Évolution prévisionnelle des armements et de la guerre (5)
Jean-François GENESTE
Nous allons parler dans cet article de « systèmes[1] ». Nous l’avons évoqué dans une note précédente[2], la mode est à la mise en réseaux de divers armements pour en faire un tout dont certains pensent qu’il aura des propriétés supérieures à celles des parties. C’est une « croyance » très répandue et les protagonistes de ce milieu en sont convaincus. Néanmoins, cela va à l’encontre de la mathématique qui a pour base, y compris en logique, de poser que le tout n’est que la somme de ses parties. Et nous donnerons ici raison à cette dernière approche, car ceux qui conçoivent des systèmes oublient, dans leur culte à leur discipline, des « détails » qui n’en sont pas et qui impliquent, bien entendu, le résultat… Quand ça marche !
Les origines de l’ingénierie système
L’ingénierie système a fait son entrée aux États-Unis au début de la Guerre froide lorsque les Soviétiques réalisèrent le premier vol spatial, ce qui déclencha le programme américain qui aboutit aux premiers pas sur la lune. L’effort consenti fut gigantesque, mais en quoi cela consista-t-il ? En fait, ce fut un peu une réplique du projet Manhattan qui avait conduit à la bombe atomique, mais on y mit bien plus d’administration et de gestion. On définit des méthodes de contrôle et de suivi qui laissèrent très peu de place au hasard. Ce qui se cachait derrière était une volonté de maîtriser absolument tout, jusqu’au moindre détail qui était considéré comme important. Et ce fut payant ! Cette façon de faire fut formalisée et fait aujourd’hui l’objet de diverses approches ayant toutes les mêmes racines. Il existe a un organisme américain, l’INCOSE[3], qui certifie des ingénieurs dits « système » qui sont censés à la fois connaître des techniques spécifiques et avoir une certaine expérience dans leur emploi. D’un point de vue scientifique, on peut résumer cela à une sorte de gestion et/ou optimisation de graphes probabilisés et multiétiquetés. Les spécialistes me pardonneront ce raccourci extrême, mais cela donne une idée.
Néanmoins, la gent qui opère en ce domaine — du fait que l’on ne confie des responsabilités de ce niveau qu’à des personnes d’expérience — goûte, à cause de son âge moyen, très peu les mathématiques. La discipline manque donc de fondements et fait ainsi un large appel à l’empirisme, qui se révèle parfois douteux jusqu’à l’échec de certains développements comme cela a pu se voir au fil du temps. Peut-être, pour être plus clair, peut-on dire qu’il n’y a pas, à ce jour, de définition rigoureuse de ce qu’est un système. Cela n’empêche pas les protagonistes de parler allègrement de « systèmes de systèmes » ou « d’hypersystèmes ». Au diable l’avarice comme l’on dit ! Par ailleurs, nous nous permettons d’insister sur la nécessaire mathématisation des disciplines, car, ainsi que le déclarait un de mes anciens patrons, on ne maîtrise bien que ce que l’on sait mesurer. Et, pour ceux à qui cela aurait échappé, un des buts majeurs de la mathématique est d’élaborer des moyens de mesurer. On citera à titre d’exemple le genre d’une surface, notion très abordable dans un livre de Saul Stahl[4], qui n’est pas triviale et qui a pourtant des applications.
Mais revenons à notre sujet de l’armement et de son évolution. Nous avons parlé, dans la seconde note de cette série[5], de la boucle OODA que l’on traduit en français par « voir, décider, agir ». Bien évidemment, pour faire plusieurs choses et les coordonner, il faut plusieurs engins qui vont former système. Mais chacun est en lui-même aussi un système. Par exemple, qui dénierait cette qualité à un avion, un missile ou un satellite ? Il y a donc des ingénieurs spécialisés qui travaillent à certains niveaux et d’autres qui sont au sommet de la pyramide. La guerre devrait alors se concevoir vue d’en haut et devraient s’en suivre les spécifications des sous-systèmes pour faire un tout cohérent. Ah ! Que la théorie est belle ! Mais la pratique, c’est autre chose ! Regardons cela de plus près.
