Être un pays sous sanctions est-il un avantage stratégique ?
Olivier DUJARDIN
Un des moyens de pression favoris des pays occidentaux, surtout des États-Unis, est d’imposer à toute nation qui ne partage pas les mêmes « valeurs » et qui est surtout un adversaire potentiel – économique et/ou militaire – des sanctions économiques, ou un embargo sur une gamme de produits/services plus ou moins large. L’objectif est d’affaiblir économiquement et militairement le pays visé afin de l’obliger à se soumettre à certaines exigences. Les pays sous le coup de sanctions économiques ou d’embargos sont nombreux, plus d’une trentaine. Les principaux sont la Corée du Nord, l’Iran, la Russie, la Turquie, la Biélorussie, Cuba et le Venezuela. On peut toutefois constater que ces mesures coercitives n’ont que peu d’effets. Bon nombre des pays sanctionnés le sont depuis des années – voire plusieurs décennies – sans que cela change quoi que ce soit. Si les sanctions économiques obèrent le niveau de vie de la population, elles ont peu d’effets sur les pouvoir en place, et les armées de ces pays ne semblent pas fondamentalement affaiblies. Toutefois l’impact de ces mesures est assez différent selon la situation de chaque pays, les relations qu’il entretient avec l’Occident et la durée des sanctions.
Effets à court terme
C’est à court terme que les sanctions produisent le plus d’effets. Si le pays visé entretient des relations commerciales importantes avec ceux qui lui infligent des sanctions, cela peut entraîner ou aggraver une crise économique, voire engendrer des pénuries sur certains produits de première nécessité ; c’est ce que vit le Venezuela aujourd’hui, avec un produit intérieur brut qui a diminué de 70%. Le but recherché par les « censeurs » est de créer des troubles sociaux afin de faire tomber le pouvoir en place afin que se dégage une force politique – quitte à la créer – plus favorable aux Etats imposant ces contraintes.
L’impact sur les forces militaires va dépendre fortement de l’origine des équipements. Si les matériels viennent des pays imposant l’embargo, les effets sont assez rapides et importants : disponibilité en chute libre et interruption des livraisons des matériels commandés entraînent des ruptures capacitaires. C’est ce qu’a connu l’Iran après la révolution islamiste, son armée étant alors équipée essentiellement de matériel américain (avions F-14, F-5, F-4, P-3F, C-130 ; chars M-60, M-47 ; véhicules blindés M-113 ; hélicoptères CH-47, AB-205, AH-1 Cobra etc.). C’est ce qui arrive aujourd’hui à la Turquie qui est privée de F-35 et rencontre certaines difficultés pour obtenir des pièces de rechange pour ses avions F-16. Les sanctions ont aussi des effets sur la production de matériel national lorsque certains composants entrant dans leur fabrication sont importés. Ainsi le programme de char de combat turc est au ralenti faute des moteurs et des transmissions qui devaient être fournis par les Allemands ; même chose pour son programme d’avion de combat dont les moteurs devaient être co-développés avec Rolls-Royce, ou pour son drone TB-2 dont les moteurs et la boule optronique sont importés[1]. La Russie a connu les mêmes difficultés suite à la crise ukrainienne qui l’a privée de turbines pour ses navires et ses hélicoptères, ce qui a engendré d’importants retards dans le renouvellement de sa marine de surface. Tout ceci a forcément des conséquences opérationnelles car cela entraine l’immobilisation de certains équipements, servant de réservoir de pièces de rechange, et conduit à maintenir en service des matériels déjà très anciens ; tout cela a un impact sur la disponibilité, l’efficacité et la réactivité générale des forces.
Les pays dont l’équipement militaire ne provient pas des Etats imposant les sanctions sont militairement beaucoup moins impactés, à l’image du Venezuela ou de la Biélorussie par exemple.
Effets à moyen terme
Après quelques mois, le choc passé, les pays touchés développent des stratégies de contournement afin de trouver d’autres fournisseurs. Cela peut être plus ou moins long selon la complexité du matériel recherché. Par exemple, l’Iran s’est tourné vers la Russie et la Chine pour acquérir de nouveaux équipements. Téhéran a aussi développé son industrie de défense et à produire des pièces détachées afin de pouvoir assurer la maintenance de ses équipements d’origine occidentale. La Turquie se tourne actuellement vers la Corée du Sud pour la motorisation et la transmission de son char[2], après s’être tournée vers l’Ukraine pour la motorisation de ses drones[3] et de ses hélicoptères[4]. Elle le fera probablement aussi pour le développement du moteur de son futur avion de combat. Son industrie de défense, qui est assez développée, est parvenue à assurer l’entretien de ses avions de combat et à fournir une boule optronique[5] alternative pour ses drones.
Cette démarche d’acquisition ou de production des produits de substitution peut prendre de quelques mois à plusieurs années selon le niveau de développement de l’industrie de défense du pays et du nombre de ses partenaires à l’international. Ainsi la Turquie a pu, en quelques mois à peine, compenser un certain nombre de manques, alors que le même processus a pris plusieurs années en Iran.
Avec une stratégie adaptée, la portée des sanctions peut être largement atténuée et les armées peuvent retrouver un niveau d’efficacité élevé ; l’impact sur les capacités militaires est alors réduit. Ne demeurent que les conséquences économiques, qui vont à leur tour s’atténuer en fonction de la résilience des populations.
