Le retour des cuirassés ?
Olivier DUJARDIN
Le cuirassé a régné en maître des océans de 1859 (année de lancement du premier cuirassé de haute mer : la Gloire) à la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est au cours de la Première Guerre mondiale qu’il a connu son apogée. L’apparition de l’aviation a, par la suite, diminué l’intérêt de ces énormes navires.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, ces navires imposants ont été progressivement relégués à la protection anti-aérienne des porte-avions, nouveaux rois des océans, et au bombardement d’objectifs terrestres. L’aviation a tout simplement privé les cuirassés de leur mission principale qui était la destruction des bâtiments de guerre adverses et, dans le même temps, ils se sont révélés incroyablement vulnérables aux avions. D’ailleurs leur armement anti-aérien a été continuellement renforcé durant toute la durée de la guerre. Mais ces mastodontes des mers ont été vaincus par des « moustiques » dont les attaques massives saturaient les défenses et produisaient, à coups de bombes et de torpilles, des dégâts importants. Certes ils restaient très difficiles à couler[1], mais l’aviation permit de les détruire avec une efficacité jusqu’alors inégalée. En effet, les blindages se révélaient insuffisants face aux torpilles lourdes ou aux énormes bombes, comme la Tallboy de 5,4 tonnes qui acheva le Tirpitz. Désormais attaqués à distance des flottes adverses, les cuirassées étaient trop loin de leurs adversaires et donc leurs canons, à la portée limitée, devenaient inutiles.
Après la Seconde Guerre mondiale, les cuirassés n’eurent plus guère d’utilité. En dehors du prestige que leur possession conférait à une marine, ces navires coûteux avaient peu d’intérêt opérationnel, essentiellement en raison du coût important qu’ils représentaient. Au début de la Guerre froide, avec l’arrivée de la bombe atomique, le blindage semblait devenu inutile et pratiquement aucun des navires militaires produits après-guerre ne disposait de protections blindées. L’ère des missiles était arrivée et les canons de gros calibres disparurent aussi.
Au final, les reproches que l’on fit aux cuirassés furent assez proches de ceux que l’on a pu entendre à propos des chars de combat. Pourtant ces derniers n’ont pas disparu et, aujourd’hui, leur intérêt opérationnel est de moins en moins contesté. Repensés, les cuirassés pourraient retrouver un intérêt certain.
Analyse de la menace actuelle
Aujourd’hui, il y a deux principales menaces pour les bâtiments de combat : les missiles antinavires et les torpilles lancées depuis les sous-marins. Les premiers sont apparus après les cuirassés ; ils ont coexisté mais, sauf erreur, aucun cuirassé n’a jamais été attaqué par un missile antinavire. Concernant les secondes, la menace n’a que peu évolué, les torpilles et les sous-marins se sont améliorés mais les paradigmes de cette menace sont toujours globalement les mêmes.
Les capacités destructrices des missiles antinavires lourds sont globalement comparables à celles d’un obus de gros calibre des cuirassés. Ainsi, l’un des plus gros missiles antinavires aujourd’hui en service, le P-700 Granit russe (qui dispose d’une charge militaire comprise entre 580 à 750 kg) peut frapper sa cible à la vitesse de Mach 2,5, soit 3 000 km/h environ. De l’autre côté, un obus de 380 mm (comme en étaient équipés les cuirassés français de la classe Richelieu) pèse 884 kg et est propulsé à près de 3 000 km/h. Or, si les cuirassés étaient conçus pour pouvoir encaisser plusieurs coups au but de l’artillerie adverse, ce n’est pas du tout le cas des bâtiments militaires actuels. Si un missile P-700 ne laisse aujourd’hui aucune chance à sa cible, il est probable par contre qu’un seul impact de ce missile soit insuffisant pour mettre hors de combat un cuirassé de la Seconde Guerre mondiale. La différence entre les deux armes est leur portée : quand un missile P-700 peut parcourir plus de 600 km, un obus de 380 mm portera à 41 km au maximum.