Tout d’abord, les temps de développement et fabrication des différents types d’armements ne sont pas du même ordre de grandeur. On vous sort un satellite de télécommunications en 18 mois, mais il faut 10 ans pour construire un porte-avions. Cela conduit à une assez forte hétérogénéité des matériels, laquelle est accentuée par des durées de vie elles aussi disparates. Nous ne pouvons donc pas avoir un système global cohérent. Votre serviteur avait publié un ouvrage intitulé Logique de Défense : 30 idées en 200 pages[6] dès 2007 dans lequel il suggérait de se concentrer, en période de paix, sur la conception des diverses briques du système de défense par le seul biais de prototypes, de mettre en place un conseil ad hoc et indépendant du gouvernement qui veillerait à évaluer notre risque d’entrée en guerre à court, moyen et long termes et qui aurait pouvoir de décréter une augmentation substantielle du budget de défense, le cas échéant, pour déclencher la production en série de façon à avoir sur le terrain et très rapidement les équipements les plus homogènes possibles pour former un système efficace. Cela n’a, évidemment, pas été ouï et nous en paierons le prix le moment venu.
Passons à la résilience. Reprenons la boucle « voir, décider, agir ». Elle est composée d’engins d’observation et d’écoute, d’organes de commandement et de moyens d’action. À l’évidence, il faut des télécommunications pour coordonner tout cela, récupérer les informations et les transmettre. Une analyse assez triviale d’un système comme celui-là va déterminer les points faibles qui sont, ainsi que nous les avons décrits, au nombre de 4. Le plus efficace pour le détruire, c’est-à-dire le rendre inopérant, sera, en général, l’annihilation des télécommunications qui restera une priorité et qui est très utilisée, sous diverses formes, par les Russes dans le conflit ukrainien. Mais nous avons vu dans notre première note[7] que la neutralisation des satellites GPS se révélerait très performante, et ce dernier moyen est, pour nous ici, une fraction de l’observation.
Ainsi se profile non pas une défense par morceaux indépendants, mais dans le cadre d’un système, une prévention de ce qui vise à le dérégler pour sinon l’inhiber, au minimum suffisamment le dégrader afin qu’il soit le moins « puissant » ou le plus « désorganisé » possible. Cela devrait nous éloigner du champ de bataille à proprement parler, c’est-à-dire la ligne de contact avec l’ennemi, pour davantage s’occuper de ses actifs, souvent plus globaux. On retrouve dans cette démarche un peu la dichotomie que l’on a dans la vie « civile » entre le court et le long terme. On pare au plus pressé en fournissant aux combattants des produits pour se protéger ou gagner un avantage local et immédiat ou alors on casse le système de projection de l’adversaire (par exemple, le GPS) sans qu’il n’y ait aucun mort. Et ce dernier avantage est, naturellement, de long terme par rapport à un missile antiaérien. À l’heure où nous écrivons ces lignes, nous ne sommes pas sûrs que l’État-major français ait pris la mesure de ce que cela veut dire. S’autorise-t-il seulement à penser détruire, par exemple, les satellites de positionnement des puissances antagonistes ? Quelles qu’elles soient ? C’est pourtant une doctrine typiquement système et qui est d’une logique implacable. Si tel était le cas, quelles sont les armes développées et capables de faire cela ? En avez-vous entendu parler ? Par ailleurs, dans le cadre de la politique du pays, il devrait y avoir un débat public et une information générale concernant notre défense, ses aptitudes et sa stratégie. La dissuasion nucléaire est bien entrée dans les mœurs, mais une discussion sur le système entier paraît absolument nécessaire, ne serait-ce que pour dégager un consensus national qui ne peut exister sans, au minimum, une réelle vision. Or la seule que nous avons reste celle des pseudos dividendes de la paix. Et la guerre en Ukraine n’a que déclenché l’accélération de la production d’armements pour la plupart obsolètes pour augmenter les profits sans penser à un véritable avenir.
