Comment fonctionne le système antiaérien russe S-400 ?
Olivier DUJARDIN
Le système antiaérien longue portée S-400 est sans doute le système d’armes qui a fait couler le plus d’encre depuis son entrée en service en 2007. Il est vrai que, par les performances annoncées, il surclasse tous les systèmes concurrents. Il est aujourd’hui le symbole de la stratégie d’anti-accès/déni d’accès (A2/AD) et, même si certains tentent de relativiser sa dangerosité, il inquiète néanmoins les forces occidentales. Mais comment fonctionne ce système, qu’a-t-il de différent par rapport à ses concurrents, ses performances annoncées sont-elles crédibles ? Pour répondre à ces questions, il convient de bien comprendre l’architecture du système et ses différents fonctionnements. En effet, le S-400 – mais aussi avant lui, dans une moindre mesure, le S-300 ainsi que le futur S-500 – a la particularité, par rapport à ses concurrents, de fonctionner différemment selon la situation tactique et la nature des cibles à traiter (avion, missiles balistiques, missiles de croisière, hélicoptères etc.) [1].
Architecture générale
L’architecture d’un système S-400 comprend beaucoup d’éléments, davantage que la plupart de ses concurrents. En dehors des véhicules de lancement dotés des missiles (5P85TE2 ou 5P85SE2) et du poste de commandement (55K6E) que l’on retrouve dans toutes les architectures, la différence se situe ici au niveau des systèmes radar utilisés. Quand les autres systèmes utilisent un radar de poursuite/conduite de tir et parfois un radar de veille associé, une batterie de S-400 se compose d’au moins 3 systèmes radar différents :
- un radar 92N6 (« GRAVE STONE ») de conduite de tir,
- un radar 96L6 (« CHEESE BOARD ») de veille air 3D haute et basse altitude,
- un radar 91N6E (« BIG BIRD ») de veille air 3D longue portée.
A cette suite de radars peuvent être associés différents radars de veille air en bande basse et/ou optimisés pour la détection des cibles furtives. On peut ainsi retrouver les radars GAMMA-DE, PROTIVNIK-GE, NEBO-U, NEBO-SVU, NEBO-SV, KASTA-2E2 etc. Les radars plus anciens (P-18, P-14, P-35 etc.) peuvent aussi être connectés au système S-400 et participer à la détection. Tous ces radars peuvent envoyer directement au poste de commandement leurs détections qui sont traitées comme si elles venaient du système lui-même.
C’est la première particularité du système S-400 que d’intégrer des radars aux fonctions et aux gammes de fréquences très différentes lui permettant ainsi de disposer d’une capacité de détection optimisée face à tout type de cibles.
Les missiles
La deuxième particularité du système S-400 est de pouvoir utiliser des modèles de missiles variés qui ont eux-mêmes des modes de guidages différents. Ainsi cinq modèles de missiles peuvent être mis en oeuvre, chacun étant optimisé pour une situation tactique ou un type de cible en particulier :
- le 40N6E est un missile hypersonique de très longue portée (380 km) avec un autodirecteur radar actif en mesure d’engager des cibles lointaines mais également, sous conditions, des cibles volant en dessous de l’horizon radar ;
- le 48N6DM/48N6E3 est le missile longue portée de base du système S-400. Il a été conçu afin de pouvoir traiter tous les types de cibles (missiles balistiques de portée intermédiaire, avions, missiles de croisière, drones etc.). Son autodirecteur semi-actif le destine plus particulièrement aux cibles évoluant à haute altitude ;
- le 48N6E2 est la version antérieure du 48N6E3, d’une portée un peu moins importante ; lui aussi utilise un autodirecteur semi-actif et il est en mesure de traiter les mêmes cibles, mis à part les missiles balistiques ;
- le 9M96/9M96E2 est un missile partagé avec le système sol/air de moyenne portée S-350. Il dispose d’un autodirecteur actif et est optimisé pour l’interception des cibles manœuvrantes ainsi que des missiles balistiques à courte ou moyenne portée ;
- le 9M96E est également un missile partagé avec le système S-350. Disposant d’un autodirecteur radar actif ou Infrarouge, il est destiné à la destruction des cibles évoluant à basse altitude.
L’utilisation d’une gamme de missiles variée permet au système S-400 d’être capable d’engager des cibles très différentes dans des conditions optimales, mais au prix d’une logistique et de choix dans le panachage des missiles, plus difficiles à gérer. Les choix des missiles seront le résultat d’une situation tactique et stratégique particulière et il est probable que chaque batterie de S-400 ait une dotation en missiles adaptée à sa situation locale. Selon les configurations choisies, une batterie S-400 peut alors avoir des caractéristiques assez variables, ce qui complique le travail de renseignement car les tactiques à mettre en œuvre pour l’assaillant devront, elles aussi, être différentes ainsi que les contre-mesures à appliquer.