Mais la majorité des missiles antinavires dans le monde restent subsoniques. Avec une charge militaire comprise entre 100 kg (moins dans le cas des missiles légers) et 500 kg (comme c’est le cas pour les missiles Exocet, AGM-84Harpoon, Otomat, RBS-15, Gabriel, NSM, AGM-158C LRASM etc.), il est probable qu’ils ne pourraient produire que des dégâts limités s’ils étaient lancés contre un cuirassé, son blindage lui conférant une résistance importante. Il faut préciser que ces missiles ne sont pas non plus conçus pour percer des blindages importants, ceux-ci ayant disparu des navires d’aujourd’hui.
Concernant les torpilles, la principale menace vient des sous-marins, les seuls vecteurs aujourd’hui en mesure de lancer des torpilles lourdes à capacité antinavires. Plus aucun aéronef actuel n’emporte de torpilles lourdes (il n’y a plus aucun équivalent aux Swordfish et autres TBF Avenger) et les torpilles qui sont emportées sont essentiellement à capacités anti-sous-marines. Si la torpille MU-90 possède une capacité antinavire, sa charge militaire de 32,7 kg (123 kg équivalent TNT) est trop faible pour espérer endommager un cuirassé dont les coques (cf. Iowa et South Dakota) étaient conçues pour encaisser des torpilles disposant de 317 kg de TNT.
Dans tous les cas, il serait assez difficile de neutraliser un cuirassé de la Seconde Guerre mondiale avec les armements actuels. Pour autant, un tel cuirassé représenterait aussi une très faible menace compte tenu de la faible portée de ses armes. De plus, si l’on transposait l’idée d’un cuirassé aujourd’hui, celui-ci devrait disposer d’une défense antiaérienne moderne et robuste destinée à empêcher tout aéronef d’approcher à moins de plusieurs dizaines – voire centaines –de kilomètres au minimum.
Le cuirassé du XXIe siècle
Il a bien existé quelques projets de conversions de cuirassés mais ces derniers sont restés sans suite compte tenu de la complexité et du coût que représentaient de telles modifications. C’est pourquoi un cuirassé moderne n’aurait pas grand-chose à voir avec ceux ayant existé jusque-là. Quatre de ses caractéristiques devraient impérativement évoluer.
L’artillerie
C’était l’élément principal des cuirassés. Mais pas question aujourd’hui de remettre des pièces d’artillerie de gros calibre à la portée relativement limitée et avec une très faible cadence de tir. Un cuirassé moderne utiliserait des canons de calibres bien inférieurs à ceux des générations précédentes, mais de plus grande portée, disposant aussi d’une cadence de tir plus rapide. Les obus à propulsion additionnelle et, prochainement, les canons à plasma magnétique[2] et/ou les canons électromagnétiques (Railgun), permettent de donner la portée qui manquait aux obus. Ainsi il est possible d’obtenir des obus dont la portée dépassera les 100 km, voire même plusieurs centaines de kilomètres pour les canons électromagnétiques, c’est-à-dire des portées similaires à celles des missiles, mais pour un coût bien inférieur. De tels canons pourraient être employés aussi bien contre les navires adverses que contre des objectifs terrestres.
Si l’on considère que l’artillerie doit être l’armement principal, on peut également imaginer l’installation de 5 à 6 tourelles doubles sur le bâtiment afin de lui conférer une puissance de feu significative. Une capacité offensive secondaire pourrait être donnée avec des silos de lancements de missiles de croisière et de missiles antinavires de très longue portée.
La défense anti-aérienne
Les systèmes de défense antiaérienne modernes permettent de réduire considérablement la vulnérabilité des cuirassés d’antan aux avions. Un cuirassé moderne disposant de systèmes antiaériens multicouches (comme peuvent en être équipés les nouveaux destroyers Type 055 chinois par exemple) serait en mesure de créer une bulle de déni d’accès (A2/AD) de plusieurs centaines de kilomètres de rayon. Aujourd’hui, les systèmes antiaériens candidats à cette fonction ne manquent pas. Outre la protection contre les aéronefs, cela assurerait aussi une protection anti-missiles.