Le « système » international
Néanmoins, il y a un système qui est au-dessus de celui de la défense et qui est celui, global, dans lequel nous évoluons. Il n’a pas nécessairement vocation à être militaire, mais certains de ses éléments peuvent être rendus extrêmement offensifs. Ainsi en va-t-il de la monnaie appelée dollar et dont nous dépendons en Europe à 100%. BNP Paribas a écopé d’une amende de 8,9 milliards de dollars[8] par extraterritorialité du droit américain. Des entreprises françaises et européennes ont été la proie du capital ayant la même origine, comme Alstom par exemple et bien d’autres.
Nous avons vu ce système à l’œuvre via les sanctions contre la Russie. L’Occident s’est, manifestement, surévalué ! Mais nous n’avons pas aperçu beaucoup d’analyses « système » qui permettraient de comprendre d’une part quelles ont été les failles qui ont conduit à l’échec, si tant est que les mesures mises en place aient pu réellement être efficaces, et quelles astuces réelles ont été utilisées par les Russes pour déjouer les pronostics. Ont-ils effectué une étude d’ensemble sérieuse et ont-ils pris leurs décisions en conséquence ? Auquel cas, ce serait extraordinaire ! Ou ont-ils adopté au fil de l’eau des mesures dont la somme s’est révélée positive ? La question reste posée et devrait faire l’objet d’une recherche sérieuse, à la fois pour comprendre ce qui s’est passé, mais aussi s’inspirer, concernant notre pays, de ce qu’il serait loisible de faire en pareille situation.
Mais le sujet va bien au-delà ! En résistant aux sanctions, la Russie a largement affaibli le système occidental qui a très sûrement été bâti par les Américains, à dessein, pour gouverner la planète. Se posent par conséquent des interrogations supplémentaires. Quel va être l’impact final de cette résistance ? Le système va-t-il y survivre ? Quid des autres acteurs ? Quelles conséquences pour ceux qui voudront, à leur tour, en sortir ? Là encore, il est peu probable qu’une analyse systémique ait été faite alors qu’elle serait absolument nécessaire. Gageons, plutôt, que chaque officine aura fait un rapport pour ce qui la concerne et que la synthèse sera élaborée par un ou des incompétents, comme d’habitude.
Nous avons incidemment parlé du système planétaire, mais il y a des sous-systèmes importants. Prenons l’exemple du détroit de Bab el-Mandeb en mer Rouge qui voit des attaques houties contre les navires ayant un lien avec Israël. Cela a un impact bien plus grand sur le canal de Suez et l’approvisionnement mondial. À la question de savoir si la Chine supporterait sa neutralisation pendant longtemps, il convient de rappeler qu’il lui reste la voie du nord passant le long des côtes russes. Là encore une réflexion systémique serait de bon aloi, et peut-être la Chine l’a-t-elle effectuée.
Force est de constater que deux philosophies s’affrontent ici-bas depuis quelques siècles maintenant. La première est caractérisée par « la main invisible du marché » chère aux Anglo-Saxons. Nous reconnaissons bien là ce que nous disions en introduction puisque cela conduit à penser, à raison dans ce contexte-là, que le tout est supérieur à la somme de ses parties, étant donné que cette main peut être, en quelque sorte, dotée d’une volonté magique, agissant dans tel ou tel sens imprévu. S’oppose à cela la planification chère aux systèmes socialistes. À ce moment-là, en théorie, tout est déterministe. Sauf que les choses ne se passent jamais comme prévu et qu’en général, cela ne se termine pas très bien à l’instar de l’effondrement de l’URSS. Quid de la Chine ? En Europe — nous parlons ici des années 70 — on a essayé de trouver un juste milieu en programmant en partie, en prévoyant des portes de sortie en cas d’échec et en probabilisant le tout. C’était très sûrement la meilleure approche possible, mais notre continent a été contaminé par ce qui s’édifiait outre-Atlantique et qui était déjà sur le déclin dès 1965 selon les dires d’Emmanuel Todd dans La Défaite de l’Occident[9]. On notera avec intérêt que cela se voyait et avait été écrit bien avant, en particulier par Maurice Allais[10] dès 1979. On constatera aussi que la Chine, via son initiative des Nouvelles routes de la soie, suit de très près les recommandations de Lyndon Larouche[11] qui n’ont pas été suivies par les États-Unis.
