Défense anti-aérienne : principes techniques et tactiques (5) – Les tirs fratricides
Olivier DUJARDIN
Tirer sur ses propres troupes est un phénomène fréquent et ancien. On pourrait s’étonner de sa persistance à l’ère des systèmes d’identification électronique. Pourtant, les tirs fratricides n’ont jamais diminué et leur proportion est même plus élevée qu’au cours de la Première Guerre mondiale.
Une étude des forces armées des États-Unis a analysé les pourcentages de pertes dues à des tirs amis lors des conflits depuis la Première Guerre mondiale[1]:
– Première Guerre mondiale : 10% des blessés au combat ;
– Seconde Guerre mondiale : 14% des pertes totales ;
– Guerre de Corée : 7% des pertes de la 25e division d’infanterie des États-Unis ;
– Guerre du Viêt Nam : Entre 11 et 14% des pertes ;
– Invasion du Panama par les États-Unis (1990) : Entre 5 et 12% des blessés et 13% des tués au combat ;
– Tempête du désert (1991) : 15% des blessés et 24% des tués au combat.
Une autre étude réalisée par The American War Library donne des chiffres plus importants, notamment pour la guerre du Golfe de 1991 et la guerre d’Irak en 2003 avec respectivement 52% et 41% des pertes américaines ayant pour origine un tir fratricide.
Quelques cas récents
Le monde de l’aérien n’échappe pas à cette règle. On peut citer le cas du chasseur bombardier Tornado GR4 britannique abattu par un missile Patriot américain en mars 2003 au-dessus de l’Irak, en raison d’un système IFF (Identification Friend or Foe) défaillant. Plus récemment, le 29 février 2024, la frégate allemande Hessen a tiré par erreur deux missiles anti-aériens contre un drone américain MQ-9 Reaper dont le système IFF n’était pas activé. Le drone a échappé à son sort grâce à un dysfonctionnement du système antiaérien de la frégate.
Des erreurs de tir ont également touché des avions civils, comme le vol Siberia Airlines abattu par un missile S-200 ukrainien au-dessus de la mer Noire en 2001, le vol MH-17 abattu par les séparatistes pro-russes du Donbass, ou le vol Ukraine International abattu au départ de Téhéran. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, 16 avions civils ont été abattus par erreur. Il existe également de nombreux cas où une catastrophe a été évitée de justesse, bien que peu ou pas médiatisés. En 1999, lors de la guerre contre la Serbie, la France a failli perdre deux Mirage 2000 qui avaient été confondus avec des MIG-29 serbes. Les appareils ont été sauvés grâce à la vigilance des pilotes des F-16 qui ont préféré identifier visuellement les cibles avant de tirer, malgré l’autorisation du centre de commandement d’ouvrir le feu.
Les causes
Pourquoi de telles erreurs peuvent-elles encore se produire aujourd’hui, alors que nos moyens de détection et d’identification n’ont jamais été aussi sophistiqués ?
Certes, la présence d’IFF permet de faciliter considérablement la compréhension de la situation sur les unités présentes. Cependant, que ce soit pour des raisons techniques (dysfonctionnement, mauvaise copie des clés de chiffrement de l’IFF militaire), à cause d’erreurs humaines (mauvaise configuration, erreur de clé de chiffrement), ou encore en raison d’aléas de situation (interférences, problèmes de propagation du signal), il est assez fréquent que certaines unités navales ou aériennes ne parviennent pas à être identifiées au grâce à leur IFF. De manière empirique, sur la base de ma propre expérience, je dirais qu’entre 5 et 10% des unités d’une zone d’opération restent, pour diverses raisons, non reconnues automatiquement.
Cependant, le nombre d’unités présentes sur une même zone géographique peut également poser problème. Ainsi, en 1999, lors de la guerre contre la Serbie, l’OTAN avait déployé 1 200 aéronefs et une trentaine de navires et de sous-marins sur la zone. Bien sûr, toutes ces unités n’étaient pas présentes simultanément ; néanmoins plusieurs centaines d’aéronefs et plusieurs dizaines de navires opéraient au même moment. En plus des unités de l’OTAN, il y avait également des aéronefs civils traversant une partie de l’espace des opérations qui dépassait largement la zone de conflit, ainsi que des navires civils circulant au milieu des unités militaires.
