La sécurité de l’information : un enjeu pour la lutte anti-drone en France
Valère LLOBET
La lutte anti-drones (LAD) est aujourd’hui un enjeu central pour l’ensemble des acteurs de la défense et de la sécurité. Dans le domaine militaire, le drone est devenu un outil indispensable pour les forces armées car il est utilisé aussi bien à des fins de bombardement, de neutralisation cible à haute valeur (HVT), ou encore de renseignement[1]. Grâce à leurs nombreux avantages, les drones se sont rapidement multipliés, dépassant le cadre des armées pour devenir un outil polyvalent très prisé par bon nombre de professions, mais aussi par des particuliers. Cette technologie a pour caractéristique d’être « nivelante ». En somme, elle permet à des forces irrégulières ou encore à des civils d’être à égalité avec les armées[2]. La diffusion et la multiplication de ces appareils parmi la population ne sont donc pas sans risque ; d’ailleurs en France, d’après le Sénat, on comptait en 2017 un total de 400 000 appareils, et en 2021 ce chiffre atteignait 2,5 millions[3].
La possibilité que des drones soient utilisés aujourd’hui à des fins malveillantes est donc très élevée, comme l’a déclaré l’ancien chef du Commandement de la Défense Aérienne et des Opérations Aériennes (CDAOA), le général Vincent Cousin, qui exprimait son inquiétude en ces termes : « Il y a une menace évolutive, qui va plus vite que les grands programmes d’armement »[4]. Le problème étant que ces appareils sans pilote, grâce à leur faible prix d’achat et à des « caractéristiques très différentes des cibles traditionnelles des radars »[5] représentent une menace réelle qui nécessite des systèmes spécialisés[6].
Pour faire face à ce risque, les autorités françaises développement et fournissent aux forces armées et aux forces de sécurité des systèmes comme le BASSALT[7] (lui-même dérivé du dispositif HOLOGARDE), le PARADE (Protection déployable modulaire anti-drones)[8], l’ICARE (Intégration d’une Capacité Anti-drones avec Radar Embarqué) et son système embarqué le ARLAD (Adaptation Réactive pour la Lutte Anti-Drones)[9], le système laser HELMA-P[10] qui devrait être déployé en 2024[11], ou encore, un ensemble de matériels nommé le MILAD (Moyens Interarmées de Lutte Anti-Drones), système lancé en 2017 qui comprend en son sein des fusils brouilleur, des jumelles, des fusil de calibre 12, le tout complété par BOREADES. Ce dernier est constitué d’un ensemble de matériels destiné à « détecter, identifier, évaluer la menace et la neutraliser »[12]. Il s’agit, en somme, d’un matériel rassemblant un dispositif « multi-senseurs et multi-effecteurs »[13] qui couple la plupart des techniques de détection de drones, entre autres, celle de la radiofréquence.
Pour repérer les drones en vol qui pénétreraient dans le périmètre qu’il protège, BOREADES comporte un équipement anti-drones très répandu en France, le capteur Aéroscope développé par la marque chinoise DJI. Ce capteur est disponible dans plusieurs configurations : fixe, mobile ou transportable selon les besoins, mais il est le plus souvent présent sous la forme d’une mallette dotée d’un écran, ou sous la forme fixe d’une antenne. L’Aéroscope peut détecter l’ensemble des drones de la marque DJI, qui représentent entre 70 et 75 % des drones vendus en France, à une distance de 50 km pour les versions fixes et de 5 km[14] pour les versions portables.
C’est cette dernière version que l’on trouve au sein des systèmes de protection des grandes institutions comme le palais de l’Élysée, l’Assemblée nationale ou encore l’Hôtel de Matignon[15]. De son côté, l’administration pénitentiaire est également en train de faire l’acquisition de systèmes anti-drones pour protéger les prisons[16]. Ce matériel est également en dotation au sein des forces de sécurité, sous plusieurs formes, comme par exemple au sein des unités de gendarmerie (GTA[17], SPAD, etc.), de la Police nationale (Raid, GSPR, etc.) ou encore de la préfecture de police de Paris (avec sa composante RADIANT)[18].
Pourtant, cette solution n’est pas infaillible et entre 5% et 10% des appareils ne sont pas détectés par l’Aéroscope et les drones « artisanaux »[19] échappent eux aussi à la détection. Ajoutons que de forts soupçons pèsent sur l’entreprise DJI qui fournit les Aéroscopes.
En effet, après analyse par les services du ministère de l’Intérieur, il semblerait que la valise émette un certain nombre de données d’utilisation en direction de serveurs situés en Chine, leur communiquant des informations interceptées par l’appareil comme sa position, sa vitesse, son numéro de série, son modèle, la position du pilote ou encore la position GPS exacte de la balise de contrôle du système Aéroscope, et donc celle de l’opérateur qui l’utilise[20]. Cette situation n’est pas sans rappeler les accusations qui pèsent sur de nombreuses sociétés chinoises qui, à l’instar de la société Huawei, sont régulièrement accusées d’espionnage[21]. Et pour cause, l’article 7 de la loi sur le renseignement national promulgué par Pékin en juin 2017 oblige « toute organisation à collaborer aux missions de renseignement national »[22]. De plus, ce texte permet également aux responsables du renseignement « d’interroger les personnes, organisations et institutions compétentes et apprendre (d’elles) et lire ou recueillir les dossiers, documents ou articles pertinents »[23] dans l’objectif « de constituer des bases de données »[24].