Continuons notre réflexion en faisant référence au célèbre « effet papillon[12] ». C’est la version grand public de ce que les mathématiciens appellent le chaos. De quoi s’agit-il ? Simplement du fait que l’évolution d’un système déterministe va varier dans des proportions très importantes en fonction de ses conditions initiales. Lesquelles sont soumises, comme toute grandeur physique, à une incertitude de mesure. Ainsi, on ne peut prédire la progression exacte. Prenons un exemple assez amusant, car à la limite. Dans l’espace, c’est là que nous avons la précision la meilleure pour vérifier les lois de la nature. Par exemple, nous connaissons la constante de gravitation à 0,0022 % près. Néanmoins, si nous considérons le système solaire et son évolution, à cause du problème à n corps, n>2, on ne sait pas pronostiquer son état actuellement au-delà de 3 milliards d’années. Que va devenir l’orbite terrestre reste une question en suspens… ! Mais si nous revenons à l’effet papillon, un battement d’aile en Amazonie pourrait créer un cyclone dans l’océan Indien. Il faut dire que l’hypersystème par excellence est le climat de notre planète. Combien de paramètres sont en jeu ? Et vous remarquerez que les idiots utiles du réchauffement climatique vous expliquent doctement qu’en en réglant un seul, à savoir la teneur en CO2 de l’atmosphère, on va pouvoir le réguler. Que de gogos comporte notre monde ! Et en plus, en Europe, on songe à pénaliser les dissidents ! Il est clair qu’un phénomène de type chaos a quelques chances de se produire dans un système complexe. Et il n’est pas sûr que le concepteur du système s’en rende compte, y compris lors des essais. Mais lorsque cela arrive en « exploitation », les conséquences peuvent se révéler sérieuses. Il serait donc intéressant de rechercher sur ce sujet. Un exemple assez trivial et connu est le système financier mondial, qui, par essence, est chaotique.
Imaginons maintenant un système de défense. Pensez à une liste proche de l’exhaustif des armements que vous connaissez et concevez un système qui va les comprendre tous, mais va de plus les interconnecter et en conséquence les rendre dépendants les uns des autres. Envisagez un minuscule problème local. Il va se propager ! Si vous n’avez pas de chance, il va amplifier son impact en avançant. Au final, il peut vous ruiner le système entier. Vous n’êtes pas convaincu ? Dans les études concernant de potentiels États voyous, un scénario pourrait être de faire exploser en orbite des charges avec des aiguilles d’acier pour empêcher les télécommunications. Cela suffirait pour interdire les activités spatiales pendant des décennies sinon plus en fonction de ce qui aurait été perpétré. Chacun aura donc bien compris que plus le système est complexe, plus il est fragile et que la « propagation de panne » est un sujet capital qu’il faut impérativement traiter si l’on veut concevoir, in fine, quelque chose de résilient.
Prenons un autre exemple, concret celui-là, car c’est arrivé. Lors de la crise du Covid, en France, les autorités, d’une indigence crasse, ont décidé de transférer des malades de l’est vers le sud-ouest, notamment par TGV[13], au motif que les hôpitaux étaient surchargés à proximité de l’Allemagne. Un fiabiliste — cette discipline étant un sous-produit de l’ingénierie système — aurait interdit de faire cela, parce que c’est l’assurance de propager le mal. Une bien meilleure mesure aurait consisté à faire venir des soignants de Bordeaux par exemple et qui auraient été testés sains auparavant. Voyant cela, dans le contexte d’un appel à idées de l’Agence d’innovation de Défense (AID[14]), je proposai d’organiser et donner des cours à des publics hospitaliers entre autres pour leur expliquer la première semaine des rudiments d’ingénierie système et la deuxième pour opérer des travaux pratiques dans leur conjoncture spécifique. Cette proposition ne fut pas retenue, l’AID préférant concevoir des masques qui ne servirent, ne servent et ne serviront à rien ainsi que l’a démontré une étude danoise[15]. Manifestement, le I de AID devrait être changé pour un C comme Conformiste.