Les modes de fonctionnement
Les différentes configurations possibles du S-400 permises par les différents systèmes radars et missiles autorisent trois modes de fonctionnement principaux :
– Le mode le plus simple peut être considéré comme le mode de fonctionnement dégradé du système. Cette configuration voit la conduite de tir 92N6 assurer la détection, la poursuite de la cible, ainsi que le guidage des missiles. Tous les missiles du S-400 peuvent être mis en œuvre de cette façon. Toutefois ce mode implique des limitations. Ainsi le système ne pourra pas traiter les cibles « furtives », ou alors à courte distance, étant donné que la gamme de fréquences (gamme des 9 à 11 GHz) de la conduite de tir correspond à celle pour laquelle les dispositifs de furtivité passive sont optimisés. Ce mode n’est pas non plus optimisé pour traiter les cibles évoluant à basse altitude. Cela reste possible à très courte portée, mais dans ce cas, cette tâche sera surtout dévolue aux systèmes PANTSIR dont c’est la mission principale. Enfin, le radar devant tout faire à la fois, il aura la plus grande difficulté à assurer la détection et le guidage des missiles vers des cibles de nature différente (cibles volant à basse altitude et missiles balistiques par exemple).
– Le mode de fonctionnement autonome du S-400 voit l’utilisation des trois systèmes radars associés, à savoir le 92N6 de conduite de tir, le 96L6 dédié aux détections très haute ou très basse altitude selon le mode de fonctionnement du radar sélectionné, et enfin le 91N6E pour la détection aérienne longue portée. Cette configuration permet une veille sans faire fonctionner la conduite de tir, donc sans dévoiler la position de la batterie, sachant que le radar de veille aérienne 91N6E est rarement positionné au même endroit que le reste du système. Le radar 91N6E permet aussi une meilleure détection des cibles « furtives » et offre donc la possibilité de transmettre leurs positions à la conduite de tir, car même si celle-ci ne les détecte pas, elle pourra guider le missile vers la cible afin de s’en approcher suffisamment pour que l’autodirecteur du missile puisse la traiter lui-même (une grande précision du radar de veille n’est alors pas nécessaire tant que celui-ci donne un volume indicatif pour que l’autodirecteur trouve lui-même la cible). La conduite de tir a pour principale fonction la poursuite et le guidage des missiles intercepteurs mais pas nécessairement de la cible. Dans certains cas, il se peut qu’une cible engagée par un S-400 ne perçoive pas, sur son détecteur d’alerte, le signal de la conduite de tir qui est dirigée vers le missile et non vers la cible. Ainsi privée de préavis, la cible ne détectera la menace qu’au dernier moment, quand le missile sera assez proche ; elle aura donc très peu de temps pour réagir. La présence du radar 96L6 permet, quant à lui, une meilleure détection des cibles volant à basse altitude et des cibles balistiques. Les limites de cette configuration sont une incapacité, pour le S-400, à traiter les cibles lointaines volant sous l’horizon radar ainsi que, probablement, une impossibilité d’assurer à la fois la veille haute altitude (menace balistique) et basse altitude : en effet, c’est le même radar qui doit assurer ces fonctions et il ne peut pas, à priori, faire les deux en même temps (vitesse de rotation et formes d’ondes utilisées différentes).
– Le mode de fonctionnement intégré du S-400 voit l’interconnexion d’une suite de radars de veille au système. C’est la configuration la plus utilisée en Russie et celle qui offre les capacités les plus étendues. Les radars ainsi intégrés sont répartis sur l’ensemble du territoire sous la responsabilité de la batterie S-400, ce qui ne permet, ni de déterminer la présence d’un système S-400, et encore moins de le localiser. Les différents radars connectés peuvent être de générations et de fonctions différentes. Bien sûr, cette configuration n’est possible que sur un territoire contrôlé et s’applique mal aux frontières ou près des côtes, étant entendu qu’il est rarement possible d’installer des radars dans un pays tiers ou en pleine mer.
Ce mode permet ainsi la détection des cibles « furtives » même à grande distance grâce à l’emploi de radars optimisés pour cette fonction. Ces radars émettent souvent en bande basse et, contrairement à certaines croyances, les informations données par ces radars sont suffisamment précises pour permettre le guidage du missile assez près de sa cible, de façon que son autodirecteur affine lui-même le guidage. Le radar de conduite de tir a pour unique fonction dans ce cas de télécommander les missiles au plus proche de la zone donnée par le radar de veille qui détecte la cible. Le radar de conduite de tir n’a pas besoin de détecter lui-même la cible, sa fonction est de suivre ses missiles pour qu’il puisse les guider vers leurs cibles. Par contre, la résolution des radars en bande basse n’est en général pas très bonne, ce qui fait que des avions volant en formation rapprochée peuvent être vus comme un seul objet. Toutefois les Russes ont, semble-t-il, conscience de cette limite et c’est sans doute la raison pour laquelle leurs missiles de longue portée ont une charge militaire importante, détonnant non pas au contact mais à proximité du ou des cibles et projetant un nuage de shrapnels. De cette manière, ils ne peuvent peut-être pas détruire tous les avions en formation serrée mais ils peuvent au moins les endommager suffisamment pour qu’ils renoncent à leur mission. Ceci explique la taille relativement importante de leurs missiles longue portée, comparée à celle des missiles occidentaux, dans la mesure où les Russes ne recherchent pas le « Hit to Kill » et doivent donc conserver une charge militaire importante.
