La désignation d’objectif : un défi pour le renseignement
Olivier DUJARDIN
La multiplication des moyens de déni d’accès (A2/AD) rend difficile l’approche des zones où ceux-ci sont déployés. La conséquence est un éloignement toujours plus important entre les plateformes de tir (aériennes, navales et terrestres) et les objectifs qu’elles ciblent. Une des réponses à cet éloignement entre « zone de sécurité » et « cibles potentielles » est un accroissement de la portée des armes, ainsi que de leur vitesse pour échapper aux interceptions. Puisqu’il devient risqué de faire voler un avion dans la distance d’interception d’une batterie sol/air longue portée, le plus simple est d’allonger la portée des missiles afin que ceux-ci puissent être tirés à distance de sécurité. La même problématique se pose pour les forces terrestres ou pour navales.
De fait, aujourd’hui on assiste à une « course à la portée » qui touche tous les domaines : missiles (air/sol, sol/sol, mer/sol, mer/mer…), roquettes, ainsi que les obus d’artillerie. L’accroissement de la portée des armes est toujours associé à une complexification des munitions, essentiellement du fait des systèmes de guidage associés qui ont pour fonction de corriger l’imprécision engendrée par la portée plus importante[1]. C’est surtout vrai pour les munitions qui n’étaient pas guidées à l’origine (bombes, obus d’artillerie, roquettes). Cette complexification engendre logiquement une augmentation importante du coût des munitions, qui est multiplié par un facteur allant de 10 à plusieurs centaines, ce qui a un impact sur les stocks. Outre l’augmentation des coûts, cela a aussi des conséquences sur la fiabilité (plus c’est complexe et moins c’est fiable), sur la vulnérabilité au brouillage (tout ce qui est guidage par GNSS notamment), sur les délais de production[2], sur le poids et l’encombrement de ces munitions, donc sur les capacités d’emport et la logistique.
Mais au-delà des conséquences directes de l’introduction de ces munitions, se pose d’abord la question de la désignation d’objectifs éloignés.
Tirer loin mais sur quoi ?
La question peut sembler absurde mais, à mesure que les moyens de déni d’accès nous éloignent des objectifs ciblés, il est aussi moins facile de repérer des cibles[3].
Les avions ne pouvant plus s’aventurer au-dessus des territoires défendus, les reconnaissances aériennes montrent vite leurs limites. Les drones MALE ou HALE, les seuls ayant l’allonge nécessaire, ne sont guère plus utiles car, même s’ils n’engagent pas la vie d’équipages, ils se révèlent très vulnérables – cf. le nombre de drones perdus au-dessus du Yémen, en Libye et près de l’Iran – et, compte-tenu de leur prix, il n’est économiquement pas réaliste de les sacrifier volontairement. Les satellites défilent relativement vite avec un taux de revisite assez faible (plusieurs heures à plusieurs jours) et n’ont, en général, qu’une seule charge utile (image, imagerie radar, électromagnétique…). La marine est soumise, sur mer, aux mêmes types de défis et est limitée dans sa capacité à approcher les côtes ou des flottes adverses. Quant aux moyens de renseignement électromagnétique (ROEM), ils ne permettent pas, lorsqu’ils sont employés seuls, de localiser avec assez de précision les émetteurs radioélectriques pour envisager le ciblage d’un objectif[4].
Par ailleurs, les forces armées sont de plus en plus mobiles. L’info-centralisation et l’info-valorisation favorisent à la fois leur dispersion et leur mobilité. Il devient donc de plus en plus malaisé d’obtenir une vision tactique précise des forces en présence.