Les systèmes et l’intelligence artificielle
Mais abordons maintenant un sujet qui, bien qu’actuel, n’a pas encore observé, au moins officiellement, d’événements. Il s’agit des systèmes avec IA. En effet, nous attaquons là la partie « décider » du triptyque OODA. Jusqu’à présent, cette fonction était dévolue à des hommes. Mais de plus en plus, ce sera le fait des machines. Déjà, les pilotes d’engins sur le champ de bataille reçoivent des ordres en fonction de ce que leur commandant voit, parfois via des moyens informatiques. Les objectifs sont donnés, par exemple au-dessus de Gaza, par la hiérarchie de Tsahal dans un contexte où ceux qui dirigent les avions n’ont pas de réelle visibilité sur eux. Demain, sinon déjà partiellement aujourd’hui, l’IA pouvant gérer tous les paramètres à la fois et optimiser bien plus rapidement que n’importe quel humain, c’est elle qui prendra les décisions ! Au début, on sauvera la face en faisant en sorte que l’humain reste dans la boucle. Mais il est des cas où cela n’est pas possible. Considérons-en un exemple significatif : si l’Ukraine était entrée dans l’OTAN et si cette dernière avait installé des missiles nucléaires à 3 minutes de Moscou, qui aurait alors pu statuer d’une riposte dans un tel laps de temps incluant des procédures de sécurité draconiennes et probablement une délibération à plusieurs ? Ainsi, pour éviter une issue fatale, ce serait une bonne chose que l’OTAN s’écarte des frontières de la Russie — alors que c’est l’inverse qui se produit actuellement — et il serait utile qu’entre deux puissances atomiques, il existe un tampon assez épais pour garder des hommes dans les boucles de décision, si tant est qu’on le veuille…
La décision est une activité système par excellence… À condition toutefois de connaître ce dernier et de savoir apprécier la situation. Le président de la République française aujourd’hui est-il apte à cela ? A-t-il été formé pour cela ? Est-il seulement prévu un enseignement à cet effet ? A-t-il des capacités d’ingénieur système ? Peut-il les acquérir ? Bien évidemment, nous soulevons ces questions et elles n’ont rien de personnel envers le locataire actuel de l’Élysée. Néanmoins, elles devraient se poser sérieusement et génériquement pour le chef de l’État.
Imaginons alors dans quelques années, mais pas beaucoup, un système de plus en plus géré par l’IA. Et concevons une attaque sur l’IA elle-même qui va l’induire en erreur. Quelle sera la conséquence sur le système ? Idem en temps de guerre ! Or les menaces sur les IA, via, éventuellement, d’autres IA, peuvent se révéler catastrophiques. On pourrait déclencher un conflit nucléaire. Et sans aller jusqu’à une telle extrémité, dans la sphère financière par exemple — quand on connaît un peu les dessous du trading haute fréquence — on peut faire s’effondrer une économie. Cela fait partie de la guerre et n’oublions pas qu’un affrontement symétrique ne peut être que global ; toutes les composantes de la société sont impliquées.
Nous prenons par ailleurs des risques inconsidérés à laisser gouverner une IA. À ce sujet, Noam Chomsky[16] a écrit : « L’esprit humain n’est pas, comme ChatGPT et ses semblables une machine statistique, avide de centaines de téraoctets de données afin d’obtenir la réponse la plus plausible à une conversation ou la réponse la plus probable à une question scientifique. Au contraire. L’esprit humain est un système étonnamment efficace et élégant qui fonctionne avec une quantité limitée d’informations. Il n’essaie pas d’endommager les corrélations à partir des données, mais tente de créer des explications. (…)
Cessons dont de l’appeler « intelligence artificielle » et appelons-la pour ce qu’elle est et ce qu’elle fait : un « logiciel de plagiat », car il ne crée rien, mais copie des œuvres existantes, réalisées par des artistes existants, en les modifiant suffisamment pour échapper aux lois sur les droits d’auteur. Il s’agit du plus grand vol de propriété intellectuelle jamais enregistré depuis l’arrivée des colons européens sur les terres des Amérindiens ».