La défense anti-sous-marine
La menace sous-marine resterait une vulnérabilité importante. Il serait donc impératif que le bâtiment dispose de sonars (de coque et remorqués), d’hélicoptères et/ou de drones de lutte anti-sous-marine, ainsi que de torpilles anti-sous-marines.
La protection et le blindage
La protection doit être abordée sous la forme d’une « défense en profondeur » dont le blindage est le dernier rempart.
– Le premier niveau de protection serait assuré par des systèmes CIWS (Close-in weapon system), combinant missiles courte portée et canons à tir rapide, voire des lasers de puissance. Ce premier de niveau de défense dit « Hard Kill » pourrait être secondé par des systèmes de brouillage.
– Le deuxième niveau de défense pourrait être constitué d’un système de blindage actif, comme les systèmes Arenaou Afghanit russes. Ce type de blindage, réparti tout autour de la coque, déclencherait l’explosion d’une munition lançant un grand nombre de shrapnels qui détruiraient les missiles assaillants. A noter que ce principe de blindage actif n’est pas utilisable sur les bâtiments actuels car cela entraîne l’explosion du missile à très courte distance (quelques mètres au maximum) : en l’absence de blindage, les dégâts occasionnés seraient potentiellement presque aussi importants que si le missile avait frappé la coque.
– Le dernier niveau serait constitué du blindage en lui-même, qui pourrait être doublé par un blindage cage permettant de déclencher la charge militaire avant le contact avec la coque. Le blindage devrait s’inspirer de ce qui est fait pour les chars de combat afin d’offrir un niveau de protection important, mais d’une conception plus légère que sur les cuirassés de la Seconde Guerre mondiale. Cela permettrait de concevoir des bâtiments d’un tonnage inférieur (entre 20 000 et 30 000 tonnes maximum) à celui des grands cuirassés, qui dépassaient les 40 000 voire les 70 000 tonnes pour le Yamato.
Cet ensemble de protection permettrait au cuirassé de faire face et de résister à l’ensemble des missiles antinavires existants, même en cas d’attaques de saturation avec plusieurs dizaines de missiles arrivant simultanément, tout en restant apte au combat, ce dont aucun bâtiment militaire actuel n’est capable.
Un cuirassé pour quoi faire ?
Posséder un bâtiment de guerre répond avant tout à un besoin et à une doctrine qui sont propres à chaque pays. Les marines modernes sont élaborées en fonction des besoins identifiés et aussi (et surtout ?) en fonction des budgets disponibles. Alors, pourquoi se doter un cuirassé dont le coût serait forcément supérieur aux destroyers lance-missiles en service ?
D’abord, si un cuirassé revenait plus cher – compte tenu de son blindage et de son poids supérieur -, la différence de prix resterait raisonnable étant donné qu’aujourd’hui, ce sont les systèmes d’armes et l’électronique qui représentent l’essentiel du coût d’un bâtiment militaire. La coque et les blindages ne représentent qu’un pourcentage limité par rapport au reste du bâtiment.
Ensuite, le coût global d’utilisation serait limité étant donné que l’armement principal serait constitué d’artillerie dont les coûts d’emploi sont bien inférieurs à ceux des missiles.
Enfin, un cuirassé étant robuste, il pourrait être utilisé au « contact », sans risque exagéré de se voir détruire ou endommager. Cela permettrait de s’approcher des côtes adverses, des flottes ennemies, de s’aventurer dans des eaux resserrées sans craindre une embuscade, et même d’aller se frotter à un groupe aéronaval en étant juste accompagné d’un ou deux sous-marins afin de renforcer la protection anti-sous-marine.