Même si la grande majorité des unités est correctement identifiée électroniquement, les systèmes d’armes ne peuvent pas gérer plusieurs centaines de pistes suivies automatiquement. Sur l’ATL-2 sur lequel j’évoluais à l’époque, le système d’armes ne pouvait théoriquement suivre que 128 pistes, en pratique une centaine, les autres étant toujours réservées. Par conséquent, le suivi de la situation était très complexe et il y avait souvent des confusions de pistes, les unités civiles ou militaires pouvant être très proches les unes des autres. Heureusement, ces confusions n’avaient pas de conséquences graves car l’OTAN bénéficiait d’une écrasante supériorité militaire. Ainsi, la probabilité qu’une unité serbe parvienne à s’infiltrer était très faible, surtout pour un avion de patrouille maritime dont la fonction était simplement de surveiller les approches de la côte, opérant donc dans une zone relativement éloignée des opérations de combat.
Cas particulier de la guerre de haute intensité
Dans un contexte où le rapport de force est plus équilibré, les choses deviennent plus compliquées. En Ukraine aujourd’hui, les aéronefs ou les navires de surface ne peuvent pas utiliser leurs IFF ou transpondeurs au risque de signaler leur présence à l’ennemi, même si le signal est crypté. Ainsi, Ukrainiens et Russes doivent faire évoluer leurs appareils sans moyen d’identification, du moins lorsqu’ils s’approchent du front. Cela nécessite une excellente coordination entre les opérations aériennes et la défense antiaérienne pour que cette dernière soit informée de la présence des aéronefs alliés. Tout cela se déroule alors que l’espace aérien est encombré de drones, de missiles et de roquettes, saturant également la vision des opérateurs radar. Distinguer un avion ou un drone de son propre camp d’un avion ou d’un drone ennemi n’est pas évident, car tous apparaissent simplement comme des points sur un écran radar donc difficiles à identifier.
Outre ces difficultés, il y a également la pression du temps. Les réactions doivent être rapides car le danger est bien réel, ce qui ne facilite pas le travail des soldats qui doivent composer avec une situation tactique incomplète et une urgence permanente. Dans un tel contexte, il est facile de comprendre que les risques de tirs fratricides sont démultipliés. Même lorsqu’il y a un certain confort opérationnel, des tirs fratricides se produisent, mais dans un tel contexte, ils deviennent pratiquement inévitables sur la durée.
Par exemple, imaginons un chasseur devant effectuer une mission le long de la ligne de front. La mission est planifiée et organisée, les unités de défense sol/air sont informées du vol et de son créneau horaire, de la trajectoire prévue, des fréquences radio, etc. La mission se déroule, mais au cours de celle-ci, l’appareil est attaqué par la défense antiaérienne adverse, l’obligeant à prendre une trajectoire d’évitement qui le conduit en dehors de sa zone d’opération prévue. Il entre potentiellement dans une zone où les unités de défense antiaérienne n’ont pas été averties de sa présence et il peut être attaqué, surtout si l’espace aérien est déjà encombré. De plus, il peut y avoir des erreurs de communication avec les unités de défense antiaérienne, des erreurs humaines et des confusions de pistes. A cela s’ajoute le fait qu’une fois le missile tiré, il devient autonome ; les opérateurs ne maîtrisent pas la cible accrochée par son autodirecteur si plusieurs objets sont dans le même secteur. Ce sont autant de causes d’erreurs potentielles qui ont d’autant plus de chance de se produire que la situation est chargée et complexe.
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Dans un contexte de guerre, où la menace est constante et l’activité intense, la charge cognitive des soldats est très élevée, ce qui peut entraîner des erreurs occasionnelles. Les solutions techniques d’identification ne sont pas infaillibles et ne sont pas toujours disponibles. La technologie est utile mais elle ne résout pas tous les problèmes. La caractérisation et l’identification des détections radar restent des défis complexes, même aujourd’hui. Lors d’exercices où toutes les unités sont connues à l’avance et doivent être identifiées électroniquement, des confusions surviennent fréquemment, mais sans conséquences car il s’agit d’exercices. En situation opérationnelle réelle, où tous les vecteurs ne sont pas connus et se mêlent à nos propres unités, le tri des informations devient extrêmement complexe. Le rythme opérationnel ne laisse que peu de temps pour réagir. Les tirs fratricides sont malheureusement courants dans tous les conflits et deviennent même plus probables lorsque l’intensité du conflit est élevée et que le rapport de force est équilibré.
[1] https://man.fas.org/eprint/fratricide.pdf