Guerre de haute intensité : « High Tech » ou « Low Tech » ?
Olivier DUJARDIN
La possibilité qu’une guerre de haute intensité éclate dans les années à venir est aujourd’hui considérée comme possible, voire probable. Le retour des « Etats puissances », la contestation de l’hégémonie militaire et économique américaine, la raréfaction des ressources naturelles, les changements climatiques, les crises migratoires, les crises économiques… sont autant de facteurs pouvant engendrer des conflits de grande ampleur. Le chef d’état-major des Armées, (CEMA) ne dit pas autre chose[1] quand il évoque la nécessité de reconstruire une armée de guerre.
Mais à quoi ressembleront les conflits de haute intensité de demain ? Utiliseront-ils massivement, comme beaucoup d’anticipations le prédisent, les dernières technologies (drones, missiles, satellites, réseaux de fusions de données, intelligence artificielle, etc.) dans un environnement hautement numérisé ou alors les contraintes et les vulnérabilités liées à ces technologies en limiteront-elles l’usage ?
Les contraintes des armements de haute technologie
Quand on parle de « conflit de haute intensité », cela implique des affrontements dans lesquels l’existence même des Etats belligérants peut être remise en cause. Ce sont donc des guerres qui mobilisent l’ensemble des moyens humains, matériels, financiers et industriels d’un Etat, lequel bascule ainsi dans ce que l’on appelle une « économie de guerre ». Cela a pour objectif d’assurer aux forces armées la disposition de l’ensemble des matériels et des munitions dont elles ont besoin, car un conflit de haute intensité consommera énormément de ressources, notamment en munitions, comme pour compenser l’attrition du matériel qui s’ensuivra fatalement. Seulement, nos matériels sont de plus en plus complexes, technologiques et nécessitent donc un outil industriel de pointe, des ouvriers très qualifiés, des budgets conséquents ainsi qu’une grande quantité de matières premières et de sous-éléments (composants électroniques par exemple) importés. On pourrait aussi parler du problème de la maintenance, de l’approvisionnement en pièces détachées de nos très chères Wunderwaffen[2] qui restent fragiles. Le problème de production risque, à son tour, de se poser rapidement dans un conflit de ce type alors que, d’un côté la consommation de munitions et l’usure du matériel seront élevées et que, de l’autre, les stocks, par souci d’économies, sont eux très limités. Or, notre outil industriel de défense n’est pas dimensionné pour produire en masse. Les volumes livrés jusqu’à présent sont restés faibles et les cadences de production sont relativement lentes (il faut plusieurs mois pour produire un avion Rafale par exemple). De ce point de vue, heureusement que nous pouvons compter sur nos capacités d’exportation de matériel militaire : cela permet de maintenir un volume minimal de production de l’outil industriel. Mais nous ne sommes toutefois pas en mesure d’augmenter énormément les cadences, faute de matériel adéquat mais aussi, et surtout, faute de personnel qualifié. Il n’est aujourd’hui plus possible de faire ce qui a été fait pendant la Première Guerre mondiale en envoyant massivement les femmes à l’usine pour accroître la production d’armements. Les munitions et les équipements sont aujourd’hui beaucoup trop complexes pour être produits par du personnel non spécialisé.
Au-delà de l’aspect production, se pose aussi le problème des importations de matières premières indispensables (terres rares, pétrole, métaux, etc.)[3] et de composants électroniques venant de l’étranger. Nous disposons bien de stocks stratégiques concernant les hydrocarbures mais ce n’est pas le cas pour le reste. L’épidémie de Covid-19 et ses conséquences sont là pour nous rappeler combien nous sommes dépendants de nos importations et donc des voies de communication dans pratiquement tous les domaines. Pourtant ce n’est pas la guerre ! Dans un conflit de haute intensité, il n’est pas du tout à exclure que nos approvisionnements soient perturbés, voire interrompus, et donc que nous manquions des matières premières nécessaires pour produire nos équipements (avions, drones, navires, blindés, radars) et nos munitions (missiles, bombes guidées, obus intelligents[4]) si sophistiqués, sans même parler des biens de première nécessité dont la population a besoin (nourriture). Par exemple, 95% de la production mondiale de Gallium, élément indispensable des émetteurs état-solide (antenne active AESA utilisés sur les radars, téléphonie mobile, systèmes radio, etc.), vient de Chine.