Même un groupe aéronaval américain, aussi puissant soit-il, serait relativement démuni face à un tel bâtiment. Ses aéronefs ne seraient pas en mesure de s’en approcher – à moins d’accepter un taux perte significatif -, ce qui apparaît peu probable compte-tenu du prix des appareils modernes. Au demeurant, il existe assez peu de missiles antinavires susceptibles d’endommager significativement un tel bâtiment. Quant aux capacités antinavires des bâtiments composant la flotte, ceux-ci ne disposent pas de la quantité de munitions nécessaires pour une attaque de saturation massive. Un groupe aéronaval américain ne comprend, en accompagnement du porte-avions et des navires de soutien, que de 3 à 4 croiseurs/destroyers et 1 à 2 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). Cela signifie que le nombre de missiles antinavires pouvant être lancés simultanément serait au maximum d’une quarantaine, dont aucun ne pourrait, seul, endommager significativement la cuirasse. En revanche, le cuirassé serait en mesure d’engager la flotte de surface avec ses canons dont il serait très difficile d’intercepter les obus (supersoniques et de taille réduite) qui arrivent avec un angle d’incidence élevé et à haute cadence.
Un cuirassé moderne, tel que défini ci-dessus, serait une alternative intéressante, à moindres frais, pour contrer une puissance maritime disposant d’une force aéronavale. Mais ce type de bâtiment ne pourrait en aucun cas être une alternative au porte-avions, car il ne confère aucune capacité de projection à une force navale. Il peut le contrer, mais pas le remplacer.
Cependant, il ne faut pas croire qu’un tel bâtiment serait invulnérable. Un cuirassé resterait vulnérable aux sous-marins, à d’autres cuirassés, à des missiles balistiques ou semi-balistiques antinavires hypersoniques, à l’artillerie ou encore à des salves de roquettes : c’est-à-dire à toutes les attaques qui contourneraient le blindage par dessous (torpilles lourdes) ou par dessus (missiles balistiques, obus, roquettes). Pour autant, cela compliquerait singulièrement la tâche aux attaquants car, en dehors du missile 3M22 Zircon il n’existe pas de missile balistique/semi-balistique antinavire qui puisse être tiré depuis un bâtiment de surface. Quant aux roquettes et obus, cela nécessiterait de rentrer dans la zone de tir du cuirassé.
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Comme pour beaucoup d’autres matériels, le cuirassé n’est pas forcément un concept périmé. Repensé correctement, il pourrait avoir un intérêt opérationnel certain. Il y a toujours beaucoup de débats sur la pertinence des porte-avions ou des chars de combat. Ce sont des questions qui sont en général mal posées, car aucun concept n’est dépassé : le mode d’emploi, ou l’architecture, peut l’être, mais rarement le concept en lui-même. Il faut se rappeler que les forces spéciales américaines se sont procuré des mulets pour transporter leur matériel sur les sentiers montagneux d’Afghanistan, qu’ont été réintroduits les canons sans recul, plus pratiques et bien moins chers qu’un missile pour détruire un abri en torchis qui sert de poste de tir à des insurgés.
En tout état de cause, si demain un Etat s’équipait d’un tel bâtiment de surface, il poserait de sérieux problèmes aux états-majors adverses. Cela pourrait intéresser des pays disposant des briques technologiques nécessaires et craignant d’être confronté à une puissance aéronavale mais n’ayant pas eux-mêmes forcément besoin d’une capacité de projection. Les Etats les plus en mesure de développer un tel concept seraient la Russie ou la Chine, car ils disposent pratiquement de l’ensemble des technologies nécessaires et leur situation géostratégique s’y prête particulièrement. Toutefois, un cuirassé aurait aussi du sens afin d’offrir une meilleure protection à un groupe aéronaval dans une perspective de conflit majeur alors même que la – relative – vulnérabilité des porte-avions est régulièrement pointée du doigt.
La réintroduction du cuirassé pourrait peut-être trouver sa place dans les scénarios prospectifs intéressant la Red Team mise en place par l’Agence Innovation Défense dans la réflexion sur la guerre du futur.
[1] Il a fallu pas moins de 11 torpilles et de 6 bombes pour couler le cuirassé japonais Yamato.
[2] http://www.globaltimes.cn/content/1139224.shtml.