Effets à long terme
A plus long terme, les Etats soumis à des sanctions depuis de longues années développent leur propre industrie afin de palier à ces contraintes, ce qui mécaniquement les aide aussi à atténuer les effets économiques des sanctions. Ne pouvant que peu ou pas compter sur l’extérieur, ils doivent être autonomes. Ce n’est pas un choix, c’est une nécessité qui leur a été imposée. Bien entendu tous les pays ne partent pas du même niveau. Si la Turquie, grâce à son tissu industriel, arrivera probablement à une autonomie assez large en quelques années seulement, l’Iran a dû pratiquement construire entièrement son industrie de défense, ce qui lui a pris plusieurs décennies. Bien que l’Iran soit loin d’être autonome dans beaucoup de domaines, il a su accroître sa résilience et son indépendance. Il a su compenser ses faiblesses – dans l’aéronautiques notamment – en développant des systèmes d’armes nationaux (missiles et drones principalement). De même, suite au blocage de la vente des navires Mistral, la Russie a lancé un programme de substitution de tous les équipements occidentaux qu’elle importait jusque-là. Elle préfère disposer de certains matériels, peut-être un peu moins performants que les modèles importés, mais sur lesquels elle a toute maîtrise, renforçant sa souveraineté.
Si les pays victimes de sanctions connaissent initialement un retard technologique sur certains des équipements qu’ils cherchent à remplacer, ils s’améliorent au fil des années et peuvent même finir par devenir des concurrents sérieux pour leurs « censeurs » sur le marché international, comme le montre la Turquie, par exemple, qui s’impose de plus en plus dans le domaine des drones.
Le développement des industries de défense entraîne ainsi une multiplication des systèmes d’armes utilisés, ce qui pose un problème aux services de renseignement qui doivent alors étudier une plus grande variété de matériels. Cela peut être assez complexe, surtout lorsque ceux-ci ne sont pas proposés à l’exportation car il est alors difficile d’obtenir des informations fiables les concernant. A titre d’exemple, l’Iran a développé ses propres systèmes sol/air moyenne/longue portée (BAVAR-373, TABAS, RAAD) dont on ne sait que très peu de choses mais qui représentent néanmoins une menace certaine. Un système d’armes, moins performant qu’un autre à priori, peut parfois représenter une menace supérieure, juste parce qu’il est moins bien connu et plus difficile à contrer puisqu’on ignore ses caractéristiques exactes.
*
En général, la menace de sanctions a surtout un effet dissuasif, comme pour l’Indonésie qui a renoncé à acheter des Sukhoï russes par crainte des sanctions américaines[6]. Mais, si un pays passe outre, l’effet de ces sanctions n’aura un impact maximal que sur un temps limité. Au-delà, le pays sanctionné va s’attacher à retrouver une autonomie stratégique et sa résilience sera bien supérieure à ce qu’elle était précédemment. Au final, les pays sous sanctions depuis plusieurs décennies sont aujourd’hui bien plus forts qu’ils ne l’étaient au moment de la mise en place de ces mesures. La Corée du Nord vit pratiquement en autarcie ; l’Iran a réussi, malgré tout, à sanctuariser son territoire ; la Russie est pratiquement parvenue à s’affranchir de sa dépendance envers l’Ukraine ; et la Turquie a renforcé sa base industrielle de défense et son indépendance. Les sanctions n’ont d’intérêt que s’il envisagé parallèlement une intervention militaire à court terme pour exploiter les faiblesses ainsi créées ; car sur la durée, leurs effets se révèlent finalement contre-productifs car cela renforce les pays visés. Économiquement c’est la même chose : la chute du produit intérieur brut, parfois brutale et importante, n’engendre que rarement l’effondrement des Etats visés, et la société s’habitue à vivre avec moins. Souvent même, cela renforce le pouvoir en place, car le pays se voyant agressé, le nationalisme de la population va s’accroître et profiter au régime.
Enfin, on peut aussi constater que les différents embargos n’ont jamais empêché, ni arrêté les guerres ; les hommes ont toujours su faire preuve d’une imagination et d’une créativité étonnantes pour se battre. Ces embargos ne sont souvent destinés qu’à satisfaire une opinion publique occidentale soucieuse de moralité, car leurs effets concrets sont loin d’être probants.
Les pays occidentaux sont de plus en plus dépendants de leurs importations et des échanges internationaux. En revanche, les pays auxquels ont été imposées des sanctions ont retrouvé une forme d’autarcie et se révèlent mieux armés pour faire face à la raréfaction des ressources et aux crises climatique et économique qui s’annoncent. Le fait de leur avoir imposé des contraintes, auxquelles nous serons aussi fatalement soumis, leur a finalement procuré un avantage stratégique déterminant pour le futur. Ces pays pourraient être ainsi les grands gagnants, à nos dépens, des crises à venir, car résilience et autonomie stratégique seront demain les piliers essentiels de la survie des Etats.
[1] https://www.meta-defense.fr/2020/10/26/la-canada-suspend-lexportation-de-composants-cles-du-drone-turc-tb2-bayraktar/
[2] http://www.opex360.com/2020/11/21/la-turquie-se-tourne-vers-des-entreprises-sud-coreennes-pour-sauver-la-production-de-son-char-altay/
[3] https://www.ukrinform.fr/rubric-defense/3208284-le-drone-avec-le-moteur-ukrainien-a-passe-avec-succes-les-essais-en-turquie.html
[4] https://air-cosmos.com/article/ankara-contourne-washington-pour-exporter-ses-t129-vers-le-pakistan-24443?utm_source=Sociallymap&utm_medium=Sociallymap&utm_campaign=Sociallymap
[5] https://www.aselsan.com.tr/en/capabilities/avionics-and-navigation-systems/electrooptical-systems/cats-common-aperture-targeting-system-electrooptical-reconnaissance-surveillance-and-targeting-system
[6] https://www.meta-defense.fr/2020/03/13/lindonesie-annule-sa-commande-de-su-35-russes-sous-la-pression-des-etats-unis/