Le retour des « Wunderwaffen »
Olivier DUJARDIN
Les wunderwaffen, littéralement « armes miraculeuses », sont des armes et des systèmes d’armes développés par le régime nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces matériels, techniquement très avancés pour l’époque, devaient résoudre le problème stratégique posé à l’Allemagne qui avait conscience qu’elle ne diposait pas des ressources humaines et matérielles suffisantes pour faire face aux deux fronts, Est et Ouest, qui lui étaient imposés. Le régime nazi fonda alors ses espoirs sur le développement d’armes techniquement très avancées devant lui permettre de compenser le volume de ses forces en surclassant technologiquement ses adversaires – accessoirement cela avait aussi pour objectif de montrer la « supériorité aryenne ». Le but était de contrebalancer la quantité par la qualité. C’est, à peu près, la même logique qui prévaut de nos jours en voulant « faire plus avec moins » grâce aux nouveaux équipements.
Les matériels développés par l’Allemagne étaient réellement très en avance sur leur temps ; ils avaient toutes les caractéristiques de ce qu’on appellerait aujourd’hui, des Game Changers : avions à réaction (Me-262, He-162, AR-234…), missiles anti-navires (Fritz X, Hs-293), missiles air-air (R4M, Kramer X4), missiles sol/air (Taifun F, F25, Enzian…), missiles de croisière (V1), missiles balistiques (V2), sous-marins (Type XXI et XXIII), systèmes de visée nocturne infrarouge (Vampir pour les fusils, Sperber pour les chars de combat), radars compact de point avant pour avion (Fvg-240), etc.
Les ingénieurs allemands ont inventé, pendant la Seconde Guerre mondiale, pratiquement tous les systèmes d’armes que l’on retrouve aujourd’hui. Pourtant, à l’époque, ce qui devait être des Game Changers ne changea absolument rien dans le déroulement des opérations. Ces nouveaux armements n’eurent pratiquement aucun impact opérationnel. Bien sûr, tous les équipements cités n’ont pas pu être produits en assez grand nombre pour avoir un effet marquant, mais certains ont néanmoins été produits dans des proportions conséquentes : Me-262 produit à 1430 exemplaires, V1 à plus de 35 000 exemplaires, V2 à 4 000 exemplaires, missiles air-air et antinavires également produits en assez grande quantité, etc. Mais même pour ces matériels, et malgré une efficacité parfois redoutable (couple Me-262 et missiles R4M), l’impact opérationnel resta marginal.
L’échec des wunderwaffen
Pourquoi alors les wunderwaffen ont-elles été un échec ? Elles apparaissaient pourtant comme une stratégie cohérente pour remédier au manque d’effectifs des armées allemandes par rapport aux forces armées alliées. Plusieurs inconvénients majeurs posés par ces équipements ont mis en échec cette stratégie :
– les coûts de recherche et de production de ces équipements se sont avérés très élevés limitant, de facto, leur production faute de ressources financières ;
– la cadence de production restait faible du fait de la complexité des produits ;
– les problèmes d’approvisionnement de certaines matières premières stratégiques (aluminium par exemple) ont aussi contribué au ralentissement des cadences de production ;
– les problèmes de savoir-faire et de compétences de la main d’œuvre ont posé des difficultés de cadences et de qualité de production ;
– ces wunderwaffen nécessitaient des temps de formation relativement longs pour les utilisateurs et les techniciens ;
– le taux de disponibilité de ces armes restait relativement faible du fait de leur complexité et de leur relative fragilité.
De fait, les inconvénients liés à la complexité de production de ces matériels rendaient la moindre perte humaine ou matérielle difficile à compenser. Par exemple, le Me-262, premier avion de chasse à réaction, surclassait largement tous les chasseurs alliés mais était délicat à piloter ; ainsi beaucoup de pertes eurent pour cause une erreur humaine (crash à l’atterrissage, réacteurs soufflés en vol, etc.), faute de pilotes suffisamment chevronnés pour maîtriser ces appareils, les plus expérimentés ayant déjà été décimés par la guerre.
Qualités des « armes de la victoire »
A l’inverse, les matériels utilisés par les Alliés ayant significativement contribué à la victoire présentaient les caractéristiques suivantes :
– des coûts de production relativement bas ;
– des cadences de production élevées, à la fois grâce à un outil industriel performant (surtout pour les Etats-Unis) et à une simplification des équipements ;
– des matériels fiables et relativement robustes ;
– des équipements faciles à prendre en main et à entretenir, demandant peu de temps de formation.
