Guerre électronique : les atouts français
Olivier DUJARDIN
Lors de précédents articles, j’ai souvent souligné le fait que les armées françaises souffraient de certaines lacunes et d’un retard en matière de guerre électronique[1]. Cela concerne principalement le volet offensif, où nous sommes pratiquement absents, mais aussi un peu la partie renseignement, nos capacités étant limitées par la quantité restreinte de matériel adapté, surtout en raison du trou capacitaire qui se profile dans le renseignement d’origine électromagnétique aéroporté (retrait anticipé des Transall C-160 Gabriel, retard du programme ARCHANGE et problèmes sur le programme ALSR VADOR)[2]. Toutefois, la France a une culture ancienne de la guerre électronique et tout l’héritage du passé n’est heureusement pas perdu. De fait, nous disposons encore de précieux atouts qui, si on les exploite, permettraient à nos armées de disposer de capacités de premier plan en la matière. Nos points forts doivent être valorisés au mieux et certaines de nos faiblesses pourraient être atténuées avec relativement peu d’efforts.
Le tissu industriel
Même si ce n’est pas forcément connu, nous disposons, en France, d’un tissu industriel pratiquement complet et relativement riche, avec des compétences reconnues en matière de guerre électronique.
Les grands groupes composant ce panorama sont aussi les grands noms de l’industrie de défense : on retrouve donc AIRBUS Defense and Space, AVANTIX (groupe ATOS), ENGIES Solutions et, bien entendu, THALES. Ce sont eux qui fournissent depuis des années le plus gros des systèmes de guerre électronique utilisés par les armées, sur les spécifications de la DGA. Ils représentent souvent la partie la plus visible de nos capacités.
Outre les grands groupes, nous disposons aussi d’un ensemble de PME/TPE très actives dans le domaine. Certes, elles ne sont souvent que des fournisseurs de second rang des armées françaises sur quelques produits de niche. Toutefois, certaines font même l’essentiel de leur chiffre d’affaires à l’exportation et d’autres ont orienté leur marché sur les applications civiles ou de sécurité, comme la lutte anti-drones par exemple. Cet ensemble de sociétés peut être classé selon leurs domaines d’intervention :
– PME/TPE impliquées dans les capteurs, simulateurs et logiciels : ATDI, CERBAIR, GWAGENN, RUBISOFT, SERPIKOM, etc.
– PME/TPE impliquées dans la génération de puissance : ITHPP, KEAS, MC2 Technologies, Techniwave, etc.
– PME/TPE impliquées dans le SIGINT spatial : UNSEENLABS, U-SPACE, etc.
A ces sociétés, on pourrait aussi ajouter les laboratoires publics et privés qui apportent des capacités d’expertise pointues : DGA, ONERA, NEXIO, SIEPEL, etc.
On peut ainsi mieux mesurer le potentiel industriel qui existe en France. Cet ensemble de PME/TPE, pour certaines peu connues, pourrait être davantage sollicité afin que celles-ci soient en mesure de proposer des solutions innovantes à faible coût dans des délais réduits. Ce sont en général les PME/TPE qui réagissent le plus rapidement à l’évolution du marché et aux besoins exprimés pour développer des produits performants et concurrentiels. Il est parfois dommage que des grandes sociétés françaises, ayant besoin d’intégrer certains éléments liés à la guerre électronique, s’adressent à des fournisseurs étrangers – alors même que l’offre française existe -, souvent à cause d’un déficit d’image de ces plus petits acteurs.
Ce potentiel pourrait être exploité au mieux en répartissant les rôles entre grands groupes industriels et PME/TPE. Les grands groupes assurant l’industrialisation à grande échelle et les intégrations dans les systèmes complexes prévus pour rester en service de longues années (systèmes de combat de navires ou d’aéronefs par exemple). Les sociétés plus petites se chargeant des équipements légers ou des matériels non intégrés (systèmes dont la mise en œuvre est indépendante d’autres systèmes) dont la durée de vie, avant obsolescence, est limitée à quelques années et dont le renouvellement est périodique et régulier. En effet, la vitesse de l’évolution technologique fait que la durée de vie de certains composants, principalement dans le domaine de l’électronique, est relativement courte. Par exemple, aujourd’hui, la durée de vie d’un système d’interception peut être estimée à cinq ans au maximum. Faire durer plus longtemps ces matériels est techniquement possible mais pas forcément pertinent. Outre des performances en retrait par rapport aux produits les plus récents, le coût du maintien en condition opérationnelle devient vite très élevé quand il s’agit de renouveler des composants qui ne sont plus produits ou alors seulement en très petite série.