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Dans un contexte où la compétition en matière de développement de drones est particulièrement féroce entre États, où les drones prennent de plus en plus de place dans les conflits armés, où les attaques terroristes et les actes d’espionnage utilisant des drones se multiplient[25], la dépendance française à l’égard d’outils comme l’Aéroscope révèle de réels problèmes en matière de sécurité de l’information et interroge sur la souveraineté française en matière de LAD ainsi que sur la poursuite de la politique d’équipement des forces de l’ordre et de nos armées avec du matériel issu d’entreprises chinoises. Bien sûr, il ne faut pas négliger que la poursuite d’achat de matériel à ces fournisseurs permet aux institutions de faire des économies, surtout en matière de formation[26], ce qui explique en partie l’utilisation toujours actuel de ce type de systèmes.
[1] Revue du CREOGN n°181, février 2022, pp 23.
[2] Guisnel Jean, « les militaires angoissés par les technologies nivelantes », Le Point, 20 septembre 2016, (https://www.lepoint.fr/editos-du-point/jean-guisnel/les-militaires-angoisses-par-les-technologies-nivelantes-20-09-2016-2069733_53.php).
[3] Sénat, Se préparer à la « Guerre des Drones », Rapport d’information n° 711 de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, 23 juin 2021.
[4] Maillard Ugo, « Le Conseil d’état interdit l’usage de drones pour surveiller les manifestations à Paris », Le Monde de la Sécurité, 26 novembre 2021 (https://www.lemondedelasecurite.fr/publication/4643-decryptage-l-utilisation-des-drones-par-des-groupes-criminels-en-plein-essor.html).
[5] Dujardin Olivier, « Pourquoi les radars ont-ils des difficultés à détecter les drones ? », CF2R, Note renseignement, technologie et armement n°32, Juin 2021.
[6] Sénat, Se préparer à la « Guerre des Drones », Rapport d’information n°711 de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées, 23 juin 2021.
[7] Ibid.
[8] Discours de Florence Parly du 7 juillet 2021 (https://www.defense.gouv.fr/salle-de-presse/discours/discours-de-florence-parly/discours-de-florence-parly-ministre-des-armees-a-l-occasion-d-un-deplacement-a-biscarosse-sur-le-site-dga-essais-de-missiles-sur-la-lutte-anti-drones).
[9] ICARE – C’est quoi la lutte Anti-Drones ? 7 juin 2021, réalisation et production. Armée de Terre.
[10] Ministère des Armées, « HELMA-P : un système laser pour la lutte anti-drone », 27 janvier 2021 (https://www.defense.gouv.fr/actualites/articles/helma-p-un-systeme-laser-pour-la-lutte-anti-drone).
[11] Lagneau Laurent, « Le ministère des Armées a commandé un premier prototype opérationnel de l’arme laser anti-drones HELMA-P », Opex 360, 16 juin 2022 (http://www.opex360.com/2022/06/16/le-ministere-des-armees-a-commande-un-premier-prototype-operationnel-de-larme-laser-anti-drones-helma-p/).
[12] Boreades –Counter-UAV System, 10 juin 2021, réalisation et production CS Group.
[13] SGDSN, CS Group, Fiche démonstrateur BOREADES, 2016.
[14] Guyot Matthieu, « La Garde républicaine dévoile ses chasseurs de drones », L’Essor de la gendarmerie nationale, 11 juin 2019 (https://lessor.org/a-la-une/la-garde-republicaine-devoile-ses-chasseurs-de-drones).
[15] Intelligence Online, 16 septembre 2021.
[16] Intelligence Online, 5 juillet 2021.
[17] Deuxième forum du Conseil pour les drones civils, Le rôle de la gendarmerie des transports aériens en matière de drones, Gendarmerie des transports aériens, Paris 9 juillet 2019.
[18] Défense zone, « La lutte anti-drones », 3 août 2021 (: https://defense-zone.com/blogs/news/la-lutte-anti-drones).
[19] Cette appellation désigne les drones réalisés sur mesure à partir de pièces que l’on trouve dans le commerce. Olivier Dujardin les classifie comme menace de type 3 dans son article « La menace des drones », CF2R, Note renseignement, technologie et armement n°17, mars 2020.
[20] Intelligence Online : N°874 du 7 avril 2021
[21] Llobet Valère, Le développement de la puissance militaire chinoise au travers de la « Nouvelle route de la soie » : Renseignement, Sociétés militaires privées et Intelligence économique, Mémoire de Master 2, Université Montpellier III, 2019.
[22] Jamet Gabriel, « Les services de renseignement et de sécurité en République Populaire de Chine : un instrument essentiel de survie et d’Hégémonie », Asia Focus n°100, IRIS, 2019.
[23] Extrait de l’article 16 de la Loi sur le renseignement national (中华人民共和国国家情报法) du 28 juin 2017 (http://www.npc.gov.cn/npc/c30834/201806/483221713dac4f31bda7f9d951108912.shtml).
[24] Extrait de l’article 11 de la Loi sur le renseignement national du 28 juin 2017, op. cit.
[25] Llobet Valère « Les drones civils : une menace pour la Sécurité intérieure », Note du CREOGN n°71, Centre de Recherche de l’EOGN, avril 2022.
[26] Intelligence Online n°874 du 7 avril 2021.