Les matériels répondant à ces critères sont assez nombreux : char T-34 (plus de 50 000 produits), Jeep Willys (plus de 640 000 produites), avions C-47 (plus de 16 000 produits) et B-24 (plus de 18 000 produits), Liberty Ships(2 710 construits), etc. Cette logique a perduré après la Seconde Guerre mondiale et on peut constater que les matériels « emblématiques » de la Guerre froide répondaientplus ou moins encore à ces critères (T-55, M-60, Mig-21, B-52, UH-1, MI-8, A-10, Gazelle, Alouette III, F-16, etc.). Le matériel le plus emblématique de tous à cet égard est sans conteste le fusil d’assaut Kalachnikov, arme simple d’emploi, bon marché et d’une robustesse à toute épreuve. Pourtant il n’était ni le plus précis, ni le plus léger, ni celui disposant de la plus haute cadence de tir. L’AK-47 était bon dans tous ces domaines, mais n’était pas le meilleur. Cette arme reste un compromis très réussi entre les qualités techniques attendues (précision, cadence de tir) et les qualités opérationnelles (simplicité et fiabilité).
Il est ainsi intéressant de constater que les matériels trop complexes ou trop fragiles n’ont en général pas fait de grande carrière ou ont été produits en très petit nombre : char lourd M-103, bombardiers B-58 et B-2, chasseur F-22, sous-marins classe Seawolf, croiseur DDG-1000, etc.
Par contre, certains équipements ont une durée de vie remarquable, comme le B-52 qui survit aux côtés de son successeur, le B1-B, et du successeur de son successeur, le B-2. Il faut aussi signaler que ce même B-52 est le bombardier qui affiche le meilleur taux de disponibilité de la flotte aérienne américaines et qui coûte le moins cher à faire voler. Il convient enfin de relever que les avions qui représentent le plus gros des flottes de bombardiers stratégiques en service dans le monde sont les Tu-95 et B-52, des appareils datant des années 1950 qui ne semblent pas devoir prendre leur retraite de sitôt.
Nos nouveaux wunderwaffen
La chute de l’URSS a vu s’éloigner le spectre du conflit de haute intensité, ce qui a motivé une diminution drastique du volume des armées. C’est alors que le syndrome des wunderwaffen est réapparu. Voulant faire toujours plus d’économies sur les armées, les Etats occidentaux se sont orientés vers le développement de « super armes » devant compenser les baisses d’effectifs humains et matériels. Le pari peut, effectivement, sembler gagnant pour des armées surtout engagées dans des actions de contre-insurrection loin de leurs territoires. Cela permet de déployer une importante puissance de feu avec assez peu de moyens humains et matériels sur le terrain.
Les problèmes rencontrés par les forces allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale n’ont rien de commun avec les affrontements de type « faible au fort » que connaissent aujourd’hui les armées occidentales. Les pertes au combat – et les destructions de matériels – sont mineures comparées à celles de 1939-1945. Ces conflits ne nécessitent pas de renouvellement important de matériel ou de personnel. Les cadences de production peuvent rester faibles. Pourtant, alors que les armées occidentales n’opèrent que dans des environnements peu ou pas contestés, elles connaissent tout de même des problèmes de disponibilité, des difficultés de mise en œuvre en raison de la complexité des matériels et des déficits en personnel qualifié[1]. Cela conduit fatalement à s’interroger sur ce qui pourrait advenir en cas d’engagement armé « plus sérieux », ou pire, de combats de haute intensité.Ainsi, la course à la technologie a peut-être atteint ses limites.
Aujourd’hui nombre de nos équipements, souvent les plus modernes, ont exactement les mêmes inconvénients que les wunderwaffen du troisième Reich. Ils sont chers, complexes à produire, nécessitent des matières premières ou des composants stratégiques qui doivent être importés (terres rares, composants électroniques, titane, etc.) ; ils exigent de la main d’œuvre qualifiée, donc longue à former, et ont besoin de beaucoup de maintenance. Se pose alors clairement la question de la résilience de nos modèles d’armée en cas de conflit d’ampleur. Objectivement, nos chaînes de production, nos approvisionnements en matières premières stratégiques[2] et nos centres de formation ne disposent pas de la capacité de monter – rapidement et significativement – en cadence. Aux rythmes de production actuels, il faudrait au minimum six mois pour combler la perte d’un seul avion Rafale, à condition que nos approvisionnements ne soient pas interrompus et que l’outil de production reste intact…
La question n’est pas de remettre en cause l’intérêt des innovations. Tous les concepts développés par les ingénieurs allemands pendant la Seconde Guerre mondiale ont été appliqués avec succès par la suite. Seulement, les inventions de cette époque ont sans doute été appliquées trop tôt, avant que les technologies soient parfaitement matures pour permettre leur production à des coûts raisonnables et avant qu’elles aient gagné en maturité et fiabilité. La technologie présente des avantages considérables mais, pour être appliquée à des systèmes de combat utilisés sur le terrain, elle doit être suffisamment robuste afin de ne pas devenir une charge plus qu’un atout. Il n’est pas forcément opportun de déployer les mêmes technologies sur des systèmes de renseignement ou de surveillance utilisés en dehors des zones de combat, et sur des matériels qui sont susceptibles d’être soumis au « feu ennemi », à des actions de guerre électronique ou à des cyberattaques. Il est paradoxal que le F-35 américain – chasseur le plus perfectionné au monde selon son constructeur – puisse être vulnérable à des attaques très peu coûteuses[3].