En dehors des cibles fixes (garnisons, bases aériennes, dépôts, infrastructures, etc.), il va devenir très difficile d’entamer le potentiel opérationnel d’une armée. Déjà pendant la guerre du Kosovo, les forces serbes ont su manœuvrer de telle sorte qu’elles ont pu se retirer en bon ordre du Kosovo, malgré une intense campagne aérienne de bombardement[5], alors qu’elles ne disposaient que de systèmes sol/air relativement anciens, de pratiquement aucun moyen de guerre électronique offensif et que les forces de l’OTAN pouvaient survoler presque librement la zone d’opération. Ceci montre que la désignation d’objectif est une tâche complexe, même si l’on dispose des moyens de renseignement appropriés. Dès lors, comment faire quand on est privé de la liberté d’accès à la zone où l’utilisation des moyens de renseignement est indispensable pour le ciblage ?
Diversifier les moyens de renseignement et leur permettre d’agir
Bien sûr, le renseignement d’origine spatiale, le renseignement humain et l’analyse des sources ouvertes permettent, par recoupement, d’obtenir un certain nombre d’informations. Par exemple, l’analyse des images satellites (visible, infrarouge, radar, imagerie multi-spectrale) permettra de cibler les infrastructures stratégiques du pays (ponts, aéroports, routes, transformateurs d’électricité, usines, dépôts etc.) qui, une fois détruites, entraveront plus ou moins la mobilité des forces ennemies. Mais ces destructions auront aussi un impact important sur la vie des civils avec un risque de dommages collatéraux non négligeables. De plus la destruction des infrastructures économiques d’un pays a des répercussions sur le long terme qu’il convient de bien peser en fonction des objectifs politiques visés. Mais surtout, ce type de frappes n’a que peu d’impact sur le potentiel militaire en lui-même ; les soldats et leurs matériels sont toujours opérationnels même si leurs déplacements, le ravitaillement ou la maintenance sont ralentis. Cela ne peut donc être suffisant dans le cas d’un affrontement majeur.
Pour être en mesure de frapper réellement le potentiel militaire d’un pays, il faut être en mesure de rassembler du renseignement tactique en « boucle courte » permettant de cibler les déploiements de troupe et de matériel. Or, comme on l’a vu ci-dessus, cette tâche devient très compliquée dès lors que le territoire en question est protégé par des moyens A2/AD.
Pour réaliser cette tâche, il existe deux solutions complémentaires :
– La première serait de s’appuyer sur des constellations de satellites de reconnaissance Low Cost, qui évoluent aujourd’hui encore à l’abri des bulles A2/AD, techniquement moins ambitieux mais permettant des taux de revisite élevés (30 minutes). Ces satellites, moins précis, doivent balayer un champ large afin de couvrir le territoire le plus étendu possible. Le but de ces constellations ne sera pas d’obtenir des images ultra-précises, mais des images et/ou une activité radioélectrique permettant de voir rapidement les déplacements et les concentrations de troupes. Ils n’ont pas vocation à remplacer les satellites à haute résolution mais doivent apporter un renseignement tactique que ne permettent pas d’acquérir ces satellites « haut de gamme ». Toutefois, ce type de constellation coûte cher, demande à être renouvelé souvent, doit être associé à un réseau de stations réception réparties sur le globe (le temps de rapatriement et de traitement des images doit être cohérent avec le taux de revisite) et engendre un énorme volume d’informations à analyser. Le traitement de ces informations ne pourra se faire que s’il est associé à des outils d’analyse automatique, utilisant des algorithmes d’intelligence artificielle, et à la connaissance nécessaire (bases de données) permettant de traiter les données recueillies en un temps compatible avec le taux de rafraîchissement des satellites et le rythme opérationnel. Ce type de constellation est en général proposé par des sociétés privées qui investissent dans le New Space et qui peuvent rentabiliser l’investissement en apportant un panel de services adapté à des industries diverses (agriculture, mines, pétrole et gaz, etc.). Cela implique donc, pour les armées, d’utiliser les services de sociétés privées, ce qui peut poser un problème de souveraineté dans la mesure où celles qui investissent dans le New Space sont souvent américaines (Spire Global, Planet Labs, HawkEye360…).