Cette citation est intéressante à plus d’un titre, car elle démystifie ce que l’on appelle IA et qui n’a rien à voir avec une quelconque intelligence. Mais on se méfiera d’une vision quelque peu passéiste de Chomsky qui défend des intérêts bien particuliers ici et dont on sait scientifiquement que c’est faux[17]. Cela montre quand même la vacuité de bien des personnes de l’establishment. Je me souviens d’une grande réunion à Paris dans laquelle des militaires hauts gradés discouraient savamment pour expliquer qu’il ne fallait pas que les drones du champ de bataille décident eux-mêmes de tirer sur la cible, ce avec quoi j’étais en désaccord. Mais ces mêmes personnages sont prêts à se conformer aux jugements ou suggestions des outils d’analyse qu’ils ont à leur disposition dans leur poste de commandement. Les informations qui leur arrivent sortent de boîtes informatiques dont ils n’ont aucune idée de l’architecture, de qui les a programmées, avec quelles spécifications, quelles limitations, etc. C’est simplement l’hôpital qui se fiche de la charité ! Typiquement et pour rester sur ce sujet, si vous avez un drone dont la fonction est de tuer et détruire, alors qu’il vole en territoire ennemi, la probabilité pour qu’il prenne une mauvaise décision est faible. Par ailleurs, sa capacité de nuisance est minime s’il y a erreur. En revanche, si vous faites une faute d’interprétation système, c’est la patrie entière que vous allez mettre en danger. Or, ces gens sont plus enclins à se confier à une machine au plus haut niveau du système quand ils ne veulent pas déléguer les tâches à une entité de champ de bataille qui, cependant, et c’est bien connu, dans de telles circonstances, sera bien plus fiable qu’un homme.
Abordons maintenant une question qui n’est jamais soulevée, alors qu’elle est fondamentale. Le temps n’est jamais pris en compte ! En effet, un système est plongé dans un environnement qui va évoluer. De bien adapté initialement, il va glisser vers une capacité inadéquate. Les physiciens parleraient à raison de vieillissement entropique. Au passage, la non-mathématisation de l’ingénierie système interdit toute définition rigoureuse de ce que l’on pourrait appeler l’entropie d’un système, notion qui serait quand même salutaire si l’on pense obsolescence. Mais quand des militaires auront-ils le courage de dire que leurs matériels ou leur organisation sont désuets ? En cas de guerre[18], nous n’aurions que 4 jours de munitions. N’est-ce pas là une tare profonde ? Et probablement n’est-ce que l’arbre qui cache la forêt. Quid des autres éléments : satellites, avions, chars, etc. ? Par ailleurs, si tant est qu’il y eût un champ logique à la conception d’un système, l’évolution peut conduire à l’impératif de sa refonte totale. Nous en avons l’exemple avec l’avènement des missiles hypersoniques, mais aussi, c’est moins populaire, les engins balistiques russes à portée infinie[19] qui peuvent entrer dès aujourd’hui aux États-Unis en passant par le Mexique ! Ces mêmes engins pourraient très bien atteindre le territoire français en arrivant via Brest ! Qui a pensé à changer notre défense dans de telles circonstances ? Qu’est-ce qui a été mis en place pour contrer cela ? Notre dissuasion nucléaire resterait-elle fonctionnelle face à de pareils événements ?
