseignement) et le défensif. Ce manque de prise de conscience pourrait bien nous amener à un « décrochage opérationnel » en cas d’intervention dans des environnements moins permissifs que ceux auxquels nous nous sommes habitués depuis une vingtaine d’années. Qui aurait pu croire, il y a encore cinq ans, que le théâtre libyen verrait le déploiement de systèmes d’armes modernes et sophistiquées mises en œuvre par des miliciens, de mercenaires et de troupes étrangères ?
[1] https://nationalinterest.org/blog/buzz/israel-kamikaze-drones-are-destroying-syria%E2%80%99s-air-defenses-42592
[2] Leur coût unitaire est d’environ 5 millions de dollars, soit moins que la plupart des drones concurrents, chinois exceptés.
[3] https://cf2r.org/rta/localiser-les-emetteurs-radio-electriques/
[4] https://www.menadefense.net/afnord/des-pantsir-dorigine-inconnue-aux-mains-de-wagner-en-libye/
[5] IOL n°855 du 10 juin 2020.
[6] https://www.menadefense.net/afnord/mais-qui-a-donc-bombarde-al-watiya/
[7] Si le radar était actif, les avions sont probablement restés sous la couverture radar le plus longtemps possible afin de garder l’effet de surprise.
[8] https://www.menadefense.net/mideast/les-emirats-arabes-unis-se-dotent-de-brouilleurs-bielorusses-groza-6/#utm_source=rss&utm_medium=rss
[9] IOL n°856 du 24 juin 2020.
[10] On notera le rapprochement de l’Italie avec Israël sur ce sujet.