– La deuxième solution consiste à ralentir autant que possible la mobilité des forces adverses et à neutraliser les bulles de protection de déni d’accès afin de permettre aux plateformes de renseignement de s’approcher au plus près de la zone d’opération. Le premier moyen consiste à détruire les infrastructures stratégiques, comme évoqué plus haut, afin de ralentir physiquement la mobilité des forces. Le deuxième moyen consiste à priver les forces adverses des avantages de l’info-centralisation et de l’info-valorisation des forces permises par l’hyperconnectivité au moyen d’actions de guerre électronique offensives. En entravant les communications, on limite les capacités de dispersion et de coordination, rendant moins aisé le contrôle des forces en déplacement. Des forces plus regroupées et moins mobiles sont plus faciles à localiser. Il reste donc à dénier à l’adversaire la possibilité d’utiliser ses moyens A2/AD par un brouillage de ses radars de détection et, éventuellement, leur destruction[6].
C’est seulement une fois ces tâches effectuées que les moyens ISR (Intelligence, Surveillance, Reconnaissance) pourront être pleinement utilisés et seront en mesure de désigner des cibles au profit des armes.
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L’allongement de la portée des armes n’est nullement une fin en soi ; cela n’a de sens que si on est en mesure d’exploiter cette allonge. A quoi bon disposer d’obus d’artillerie guidés portant à 60 km si notre vision tactique ne porte qu’à 20 km ? A quoi bon disposer de missiles antinavires qui portent à plus de 900 km si on ne peut détecter ces navires qu’à 100 km ? Il doit exister une cohérence entre la portée des armes et la vue tactique que l’on peut avoir, même s’il peut être intéressant de tirer à distance de sécurité. La problématique de la désignation d’objectif a été largement négligée ces dernières années : en effet, les théâtres d’opération des armées occidentales étaient largement permissifs pour les moyens aériens sur lesquels les forces occidentales font reposer l’essentiel de leur puissance de feu. Mais, dans un environnement où l’espace aérien est fortement contesté, il ne suffit pas d’allonger la portée des armes pour rester à distance de sécurité car les nacelles de désignation ou les drones de reconnaissance ne sont plus en vue de cibles potentielles. Dans ce contexte, il convient de réfléchir sur la problématique du renseignement tactique. Cela doit être le préalable car, s’il est techniquement relativement aisé d’augmenter la portée des munitions, la problématique du renseignement est largement plus complexe. Cela nécessite d’avoir recours à un ensemble de moyens (satellites, missiles de croisières, guerre électronique…) et de techniques de renseignement (renseignement humain, imagerie, électromagnétique, sources ouvertes…) dont la fusion permettra de déterminer des cibles et de désigner des objectifs. Mais la recherche du renseignement restera, quels que soient les moyens utilisés, un combat en lui-même car l’adversaire utilisera toutes les techniques possibles pour empêcher l’obtention du renseignement ou le fausser (leurrage, camouflage, brouillage…).
Le point faible est souvent là : le manque de moyens de renseignement ou l’incapacité à les employer prive les armes de leurs objectifs. Le feu ne peut être délivré que s’il y a une cible ; si on est incapable de localiser la cible, peu importe la puissance ou la portée des armes que l’on possède, elles resteront inutiles.
[1] https://cf2r.org/rta/armements-guides-imposture/
[2] http://www.opex360.com/2019/12/22/larmee-de-terre-fait-face-aux-difficultes-des-industriels-pour-doter-ses-regiments-dartillerie-en-obus-de-precision/
[3] https://cf2r.org/rta/deni-dacces-brouillard-de-guerre/
[4] https://cf2r.org/rta/localiser-les-emetteurs-radio-electriques/
[5] 78 jours de bombardement en 14 006 missions avec près de 1 100 avions militaires de l’OTAN déployés.
[6] https://cf2r.org/rta/comment-contrer-une-bulle-a2-ad/