Enseignements pour la défense de la France
Or, chez nous, comme quasiment partout, on gère avant tout le complexe militaro-industriel ou ce que l’on appelle maintenant la BITD[20] c’est-à-dire la base industrielle et technologique de défense. On s’intéresse plus à l’EBITDA qu’à l’utilité des conceptions. On cherche à conserver les compétences, mais on n’en développe guère de nouvelles. On ne prend aucun risque et, pour preuve, jamais un programme n’a été annulé faute de performances au rendez-vous voire de faisabilité. Là encore, nous sommes bien dans notre sujet, car il s’agit bien d’un système. Il a ses acteurs qui sont des sous-systèmes — Thalès, Dassault, Airbus, Safran pour les principaux — puis il y a ceux que l’on appelle les « tier 1 », etc. Or que s’est-il passé au fil des décennies ? Au sortir de la guerre, il y avait profusion de protagonistes que l’on a petit à petit éliminés au nom de la rigueur budgétaire. Les compétitions n’ont pas été honnêtes et on a consolidé certains pour obtenir de grands groupes qui, même s’ils ont fourni de bons produits, n’ont jamais produit de rupture sauf en quelques très rares exceptions. C’est un peu un comble pour le pays qui a produit, dans l’histoire de l’humanité, un nombre important de savants et découvreurs. Nous allons donc poser cette question incongrue : notre complexe militaro-industriel, regardé en tant que système, est-il ou non obsolète ? Nous laisserons à chacun le soin de répondre. Mais un autre point vaut aussi d’être évoqué : s’il devait être profondément modifié suite à un écho affirmatif à la première interrogation, serait-il réformable ? Cette fois-ci, je donnerai ma réaction : non !
La France est un sous-système du monde. Une réflexion dans la logique de ce que nous avons décrit jusque-là devrait poser cette question en premier : voulons-nous être dépendants ou indépendants du système global ? Être totalement autonome est probablement une utopie, mais nous pourrions viser une dépendance minimale. Cela nous garantirait des dégâts très faibles en cas de crash systémique et aussi moins de réprobation des autres acteurs en de telles circonstances. Nous serions, in fine, bien plus résilients. Il se trouve hélas que nous avons choisi la vassalité depuis au moins Nicolas Sarkozy. Il semble donc urgent et impératif de reprendre notre liberté intégrale et poursuivre une forme de politique que l’on appelait par le passé « non alignée ». Cela devrait faire l’objet d’un débat national débouchant sur un référendum et la question « système » devrait être posée : sommes-nous un rouage sous domination ou un acteur libre ?
Nous compléterons cet assez long tour d’horizon par une remarque qui concerne la planète entière et son évolution. Il s’agit des langues. Nous constatons, dans quasiment toutes les civilisations, un appauvrissement à la fois en termes de vocabulaire, de complexité des phrases et de structure grammaticale. C’est valable tant en français, qu’en anglais, en russe ou en chinois. Les optimistes diront que c’est compensé par un accès d’un plus grand nombre à l’instruction. C’est vrai, mais l’élite se péjore et en conséquence la logique sous-jacente au système et sa subtilité aussi. La civilisation humaine semble donc en danger et nous en voyons là un symptôme. Pour rester en France et donner un exemple en ce début 2024, sachant que l’on a fêté les 400 ans de Blaise Pascal en 2023, qui est capable de le lire aujourd’hui parmi les jeunes générations, quel pourcentage ? Et ne parlons pas de Rabelais dans son édition originale de Pantagruel ou Gargantua.
Nous voilà au terme de notre voyage au pays des systèmes et nous avons, évidemment, été loin d’être exhaustifs. Un livre entier n’y suffirait pas. Peut-être pour conclure faudrait-il ajouter quelques points essentiels : la démarche systémique est importante et devrait voir son statut augmenter dans la mise en place des diverses politiques de la nation, la défense en premier lieu avec une vision claire de ce que nous voulons être. L’ingénierie système est une nécessité, mais doit être impérativement mathématisée[21]. Nous sommes le pays de l’excellence en cette matière et l’auteur de ces lignes a élaboré une telle théorie. Il ne prétend pas pour autant détenir une quelconque vérité en ce domaine, mais considère plutôt sa proposition comme une tentative conduisant potentiellement à une amélioration substantielle de la discipline. Alors qu’il était professeur d’université à Moscou, il « embaucha » une doctorante qu’il avait soigneusement sélectionnée, mais qui rendit son tablier au bout de trois mois, estimant les mathématiques à mettre en jeu trop compliquées. Il est vrai qu’il était fait appel à une approche nouvelle dont les éléments n’ont été élaborés qu’au début des années 2000 et encore reste-t-il bien des zones à développer. Mais c’est cela la recherche ! L’enjeu était pourtant majeur et consistait en la possibilité de concevoir des systèmes intrinsèquement résistants aux attaques terroristes, sujet évoqué au sein de l’INCOSE en 2018 et non poursuivi depuis. Il y a donc bien du travail à accomplir à la fois pour améliorer la discipline et passer notre pays au peigne fin d’une telle analyse pour le remettre sur des rails qui nous conduisent vers la prospérité, ce qui n’est, hélas, plus le cas aujourd’hui.