De la même manière, les cibles volant à basse altitude peuvent être engagées à grande distance à la double condition qu’elles soient détectées par un radar en intervisibilité des cibles relié au système S-400 et que l’autodirecteur du missile puisse accrocher sa cible de façon autonome avant de passer sous l’horizon radar de la conduite de tir qui assure la télécommande missile. Cela implique que le missile utilisé ait un autodirecteur actif radar ou infrarouge.
Résumé des capacités
Les différentes configurations d’utilisation du système S-400 lui confèrent des caractéristiques assez différentes. On peut toutefois résumer ses possibilités en répondant à six questions :
Le S-400 peut-il traiter des aéronefs furtifs ?
Oui et même à grande distance à condition de fonctionner en association avec des radars en mesure de détecter ce type de cibles et même si la conduite de tir elle-même ne les détecte pas.
Le S-400 peut-il traiter des cibles volant à basse altitude ?
Oui même si elles sont en dehors de l’intervisibilité radar de la conduite de tir, à la double condition que ces cibles soient détectées par un autre radar et que l’autodirecteur du missile (autodirecteur radar actif ou autodirecteur infrarouge) soit en mesure d’acquérir la cible avant qu’il ne perde la télécommande du radar de conduite de tir. Le système pourrait également être en mesure de toucher des cibles terrestres. Cette dernière capacité demande à être confirmée mais serait théoriquement possible, à la condition que la cible soit en intervisibilité du radar de tir de façon à ce que celui-ci puisse guider le missile jusqu’au bout. Il est en effet peu probable que les autodirecteurs soient en mesure de traiter des cibles terrestres. Cette contrainte limite la portée effective de cette capacité secondaire.
Le S-400 peut-il faire face à des attaques saturantes ?
Non, chaque radar de conduite de tir ne peut guider que 12 missiles contre 6 cibles en même temps et à la condition qu’elles viennent toutes d’un même secteur de 100 à 120°. Cette limitation est due à la capacité de dépointage du faisceau du radar lui-même. Une autre particularité du S-400 est que les télécommandes missiles sont insérées dans les trames radar, ce qui fait que le radar doit pointer son faisceau vers les missiles pour être en mesure de les guider. Les attaques saturantes ne peuvent être traitées qu’en configuration maximum, c’est-à-dire, pour un seul poste de commandement, 8 groupes de lancement incluant les radars 92N6 et 96L6 ainsi que les véhicules lanceurs. Dans cette configuration le système sera en mesure de traiter 80 cibles simultanément et de guider 160 missiles sur 360°. Il ne faut toutefois pas négliger le fait que les batteries de S-400 ne sont jamais déployées seules et qu’elles sont appuyées par des systèmes courte portée leur apportant un complément de protection.
Le S-400 peut-il traiter les missiles balistiques ?
Oui, c’est même une de ses fonctions principales. Il peut traiter des missiles balistiques dont la portée maximale est inférieure à 5 500 km et dont la vitesse est au maximum de 4 800 m/s (mach 14). Compte tenu des radars utilisés pour une telle interception (92N6 et 96L6), il est probable que le système ait beaucoup de difficultés à intercepter des ogives aux formes furtives. Il est aussi peu probable que le système soit en mesure de traiter des ogives manœuvrantes arrivant à vitesse hypersonique.
Le S-400 peut-il traiter les missiles de croisière ?
Oui, quel que soit leur profil de vol, à condition qu’ils ne soient pas de forme furtive (ou alors à courte distance). En effet, les radars « anti-furtivité » travaillant en bande basse auront le plus grand mal à détecter des cibles de taille réduite[2].
Le S-400 est-il vulnérable au brouillage ?
Oui, tout système utilisant les ondes électromagnétiques est vulnérable au brouillage. Le cas du S-400 est, de ce point de vue, difficile à traiter car sa vulnérabilité au brouillage dépendra de sa configuration de fonctionnement et des missiles utilisés.
