L’artillerie occidentale peut-elle sauver l’Ukraine ?
Olivier DUJARDIN
L’artillerie, c’est un des points forts de l’armée russe. En comptant l’apport des deux républiques séparatistes, elle aurait déployé près de 2 400 pièces d’artillerie (canons et lance-roquettes) en Ukraine ou à ses frontières. Face à elle, l’armée ukrainienne disposait, avant la guerre, d’environ 1 700 canons (automoteurs et tractés), ainsi que d’environ 300 lance-roquettes multiples. Toutefois, cette dotation est très théorique et il est peu probable que toutes ces pièces aient été réellement opérationnelles au début de l’invasion, le 24 février dernier. De ce total, il convient encore de déduire les pertes au combat et celles consécutives aux bombardements sur les dépôts d’armes. C’est pourquoi il est aujourd’hui difficile d’estimer précisément le nombre de pièces d’artillerie dont dispose réellement l’Ukraine, mais il est établi, par contre, qu’elle est largement en infériorité numérique face à la Russie, d’où les demandes de Kiev pour obtenir plus d’artillerie des pays Occidentaux. Mais les livraisons occidentales peuvent-elles réellement inverser le rapport de force en faveur de l’Ukraine dans ce domaine ?
Les livraisons occidentales
Les promesses de livraison affichent environ 150 canons (automoteurs et tractés) et une centaine de lance-roquettes multiples. Cela comprend les canons M-777 et les HIMARS américains, les Caesar français, les PZH-2000 allemands, les M-270… soit une douzaine de matériels différents pour lesquels il faudra assurer la formation des artilleurs ukrainiens et la maintenance, ce qui ne facilite pas la logistique[1]. De plus, tout cela est livré au fur et à mesure : il faut le temps de former les soldats ukrainiens et de transporter le matériel sur place, si bien qu’il arrive au compte-goutte sur le terrain… lorsqu’il parvient à destination[2].
Selon certains analystes, la précision des armes occidentales et leur portée plus grande que celle des pièces russes devraient permettre à l’Ukraine de prendre le dessus, même avec un nombre de pièces inférieur[3]. Néanmoins il convient de garder à l’esprit que les pièces d’artillerie n’ont pas le don d’ubiquité et que la ligne de front s’étend sur plus de 900 km.
Plus loin et plus précis
Portée et précision sont les deux arguments les plus mis en avant. Les canons occidentaux tirent plus loin que les canons russes, ce qui doit permettre aux Ukrainiens de frapper les positions russes tout en restant hors de portée d’un tir de riposte. Le canon français Caesar peut tirer des obus jusqu’à plus de 50 km et le M777 américain à plus de 40 km. Seulement, ces performances ne peuvent être atteintes qu’avec des obus spéciaux à portée allongée comme le M982 Excalibur, les obus ERFB (Extended Range Full Bore) ou l’obus Katana à propulsion additionnelle. Avec des obus standard, l’artillerie occidentale a des performances comparables à celles de l’artillerie russe. Le M777 a ainsi une portée maximale de 21 km et le Caesar de 24 km, ou 38 km selon les sources (utilisateurs ou Wikipédia). A titre de comparaison, avec des obus standard, le canon tracté russe D-20 a une portée maximale de 17,4 km et le 2S19 MSTA de 25 km ; cela monte respectivement à 24 km et 36 km avec des obus à propulsion additionnelle. Il faut bien entendu ne pas oublier les lance-roquettes lourds dont dispose la Russie et qui permettent de frapper jusqu’à 90 km de distance.
Les obus occidentaux à portée augmentée sont aussi guidés, ce qui leur donne une plus grande précision mais cela les rend aussi beaucoup plus chers (plus de 100 000 dollars l’unité pour un obus M982 Excalibur). Compte tenu de ces prix, les dotations des armées sont très limitées. Même s’il semble bien que des obus Excalibur et Bonus (obus antichar) aient été fournis à l’Ukraine, respectivement par le Canada et la France, les dons se limitent à quelques dizaines d’exemplaires qui sont à mettre en perspective avec les 4 à 8 000 obus quotidiens tirés par l’armée ukrainienne. La très grande majorité des obus d’artillerie de 155 mm livrés à l’Ukraine sont des obus classiques[4] n’offrant pas de gain particulier par rapport à l’artillerie adverse.
Tirer loin, mais sur quoi ?
C’est l’autre problème auquel est confrontée l’armée ukrainienne. Avec une aviation qui a pratiquement disparu du ciel, des drones endurants comme le TB-2 – bien peu discrets et très vulnérables face à la défense sol/air russe[5] – ou des drones plus discrets, donc plus petits et à l’autonomie bien plus faible, les capacités ISR (Intelligence, Surveillance, Reconnaissance) ukrainiennes sont aussi très limitées. Bien sûr, les forces de Kiev peuvent profiter des moyens ISR des Etats-Unis, mais la zone des opérations est éloignée et les capacités des capteurs sont donc limitées.