[1] Nous devons nous excuser de la répétition à satiété du mot « système » qui n’a pas de réel synonyme et dont l’étymologie provient du latin tardif systema (« ensemble constitué de parties ») et du grec ancien sunistanai (« organiser »), décomposable en sun (« ensemble) et histanai (« arranger »)
[2] https://cf2r.org/rta/evolution-previsionnelle-des-armements-et-de-la-guerre-4/
[3] https://www.incose.org
[4] https://www.amazon.fr/Introduction-Topology-Geometry-Saul-Stahl/dp/0471662607/ref=sr_1_4?crid=380B45Y7MHGQP&keywords=saul+stahl&qid=1706520113&sprefix=saul+sthal%2Caps%2C91&sr=8-4
[5] https://cf2r.org/rta/evolution-previsionnelle-des-armements-et-de-la-guerre-2/
[6] https://www.amazon.fr/Logique-défense-idées-200-pages/dp/2756309001/ref=sr_1_2?crid=29MBV62MZAWJ2&keywords=logique+de+défense%3A+30+idées+en+200+pages&qid=1706520477&sprefix=logique+de+défense+30+idées+en+200+pages%2Caps%2C89&sr=8-2
[7] https://cf2r.org/rta/evolution-previsionnelle-des-armements-et-de-la-guerre-1/
[8] https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2014/06/30/la-bnp-devra-regler-8-834-milliards-de-dollars-d-amende-aux-etats-unis_4448280_3222.html
[9] https://www.amazon.fr/Défaite-lOccident-Emmanuel-Todd/dp/2073041132
[10] https://www.amazon.fr/mondialisation-destruction-croissance-empirique-1905-06-21/dp/B01F9R2KCO/ref=sr_1_3?crid=3IKGMOW0RQW0X&keywords=maurice+allais&qid=1706359664&s=books&sprefix=maurice+allais%2Cstripbooks%2C96&sr=1-3
[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Lyndon_LaRouche
[12] https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_papillon
[13] https://www.sncf.com/fr/groupe/coulisses/tgv-medicalise-covid-19
[14] https://www.defense.gouv.fr/aid
[15] https://www.lefigaro.fr/international/coronavirus-le-danemark-reste-sceptique-sur-l-utilite-du-masque-20200406
[16] Noam Chomsky, New York Times, 8 mars 2023
[17] https://www.quantamagazine.org/new-theory-suggests-chatbots-can-understand-text-20240122/?mc_cid=7b8025d489&mc_eid=2da601f9cd
[18] https://www.cnews.fr/france/2022-03-15/en-cas-de-guerre-la-france-pourrait-manquer-de-munitions-au-bout-de-3-4-jours
[19] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/la-russie-et-son-missile-a-propulsion-nucleaire-questions-et-reponses-825760.html
[20] https://www.defense.gouv.fr/dga/nos-missions/developper-bitd-francaise-europeenne
[21] On évitera néanmoins de faire ce qui est arrivé en finance où l’on a élaboré une théorie globale des marchés financiers en émettant une hypothèse de non-arbitrage qui est systématiquement fausse et condamne donc irrémédiablement ces modèles sur lesquels malgré tout repose le monde. C’est d’ailleurs en grande partie à cause de cela que pas grand-chose ne marche.