Il y a une forme de paradoxe dans tout cela. La technologie est là pour nous permettre, théoriquement, de faire la guerre avec le moins de soldats possible grâce une amélioration de nos performances opérationnelles. Mais nous consommons sans modération des ressources naturelles de plus en plus rares, et qui viennent de très loin parfois, pour économiser une ressource humaine qui est, elle, toujours en croissance (accroissement de la population). Ce paradoxe risque de se retourner contre nous le jour où certains de nos approvisionnements en matériaux stratégiques viendront à manquer : cela nous privera du levier technologique qui nous permet de faire l’économie du nombre de soldats. Il y a, quelque part, une forme d’absurdité à se rendre dépendant de choses rares que l’on doit importer pour économiser ce que l’on a en, relative, abondance sur place. En 1914 la France a pu mobiliser 3 780 000 soldats sur une population de 41 630 000, soit 9% de la population. Aujourd’hui l’armée française ne compte que 270 000 militaires d’active auxquels on pourrait rajouter environ 40 000 réservistes, soit un total de 310 000 soldats, tout confondu, pour une population totale de 66,5 millions d’habitants, ce qui représente moins de 0,5% de la population : le nombre le plus bas – en absolu et en relatif – depuis 300 ans. Aussi sensible que soit cette question, on ne pourra pas l’esquiver car elle finira fatalement par se poser en cas de conflit dur.
Pour résumer, si on veut pouvoir continuer à utiliser nos systèmes d’armes dans la durée, il y a plusieurs prérequis qui doivent absolument être respectés.
- Notre outil industriel de défense doit rester intact, alors que nous disposons rarement de plus d’une usine pour un type de matériel donné.
- Nos dépôts de munitions et de pièces détachées doivent également être épargnés (faiblesse des stocks).
- Nos importations de matières premières et d’équipements doivent être assurées (absence de réserves en dehors des hydrocarbures).
- Le personnel spécialisé et qualifié doit être préservé et protégé car il ne pourra pas être remplacé (pas de mobilisation éventuelle).
- L’attrition en matériel devra rester assez faible car les cadences de production ne pourront pas significativement augmenter au-delà de la production aujourd’hui destinée à l’exportation.
Cela fait beaucoup de critères qui ne sont pas forcément compatibles avec l’idée que l’on peut se faire d’une guerre de haute intensité et encore moins avec l’idée d’une guerre mondiale. En clair, cela ne restera soutenable, peut-être, uniquement si notre territoire reste épargné par les dommages de la guerre (absence de frappes dans la profondeur) et si le conflit reste limité dans le temps. Malheureusement, aujourd’hui, personne ne peut être en mesure de garantir que ce sera le cas, ce qui met en lumière notre manque de résilience intrinsèque.
Les vulnérabilités des systèmes technologiquement avancés
Toute nouvelle technologie apporte également une nouvelle vulnérabilité. Ainsi l’apparition de la radio (utilisation des ondes électromagnétiques) a vu naître la guerre électronique, l’informatique a vu naître les attaques cybernétiques, etc. Aujourd’hui nos systèmes sont extrêmement informatisés et ils utilisent abondamment le spectre électromagnétique pour communiquer et détecter (radars). Cette tendance ne semble pas vouloir ralentir, tous les nouveaux programmes d’armements sont toujours plus technologiques, toujours plus communicants. Cette débauche de technologie expose tous les équipements à trois vulnérabilités majeures :
– la cyber-sécurité de nos systèmes d’armes, de nos systèmes C2 (command and control), de renseignement et de nos moyens de communication est un élément critique. Il y a aujourd’hui une large prise de conscience de cette menace, qui pourrait avoir un effet majeur sur tous nos systèmes informatisés[5] et ils sont nombreux. Afin d’y faire face, il convient de consentir à des efforts permanents.
– La guerre électronique représente une menace pour tous nos systèmes communicants, toujours plus nombreux, et nos moyens de détection. Cela peut potentiellement nous priver de la supériorité informationnelle qui est pourtant une des clés de nos systèmes d’armées basés sur la guerre en réseau. Si les actions russes en matière de guerre électronique en Ukraine et en Syrie ont commencé à nous faire prendre conscience de notre retard en la matière, force est de constater que rien n’est encore réellement entrepris pour le combler. De fait, nous sommes aujourd’hui très vulnérables à ce type d’attaque[6].