Il reste les images satellites mais, si elles permettent de cibler des infrastructures fixes (bases militaires, bases aériennes, dépôts de carburant, etc.), cela n’offre pas la réactivité nécessaire pour assurer une capacité de ciblage tactique. En effet, il faut plusieurs heures entre la prise d’une photo satellite, son téléchargement à partir d’une station sol et l’analyse image pour en tirer des renseignements exploitables. En pratique, les engagements de l’artillerie ukrainienne dépassent rarement la vingtaine de kilomètres, même avec des lance-roquettes multiples de l’époque soviétique qui peuvent théoriquement toucher des cibles à plus de 80 km. Les meilleurs renseignements ukrainiens pour les frappes en profondeur ne viennent pas de la technologie mais des renseignements transmis par les groupes de Spetsnaz infiltrés derrière les lignes ennemies et/ou par la population restée fidèle au gouvernement de Kiev ; mais encore faut-il que les uns et les autres soient en mesure de communiquer leurs informations dans les temps.
En réalité, la fourniture de munitions (roquettes ou obus) à plus longue portée n’offrirait pas à l’Ukraine un avantage tactique significatif. Les Ukrainiens seraient dans l’impossibilité d’en exploiter réellement la portée, sauf pour frapper des bases importantes en territoire russe. Les Etats-Unis ne souhaitent visiblement pas leur donner cette capacité bien que les Ukrainiens aient déjà effectué des frappes sur le territoire russe avec des missiles balistiques Toshka-U[6], des drones[7], de l’artillerie et conduit des attaques directes avec leurs forces spéciales ou par un raid d’hélicoptères[8].
Un petit peu de plus, mais surtout beaucoup de moins
La livraison des 150 pièces d’artillerie et de la centaine de lance-roquettes multiples aura beaucoup de mal à redonner à l’Ukraine le potentiel dont elle disposait au début de la guerre. Il semblerait en effet qu’elle ait pratiquement épuisé les munitions de son matériel d’origine soviétique[9]. Il lui manquerait des obus de 122 mm, de 152 mm et des roquettes pour ses lance-roquettes multiples alors même que les pays de l’ex-pacte de Varsovie lui ont déjà donné une bonne partie de leurs stocks. A ceci se rajoute l’usure des tubes qui ne peuvent plus être changés, si bien que bon nombre de pièces sont aujourd’hui déjà hors service.
Les livraisons occidentales sont très loin de combler le déficit d’artillerie face à son adversaire. L’écart avec l’armée russe risque encore de se creuser davantage dans les semaines à venir, malgré les livraisons occidentales, au point que l’on ne peut exclure que l’armée ukrainienne finisse par se retrouver pratiquement sans artillerie.
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Bien que la communication ukrainienne fonctionne bien et soit toujours prête à diffuser, sur les réseaux sociaux, les images des performances de l’artillerie occidentale fraîchement livrée, il ne s’agit que d’une image trompeuse qui ne doit pas masquer les manques profonds dont souffre cette armée. En raison des quantités, très modestes, en pièces d’artillerie et en munitions – surtout guidées – qui sont fournies par les Occidentaux, de la faiblesse des moyens de reconnaissance et des difficultés logistiques qu’entraîne l’hétérogénéité du matériel livré, aucun miracle n’est à espérer pour Kiev et l’artillerie russe semble devoir continuer à dominer sur le terrain. A moins que les Occidentaux soient en mesure de livrer plusieurs centaines de pièces – à minima, il faudrait livrer à l’Ukraine 1 000 pièces d’artillerie rapidement – avec le volume de munitions associé, le rapport de force ne pourra pas être fondamentalement inversé. Les pays occidentaux ayant largement délaissé l’artillerie au profit de l’aviation, leur soutien risque donc de rester fort modeste au regard des besoins ukrainiens, sauf à prendre le risque de dégarnir des armées européennes déjà réduites au strict minimum. Finalement seuls les Américains seraient en mesure de transférer de telles quantités de matériels, mais cela aurait pour conséquence de grever leurs propres capacités militaires, ce qui représente un risque que Washington ne semble pas prêt à prendre.
[1] https://cf2r.org/rta/lukraine-peut-elle-militairement-gagner-la-guerre/
[2] Il a été rapporté qu’au moins un des M777 livrés avait été capturé par les forces russes dans le Donbass (https://en.topcor.ru/25647-soobschaetsja-o-zatrofeivanii-na-donbasse-pervoj-amerikanskoj-gaubicy-m777.html).
[3] https://www.youtube.com/watch?v=I98yqGR7yW4
[4] https://www.youtube.com/watch?v=G3hrVEqopu4
[5] Ils sont de plus aujourd’hui rares sur la ligne de front.
[6] https://euromaidanpress.com/2022/02/25/ukrainian-forces-launch-missile-attack-on-russias-military-airfield/
[7] https://www.lorientlejour.com/article/1297671/la-russie-dit-avoir-abattu-deux-drones-ukrainiens-pres-de-la-frontiere.html
[8] http://www.opex360.com/2022/04/01/moscou-pretend-que-des-helicopteres-ukrainiens-ont-attaque-un-depot-de-petrole-sur-le-sol-russe/
[9] http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2022/06/10/l-armee-ukrainienne-affaiblie-faute-de-munitions-23114.html