Le mode de fonctionnement en « dégradé » n’utilisant que le radar de conduite de tir pour la détection, la poursuite et l’interception, est sans doute celui présentant la plus grande vulnérabilité au brouillage. La vulnérabilité réelle au brouillage devrait être évaluée en tenant compte des capacités de contre contre-mesures du radar qui sont aujourd’hui largement inconnues. Le radar devant à la fois pointer la cible et le missile, le brouillage du signal radar entraînera une importante perturbation sauf si le système utilise à ce moment un radar à autodirecteur semi-actif, qui dans ce cas, se guidera sur l’émission du brouilleur. Seule l’utilisation d’un brouilleur remorqué peut permettre d’éviter cette situation.
Dans les autres modes de fonctionnement, la vulnérabilité au brouillage est moins importante. En effet, seuls les radars 92N6 et 96L6 se trouvent potentiellement dans les gammes de fréquences des brouilleurs d’autoprotection aéroportés, ce qui « immunise » donc les autres radars associés au système (toutefois le brouillage de ces radars reste possible par d’autres moyens). Or, la fonction principale du radar de conduite de tir étant la poursuite et le guidage des missiles, il est tout à fait possible que le faisceau du signal soit dirigé vers une autre direction que la cible en elle-même (le système calcule la position future de la cible de façon à optimiser la trajectoire du missile). La cible n’étant alors pas illuminée par la conduite de tir, elle n’aura donc pas forcément conscience qu’elle est engagée. Même si elle détecte la conduite de tir, le brouillage étant décalé de l’axe de pointage du radar, cela risque d’avoir peu d’effet. Et lorsque le missile sera proche de sa cible, le brouillage de la conduite de tir risque aussi d’être sans effet car il y a de fortes chances que l’autodirecteur du missile ait, à ce moment-là, déjà accroché la cible. Il faudra alors se concentrer sur le brouillage/leurrage de l’autodirecteur si celui-ci est actif ou infrarouge. Le brouillage de la télécommande missile ne sera pas plus efficace étant donné qu’elle est insérée dans la forme d’onde du radar et est donc très directive. Le brouillage a, en revanche, plus de chance d’être efficace en cas d’approche radiale de façon à obtenir un alignement cible, missile et conduite de tir.
Le brouillage le plus efficace pour contrer le S-400 serait de s’attaquer aux radars de veille dont la détection sert à guider les missiles. Seulement, les équipements d’autoprotection ne couvrent pas leurs gammes de fréquences et sont donc incapables de les détecter. Toutefois, la rénovation du système d’autoprotection SPECTRA prévue sur le RAFALE F4, avec son extension de gammes de fréquences (prévue de commencer à 2 GHz), permettra de détecter en plus le 91N6E mais pas les autres radars de veille. Les Russes exploitent ici une faille que les Occidentaux ont eux-mêmes créée en négligeant la détection et l’étude des radars en bande basse. Il faut toutefois noter que, dans le cadre de la modernisation des capacités de brouillage des F-18 GROWLER l’US Navy, la nouvelle famille de pods brouilleur AN/ALQ-249 en cours de développement devrait être en mesure de brouiller les radars en bande basse.
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Le système S-400 dispose de capacités réellement étendues, sans être non plus invulnérable, mais cela se traduit par une empreinte logistique très lourde (5 types de missiles, plusieurs catégories de radars), un volume en personnel important avec un haut degré d’entraînement. C’est le prix à payer pour un système aux capacités aussi larges. On peut toutefois constater que l’approche des Russes est assez pragmatique : ils ne cherchent pas le missile ou le radar qui fait tout mais associent des éléments couvrant chacun un domaine particulier et compensant les faiblesses de chacun. On constate que leur approche rend le système difficile à contrer car la réponse à apporter sera différente selon la configuration d’engagement ; et cette information sera très difficile à obtenir, ou alors elle risque d’arriver bien trop tard, quand le missile est déjà tout proche. C’est sans doute la plus grande force de ce système : maintenir une forme de discrétion en utilisant une couverture radar multiple, à des fréquences pas toujours couvertes par les détecteurs de guerre électronique et entretenir un doute quant au mode de fonctionnement retenu.
Au regard des caractéristiques du système, pour le contrer il faudrait le saturer sur plusieurs axes avec des munitions furtives et de petite taille (missiles, drones), ce qui serait le pire cas de figure à traiter pour lui[3]. Cette vulnérabilité est toutefois déjà prise en compte et c’est la raison pour laquelle ces systèmes ne sont jamais seuls et toujours couverts par des systèmes à courte portée tels les PANTSIR et TOR.
(Pour plus d’informations, télécharger les fiches techniques des missiles et radars du système S 400)
[1] La version originale de cet article a été publiée dans la revue Défense et sécurité internationale (DSI), Hors Série n°71, avril-mai 2020.
[2] https://www.cf2r.org/rta/quel-avenir-pour-la-furtivite/
[3] https://www.cf2r.org/rta/comment-contrer-une-bulle-a2-ad/