– Les armes électromagnétiques[7] sont la dernière grande menace qui pèse sur nos systèmes électroniques. Leur capacité à perturber, endommager ou détruire les composants électroniques – alors que pratiquement plus aucun de nos équipements n’en est privé – en fait une arme particulièrement redoutable. Sans notre électronique, plus grand-chose ne serait aujourd’hui opérationnel. La protection de l’électronique reste possible (cage de Faraday) mais elle est contraignante au niveau du poids et n’offre pas de protection complète avec des systèmes communicants dont les antennes sont des portes d’entrées naturelles aux ondes électromagnétiques. Il n’y a, sur cette dernière menace, pratiquement aucune prise de conscience de l’extrême vulnérabilité de nos systèmes tant nous restons obnubilés par les gains opérationnels que semble nous apporter la technologie.
Il est facile de constater combien nos équipements sont aujourd’hui vulnérables. Tous les scénarios aujourd’hui envisagés dans le cadre d’une guerre de haute technologie peuvent être rendu caducs si au moins une de ces trois attaques réussit. Ces trois vulnérabilités, que nous nous sommes nous-même créées et que nos ennemis ne manqueront pas d’exploiter[8], pourraient nous renvoyer brutalement un siècle en arrière si un adversaire en décidait ainsi, en agissant sur ces trois leviers en même temps. Il serait alors, dans la durée, en mesure de nous imposer une guerre « Low Tech » et nous pouvons légitimement nous interroger sur notre capacité à la mener alors même que nos armées manquent cruellement d’hommes ou d’équipements non technologiques.
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Entre les contraintes inhérentes à la production, l’entretien et la mise en œuvre de nos systèmes d’armes « High Tech » et les vulnérabilités induites par ces systèmes, on peut constater que nos armées modernes sont potentiellement très fragiles. Plus il y a de technologie, plus les contraintes et les vulnérabilités augmentent, même si nos capacités opérationnelles apparaissent démultipliées. La technologie n’apparaît que très marginalement comme une solution au problème de résilience ; le plus souvent, elle fait surtout partie du problème.
Beaucoup de réflexions stratégiques portent sur les moyens dont nous devons disposer pour gagner les guerres de haute intensité du futur. Mais cette question n’est peut-être pas la bonne. La vraie question serait : quels sont les moyens dont nous pourrions effectivement disposer et qui resteraient utilisables, en cas de conflit de haute intensité ? Ce ne sont pas les capacités théoriques qui compteront mais bien les moyens réellement opérationnels.
Non qu’il faille renoncer à toute technologie, bien au contraire ; mais il ne faut pas faire reposer tout notre système sur elle, comme c’est le cas aujourd’hui. C’est particulièrement important pour tous les matériels les plus susceptibles d’être au contact de l’adversaire et donc de subir des dommages ; tout ce qui reste loin du front est, statistiquement, moins susceptible d’être impacté en dehors de la menace cyber. Il faut avoir conscience que l’on peut en être privé et donc disposer également de moyens militaires utilisables dans des conditions dégradées. Ces matériels devraient être facilement réparables, faciles à utiliser, rapides à produire en quantité et nécessiter peu de matériaux stratégiques pour leur fabrication.
Est-ce que la guerre de haute intensité du futur sera « High Tech » ? La réponse est oui, mais sans doute pas très longtemps. Rapidement, une fois les stocks épuisés et les moyens technologiques neutralisés, la guerre du futur pourrait bien plus ressembler à la Seconde Guerre mondiale qu’à un film de science-fiction. Comme l’a écrit Michel Goya : « Le soldat du futur, ce sera un type en jean et basket avec un AK-47 ! »[9] Et cela pourrait bien être vrai pour tous les protagonistes…
[1] http://www.opex360.com/2020/01/20/general-lecointre-sinterroge-sur-la-necessite-de-reconstruire-une-armee-de-guerre/
[2] https://cf2r.org/rta/le-retour-des-wunderwaffen/
[3] https://mars-attaque.blogspot.com/2020/02/entretien-matieres-premieres-strategiques-raphael-danino-perraud-defense-industrie.html
[4] https://cf2r.org/rta/armements-guides-imposture/
[5] https://visiomaviation.com/le-f-35-est-il-piratable/
[6] https://cf2r.org/reflexion/guerre-electronique-le-retour/
[7] https://cf2r.org/rta/armes-a-impulsion-electromagnetique-pourquoi-sont-elles-encore-tres-peu-utilisees/
[8] « La tactique d’une armée est comme l’eau qui coule ; de façon naturelle, elle va toujours du haut vers le bas, selon le sol et par tous les chemins possibles. A la guerre, il faut faire la même chose : éviter ce qui est fort et frapper ce qui est faible. » Sun Tzu, L’Art de la guerre.
[9] https://www.marianne.net/societe/michel-goya-le-soldat-du-futur-ce-sera-un-type-en-jean-et-basket-avec-un-ak-47