Les systèmes extrêmement sophistiqués qui sont développés aujourd’hui par les industriels sont conçus pour opérer dans des conflits où la supériorité occidentale serait fortement contestée ; or c’est justement dans ces situations que cette hyper sophistication risque d’être un talon d’Achille. A moins, bien sûr, de considérer que les pertes et les dégâts sur les infrastructures ne concerneront que l’adversaire mais cela apparaît peu réaliste dans un conflit où celui-ci disposerait de moyens plus ou moins équivalents. C’est tout le paradoxe des systèmes d’armes qui n’apportent que peu de plus-value dans les cas où ils sont parfaitement utilisables (affrontements de type contre-insurrectionnel ou contre-terrorisme), et qui risquent de ne plus l’être – ou pas longtemps – dans les conflits où ils sont censés apporter un maximum de plus-value.
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Alors que les Occidentaux commencent à réenvisager la possibilité d’un conflit de haute intensité contre des puissances militaires ayant à peu près le même niveau technologique qu’eux, il devient nécessaire de repenser la conception de certains de nos équipements. L’innovation ne doit pas être vue uniquement d’un point de vue technologique. Le T-34 fut certes un char simple d’emploi et facile à produire, mais il incorporait aussi des innovations comme le blindage incliné. L’innovation consiste, parfois aussi, à simplifier les choses afin de gagner en robustesse et en fiabilité ou, tout du moins, à ne pas dégrader ces deux qualités.
Avoir des équipements toujours plus sophistiqués – donc plus chers – pour compenser le faible volume des forces, entraîne une réduction de leur quantité en raison de leur coût ; ce qui limite alors les possibilités d’engagement. Une telle situation caractérise certains Etats comme les Pays-Bas, la Belgique ou le Danemark. Avec, respectivement, la commande de 37, 34 et 27 F-35A pour remplacer leur flotte de F-16, il leur est devenu impossible de projeter plus d’une poignée d’appareils en dehors de leur territoire. Avec une si faible quantité d’aéronefs, aussi performants soient-ils, les engagements opérationnels sont sévèrement limités, d’autant que le simple entretien des qualifications des pilotes est lui-même souvent réduit en raison de son coût[4].
Cette réduction constante du nombre de matériels en service a des effets concrets. Dans le domaine aérien, par exemple, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les armées alliées pouvaient disposer d’un appui aérien – principalement américain – en 15 minutes en moyenne, si la météo le permettait. Dans les années 2000, en Afghanistan, les forces occidentales devaient attendre… 1h30 ! Ainsi, la réduction du nombre de matériels peut avoir des conséquences énormes. Autre illustration : la perte accidentelle d’une frégate norvégienne (HNoMS Helge Ingstad) a réduit de 20% les capacités navales de ce pays !
Alors que l’Armée de l’Air conduit une réflexion sur le futur Système de Combat Aérien du Futur (SCAF) devant remplacer le Rafale, il est à espérer que cet aspect soit pris en compte afin que ne soit pas produite une énième série de wunderwaffen en voulant, à tout prix, concurrencer les productions américaines comme le F-35. Il est indispensable que les Etats conservent des équipements, peut-être moins performants, mais plus robustes, plus faciles à produire en série et à mettre en œuvre. Ils resteront les seuls matériels utilisables en cas de conflit de haute intensité quand les infrastructures de soutien seront endommagées ou détruites et qu’il faudra compenser les pertes. C’est peut-être aussi une des raisons pour lesquelles les Américains conservent A-10 et B-52 dans leur arsenal.
En l’état actuel des choses, si un conflit majeur survenait, la guerre technologique pourrait bien ne durer que 15 jours. Et une fois que les cyberattaques et les actions de guerre électronique auront saturé ou détruit les réseaux de commandement et de communication et que systèmes d’armes et munitions de précision seront épuisés ou devenus inutilisables, que restera-t-il ? Baïonnettes et tranchées ?
[1] http://www.opex360.com/2018/11/21/laviation-royale-canadienne-manque-de-pilotes-et-de-techniciens-experimentes/
[2] http://www.opex360.com/2018/10/03/terres-rares-electronique-le-pentagone-sinquiete-de-sa-trop-grande-dependance-a-legard-des-importations-chinoises/
[3] https://www.developpez.com/actu/233635/Le-chasseur-americain-F-35-Lightning-II-aurait-plus-a-craindre-du-piratage-informatique-que-des-armes-ennemies/
[4] http://www.opex360.com/2018/11/15/laviation-belge-volera-30-dheures-en-moins-pour-compenser-le-cout-dexploitation-plus-eleve-du-f-35-par-rapport-au-f-16/