L’évolution technologique apporte des capacités nouvelles qui permettent de repenser le métier. Se détacher de cette évolution revient alors à brider la réflexion et, fatalement, à prendre du retard.
Ce phénomène est aussi accentué par le peu de moyens dont dispose la DGA pour accompagner les PME/TPE ; elle préfère donc se concentrer sur les grands groupes industriels. Par défaut, la DGA leur délègue souvent la gestion des petites sociétés, excluant de fait ces dernières de certains programmes d’armement et de projets de recherche.
En aucun cas les « grands » et les « petits » acteurs ne doivent être perçus comme des concurrents ; les deux types de structure ont leur utilité et sont en réalité largement complémentaires. Bien entendu, cela ne concerne pas uniquement le domaine de la guerre électronique, mais également bien d’autres disciplines.
La ressource humaine
Aucune expertise ne peut se développer sans une ressource humaine de qualité. Or, les armées françaises disposent encore de filières de formation spécialisées dans la guerre électronique. Nous bénéficions donc d’un vivier, certes restreint, mais néanmoins réel, de personnels formés et capables. Cette compétence au sein des armées est une richesse car c’est un socle sur lequel il est possible de s’appuyer pour remonter en puissance. Il serait aussi possible, pour optimiser cette ressource trop rare, de faire appel aux anciens militaires passés dans le civil, comme le font les Anglo-Saxons qui savent valoriser les expériences acquises par les anciens membres des forces armées au travers de sociétés privées en contrat avec l’État[3].
La France dispose également d’un ensemble d’écoles de très haut niveau qui permettent de former les ingénieurs dont la guerre électronique a besoin. Nous ne manquons donc pas de compétences techniques et scientifiques, d’autant que nous disposons également de centres de recherche et de laboratoires au meilleur niveau, comme l’ONERA ou la DGA.
Nous n’avons donc aucun retard scientifique, ni de lacunes dans la formation opérationnelle. Ce sont deux éléments essentiels et très précieux car ce sont, en général, ceux que l’on met le plus de temps à acquérir et qui coûtent le plus cher.
Nos limitations
Il n’en demeure pas moins que nous souffrons de quelques handicaps structuraux.
Le premier, celui qui serait le plus facile à solutionner, est un déficit de réflexion stratégique dans le domaine de la guerre électronique. Cette réflexion est souvent laissée à la seule DGA qui pense en « direction de marché » et en « ingénieur », c’est-à-dire selon un point de vue purement technique – même si, par manque de moyens humains, ce soit de moins en moins le cas. Bien que les orientations données par la DGA soient pertinentes, elles sont parfois déconnectées de l’aspect opérationnel. L’évolution des systèmes est souvent pensée comme une amélioration qualitative des matériels précédents, avec des performances toujours supérieures et toujours plus de fonctionnalités. Cette logique entraîne une complexification des systèmes et des coûts toujours plus importants. Toute proportion gardée, cela peut faire penser à la course à la sarisse.
Les successeurs d’Alexandre le Grand ont combattu en reproduisant le système militaire que celui-ci avait développé, à base de phalanges équipées de longues lances appelées sarisses. Pour prendre l’avantage sur le champ de bataille, s’est alors engagée une course à l’allongement des sarisses afin de dépasser celles de l’adversaire. Ainsi la longueur des sarisses est passée de 5 à 7,5 mètres. Si celles de 5 mètres restaient légères et maniables, ce n’était plus le cas de celles de 7,5 mètres. Or, les phalanges grecques, alourdies et donc moins mobiles, durent affronter les légions romaines, plus légères et mobiles, qui purent facilement les envelopper et attaquer leurs arrières. La lourde et peu maniable tactique macédonienne s’est trouvée dépassée par un adversaire qui a juste bougé sur le côté. C’est un exemple des conséquences d’un manque de réflexion stratégique où seule l’amélioration technique est prise en compte, indépendamment de l’aspect opérationnel. Il faut donc parfois apprendre à penser différemment et à ne pas vouloir systématiquement faire « plus », sinon, les conséquences se font naturellement sentir sur les cahiers des charges des matériels demandés aux industriels.
Ce manque de réflexion stratégique pourrait être assez facilement résolu en élargissant le nombre d’acteurs amené à y participer. Outre la DGA, les opérationnels doivent naturellement être consultés. Leur participation à cette réflexion permettra de rappeler leurs besoins issus de la réalité du terrain. Les industriels devraient, eux aussi, être vus comme force de proposition en leur laissant une certaine liberté dans les initiatives et la conception de matériel. Cela favoriserait l’expérimentation, bien trop peu pratiquée, de concepts qui, même s’ils ne donnent pas satisfaction, participent à la richesse de la réflexion et à l’augmentation de l’expérience acquise. On peut aussi imaginer faire intervenir des Think Tanks sur ce sujet comme cela se fait sur d’autres thèmes comme la cyberdéfense ou l’intelligence artificielle par exemple ; le but est de dynamiser la pensée générale en élargissant autant que possible, dans la limite de la pertinence, le cercle des intervenants.
Le deuxième handicap n’impacte pas directement les capacités d’innovation mais peut poser un problème de souveraineté plus complexe à résoudre. La France est dépendante de fournisseurs étrangers sur certains composants nécessaires à la réalisation de systèmes de guerre électronique. Par exemple, nous n’avons pas de fabricants de radio logiciel (SDR : Software-Defined Radio). Tous les fournisseurs sont soit anglais, soit américains. Quand bien même aurions-nous des sociétés françaises, tous ces systèmes reposent sur quelques composants sensibles comme les ADC (Analog Device Convertor) produits par la société américaine Analog Devices qui jouit d’un quasi-monopole mondial sur ce type de composants. De ce fait, il est évident que la souveraineté ne pourra pas être pleine et entière. Si demain les Etats-Unis décident de classer ITAR certains de ces composants – ce qu’ils peuvent faire quand ils le veulent avec effet rétroactif -, il est évident que cela placera l’ensemble des industriels français dans une situation très délicate. Toutefois, développer une filière autonome et souveraine dans ce domaine coûtera cher et prendra du temps, sans que cela soit pour autant économiquement rentable. Cette faiblesse structurelle ne peut être compensée ni facilement, ni rapidement, elle est donc là pour durer.
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Si la France accuse un certain retard opérationnel dans la guerre électronique par rapport à d’autres pays, notamment la Russie, cela n’a rien d’irrémédiable. Notre pays dispose de la connaissance scientifique, de l’expertise technique et opérationnelle, ainsi que d’un tissu industriel pratiquement complet. Nous bénéficions donc des moyens adéquats pour construire des capacités complètes, pour peu que les besoins soient correctement définis en s’appuyant sur l’expérimentation pratique.
Ce qui nous manque, c’est la volonté et la réflexion stratégique nécessaires pour nous hisser au meilleur niveau mondial. Il convient sans cesse de le rappeler : le spectre électromagnétique est aujourd’hui, plus que jamais, un espace de bataille à part entière. Pratiquement tous nos systèmes d’armes sont dépendants, d’une manière ou d’une autre, de l’utilisation du spectre électromagnétique[4], tout comme ceux de nos adversaires.
Sun Tzu a écrit dans le chapitre 8 (« Les neuf variables d’ajustement ») de son livre L’Art de la guerre : « Ne négligez pas de courir après un petit avantage lorsque vous pourrez vous le procurer sûrement et sans aucune perte de votre part. Plusieurs de ces petits avantages qu’on pourrait acquérir et qu’on néglige occasionnent souvent de grandes pertes et des dommages irréparables. »
Compte tenu de la complexité des systèmes d’armes aujourd’hui mis en oeuvre dans tous les domaines de lutte, il serait dommage d’abandonner un avantage pouvant tous les impacter. Cela est d’autant plus regrettable que la guerre électronique est un domaine qui a un rapport coût/efficacité particulièrement favorable comparé à bien d’autres. L’écoute ou le brouillage ne « consomment » pas de matériel. Cela permet, à moindre frais, de limiter le différentiel de puissance en contraignant l’emploi des systèmes d’armes. Dans un contexte international de plus en plus incertain où le risque de conflit de haute intensité entre grandes nations augmente, un pays aux ressources limitées (humaines, matérielles et financières) comme la France aurait tout intérêt à pleinement exploiter le potentiel qu’offre la guerre électronique.
[1] https://cf2r.org/reflexion/guerre-electronique-le-retour/ et https://cf2r.org/rta/guerre-electronique-la-suprematie-russe/
[2] « Guerre électronique : la France face à une rupture capacitaire », Air & Cosmos n°2754,22 octobre 2021.
[3] http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2021/07/19/massifier-22316.html#.YVwlqnM9sKY.linkedin
[4] https://cf2r.org/rta/guerre-electronique-la-guerre-quil-ne-faut-surtout-pas-perdre/